Federico Rossin, un programmateur hors format


Federico Rossin était l’invité de Hors-Format, manifestation rennaise organisée par Comptoir du Doc. Dans le cadre d’un atelier et d’une carte blanche associée, ce programmateur hors pair a offert au public d’entrer à sa suite dans une autre dimension, celle du cinéma expérimental. Portrait d’un ciné-fils qui croit en la puissance infinie du cinéma.

Emmanuelle Lacosse, chargée de la programmation de Hors-Format, l’annonçait en guise de présentation : l’invitation de Federico Rossin, cette année, ne doit rien au hasard. Chaque année, l’événement s’enrichit d’un film qu’il a programmé aux Etats généraux du documentaire à Lussas où il officie, entre autres prestigieux festivals internationaux, depuis sept ans. Retour d’ascenseur dont aura largement profité le public présent à un atelier qui faisait la part belle à l’image – avec pas moins de 8 films projetés dans leur intégralité –, une tentative singulière d’histoire du cinéma expérimental, que prolongeaient un programme inédit intitulé « Dérive dans l’espace » et une rencontre fermant le cercle de la transmission par un échange autour des films de cette édition.

Petite biographie et hors piste

Ceux qui ont eu la chance de le voir et de l’écouter n’en douteront pas : Federico Rossin est italien, qui s’exprime dans un français virevoltant au rythme de ses mains. Son père, architecte-designer, l’emmène avec lui au cinéma voir des films qui ne sont pas destinés à l’enfant qu’il est et qui s’endort immanquablement le temps de la séance. L’inconscient œuvre en sourdine sans doute, tandis que les films vus très régulièrement à la maison forment l’appétit et le goût du cinéphile et du chercheur qu’il deviendra. Après des études de littérature, d’histoire de l’art et de philosophie, il laisse en plan le carcan universitaire pour chercher ailleurs le lieu de son épanouissement.

« Je ne voulais surtout pas devenir un spécialiste, n’avoir plus qu’un objet de recherche et de désir. J’ai toujours aimé butiner. »

Dans une banlieue de Milan, Federico crée une sorte de ciné-club et s’essaie à la programmation. Trois ans d’ouverture et de liberté durant lesquelles il partage pour la première fois sa vidéothèque intime. À Trieste ensuite, en 2007, il crée un festival avec deux amis : Nodo Doc Fest, une semaine de programmations rétrospectives, contemporaines et monographiques.

« C’était une utopie, une histoire d’amitié et de désir partagé. Tout le monde contribuait à sa manière à ce que le projet existe. Nous avons connu un certain succès sur deux ou trois éditions, c’était vraiment magnifique ! Mais nous perdions de l’argent et les autorités ne nous aimaient pas beaucoup… »

La fin d’une utopie n’est pas la fin de l’utopie. Federico est d’un naturel confiant et son enthousiasme ne vacille pas, qu’il s’agisse de projets personnels ou d’autres qui le regardent d’un peu plus loin : un séminaire à la ferme en Italie monté par deux amis devenus cultivateurs et issus du monde du cinéma ; la poursuite de Doc’s Kingdom, séminaire international autour du film documentaire initié en l’an 2000 et déplacé du Portugal aux Azores en 2013, faute de subventions et grâce à la force d’un collectif déterminé à poursuivre une aventure intellectuelle et humaine à la réussite de laquelle Federico a contribué.

« Rien n’est impossible, tout dépend des énergies qui sont mises en jeu et de ce que l’on veut. Doc’s Kingdom a manqué de disparaître, on a cherché une solution, trouvé ce nouveau lieu au milieu de l’Atlantique où cent personnes sont venues des quatre coins du monde pour assister à la dernière édition : c’était extraordinaire. J’aime ce genre de choses. D’ailleurs, Hors-Format comme les Rencontres documentaires de Mellionnec me rappellent tout ça, des gens qui s’engagent, décident de partager, font de l’artisanat avec sérieux et humilité. Ça me touche beaucoup. »

By Night With Torch and Spear (1942) de Joseph Cornell et Piramidas de Ivan Ladislav Galeta (1972-1984) : deux photogrammes extraits du programme de trois films : « Dérive dans l’espace » . Le titre de cette dernière édition étant « Retour vers le futur », Federico Rossin a dit avoir pris la commande « au pied de la lettre ». Ainsi, ni vous ni nous ne sommes sujets à une hallucination : ces photogrammes sont publiés dans le bon sens, celui d’un renversement des perspectives, d’un jeu avec le point de vue, l’espace et le temps que chacun des trois courts-métrages déploie séparément et ensemble.

Préférence documentaire et variations expérimentales

Lassé par les films de fiction qui répondent souvent aux mêmes schémas narratifs, y compris quand ils cherchent à bousculer cette narration, fatigué de la critique de cinéma et de la littérature dite savante qui « cherchent à tirer des leçons d’histoire et à mettre en lumière les invariants », Federico Rossin se détourne de ces pratiques pour butiner en territoire documentaire et devenir le passeur de cet « autre cinéma », alors qu’en Italie, les salles lui sont obstinément fermées. Pour ce qui est de la critique, c’est une autre forme de révolution…

« J’étais critique, j’écrivais, et