Après Federico Rossin, programmateur indépendant rencontré à Rennes fin septembre, l’ouverture de la 15e édition du Mois du Doc nous a donné envie de nous rapprocher d’un autre programmateur, breton celui-là, et qui fait bouger les lignes du documentaire au cœur du Morbihan : Jean-Baptiste Cautain.
Jean-Baptiste Cautain est programmateur aux Artisans Filmeurs Associés, association créée en 2002 qui œuvre pour la diffusion du cinéma documentaire dans le Pays de Vannes et engage actions culturelles et d’éducation à l’image sur le territoire. Pourtant, rien ne le prédestinait à travailler dans le cinéma. Rien, autrement dit, le hasard.
« Mon parcours en lien avec le cinéma est certainement moins romantique que ce qu’on pourrait imaginer. Je dirais même que je n’ai jamais eu le désir de travailler dans le cinéma et que cela tient du hasard. En gros, ça s’est fait au bistrot. »
Notre homme est curieux, et il n’a jamais cessé d’étudier, d’expérimenter et de croiser les disciplines.
Dans les études d’abord. Après une licence en administration culturelle à Angers et un master en documentation et sciences cognitives à Lorient, il travaille dans un centre d’art contemporain, puis à la Biennale, à Rennes. Il croise entretemps Yves Crosnier dans un café où il est en train d’installer son matériel de projection : « Par un hasard qui tient à ma fréquentation des débits de boisson, j’ai discuté avec Yves qui organisait des projections de films documentaires dans le cadre du Mois du Doc. Je lui ai proposé de travailler en tant que bénévole, de me charger de la gestion administrative. Du temps, je n’avais que ça, j’étais étudiant ! J’avais déjà dans l’idée que les projections documentaires pourraient très bien fonctionner toute l’année, ce qui n’était pas le cas à l’époque. La semaine suivante, j’avais le double des clés. C’était en 2008. C’est alors que j’ai pu penser le projet tel qu’on l’applique aujourd’hui. En 2010, on a eu l’opportunité de créer un emploi à temps partiel, et c’est en 2011 que j’ai vraiment commencé à programmer de façon autonome. »
Dans la vie aussi, il cultive un goût pour l’éclectisme et pratique aussi bien le football gaélique que la gravure sur bois, joue de la mandoline dans un groupe de chants de marins et continue de nourrir sa préférence pour l’image fixe et les arts visuels en plus d’enrichir ses connaissances en matière de cinéma documentaire.
C’est beaucoup, mais ça ne saurait être trop, car chacun de ces domaines bénéficie de la contiguïté des autres. Cette transversalité se traduit dans les programmations qu’il crée chaque année, en lien avec des structures partenaires aussi différentes que les centres culturels, les maisons de quartier et les médiathèques, la Maison de l’Architecture de Bretagne, la Maison d’arrêt de Vannes, une salle de ventes aux enchères, le festival Cinéma du Réel à Paris (avec une programmation de films Hors les Murs)… et bien sûr, quelques bistrots !
« Les gravures de Hopper ? Ah, c’est du cinéma ! »
« Nous travaillons essentiellement avec les communes du Pays de Vannes, de préférence en lien avec des relais qui connaissent bien leur public. C’est plus facile ainsi de proposer des films et d’amener le spectateur à s’emparer d’une programmation, d’un désir », précise Jean-Baptiste Cautain. Il poursuit : « Si l’on est toujours dans le cadre de l’action culturelle, nos interventions dans les prisons s’apparentent plus à un travail d’éducation à l’image. J’ai mis en place un atelier de programmation l’an dernier : à l’issue d’un processus éducatif autour de l’image, qui a conduit les détenus à s’interroger sur leurs préférences, ils ont pu défendre une programmation qui a été projetée à l’extérieur de la maison d’arrêt. »
Jean-Baptiste Cautain cherche aussi à renouveler ses propositions documentaires. Un volet de sa programmation qu’il a intitulé « L’image acoustique » met en avant une forme déroutante parce qu’encore peu diffusée du documentaire : le documentaire sonore ou l’art de créer des images à partir du seul son.
À chaque public, pour chaque cadre d’intervention, une approche et des propositions différentes. L’association se fait connaître et se développe, progresse sans jamais oublier les bases sur lesquelles elle a été fondée : « Dès sa création et le choix d’inscrire la notion d’artisanat dans son nom, l’association a jeté des bases qui me plaisent et que je m’efforce de suivre sans dévier : le souci du travail bien fait, prendre son temps pour faire les choses. Le cinéma en lui-même contient la nécessité d’un temps lent. Ce que je fais principalement, c’est un travail de terrain qui doit répondre à une exigence de qualité et de fond. C’est en tout cas ce que j’essaie de défendre. »
À chaque programmateur, sa conception de la programmation
Pour ce qui est de son office au quotidien, Jean-Baptiste bat une nouvelle fois en brèche le romantisme supposément associé aux métiers du cinéma : « Ce que je fais est très technique : l’association doit exister dans la durée, il faut donc essentiellement la structurer administrativement, et la faire connaître. C’est avant tout de la stratégie de développement. Bien sûr, cela doit répondre à un contenu culturel, c’est l’essence de ma mission. Mais disons que ce qui sous-tend tout l’aspect artistique de mon travail est très loin d’être cinématographique. »
Il lui faut trouver matière à partager – dans les festivals et partout où les rencontres et sa curiosité le mènent – avant d’en faire une forme qu’on appelle programmation : « La plupart du temps, ce sont des espèces de digressions mentales qui me conduisent à faire une programmation. J’écoute beaucoup la radio, des tas d’émissions, des réflexions qui me portent loin dans l’imaginaire, et j’essaie de trouver une façon de traduire cet intérêt-là. Je vais aussi glaner des films différents, je vais de bonnes surprises en insatisfactions. En fait, entre le moment où j’ai une idée et le moment où l’idée va se concrétiser, il peut se passer plusieurs mois. Si l’on regarde la programmation de cette année, on va très loin dans l’humain et son rapport à sa profondeur, à ses racines, avant de renaître l’année prochaine. Je pense toujours une programmation sur une saison complète : tout doit s’articuler et suivre une progression. Si j’ai de l’empathie pour lui – j’accompagne toujours les films –, je suis aussi là pour bousculer le spectateur et le faire douter. Je ne suis pas là pour le rassurer dans ce qu’il a l’habitude de voir. Je ne veux pas sous-estimer la capacité des spectateurs et je ne veux pas surestimer les ambitions des programmateurs. Mais il faut aussi du relief à une programmation, des moments de pause, d’apaisement ; on ne peut pas continuer incessamment d’aller dans un sens. »
Des programmations qui, avec tout ce recul et ces précautions, tiennent tout de même à qui il est : « Je dirais que ce qui me qualifie le mieux en tant que spectateur, c’est une sensibilité. Je ressens les films plus que je ne les comprends, et mes programmations sont le fruit de cette sensibilité. C’est un peu difficile à exprimer, mais il m’arrive de faire des choix sans savoir pourquoi. C’est plus tard, quand le spectateur s’approprie ce qu’il voit, que je me rends compte du bien-fondé de ce dont j’avais eu l’intuition. En revanche, je me défie des coups de cœur, même s’il m’arrive d’en avoir et de les partager : je suis quelqu’un qui travaille avec beaucoup de réflexion et de profondeur sur la durée, un cheminement tout à fait étranger au coup de cœur qui viendrait électriser tout ça, et sans doute pas dans le bon sens. »
« Métamorphoses du paysage : j’ai tellement aimé ce film. Rohmer voit en la banlieue une rêverie. Sa forme est à l’opposé de ce que l’on voit aujourd’hui : le commentaire est un poème ; il vient souligner la beauté de l’image. »
Le fait qu’il ne soit pas un cinéphile de la première heure, Jean-Baptiste en tire avantage : « Je suis le premier des spectateurs et c’est ça qui me rapproche du public. Disons que j’ai une certaine naïveté dans mon rapport au cinéma, une naïveté du regard que j’assume pleinement et que je souligne lors des débats. Je n’avance pas beaucoup plus vite que les spectateurs, je risque donc moins de les perdre. Cela ne m’empêche pas d’avoir une exigence de qualité, une cohérence dans le programme, tout en cherchant à partager ce que j’estime être le meilleur. Je pense par ailleurs qu’aller vers le documentaire répond à une succession de hasards dont je suis le premier témoin. On se rend compte que les spectateurs se laissent porter par quelque chose qui les dépasse un peu. Et je suis partisan de se laisser dépasser par les choses. »
Rencontres et partages
Au cœur de ces projets, ce qui émerge avant tout c’est la notion de partage et la volonté de provoquer la rencontre. C’est pour cela que Jean-Baptiste tient absolument à animer les séances en présence, le plus souvent, du réalisateur : « Je ne suis spécialiste en rien, je ne peux donc pas parler de tout. C’est pour cela que la présence du réalisateur est pour moi décisive. Je peux même déprogrammer un film s’il n’est pas là. Je me place en contrepoint du public : lui pose des questions sur le sujet, moi sur le film. Quant à la rencontre, elle a besoin de temps pour avoir lieu, c’est la raison pour laquelle les films programmés sont le plus souvent des 52’. Le documentaire crée un formidable espace de parole et de débat. »
On l’aura compris, Jean-Baptiste Cautain n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers. Des idées pour l’avenir, il en a : apparier photographie documentaire et documentaire sonore ; développer un festival du « film en cours » ; créer du lien social en collectant et montant des films Super 8 de famille dans le quartier de Kercado à Vannes, etc.
Il ne nous aura pas ouvert tous ses tiroirs et c’est tant mieux, car il faut pouvoir le suivre avec la vigilance qui sied à l’attente et ménager l’effet du hasard, et des coïncidences.
« C’est un type que j’ai croisé par hasard à un concert qui me l’a sorti de sa valise. Il rentrait du Québec. Je lui parle de Michel Brault ; il me parle de Claude Jutra. »
https://www.youtube.com/watch?v=icaUX_9Z788Rouli-Roulant, de Claude Jutra, 1966
Gaell B. Lerays
Photographie de Une © Emma Burr
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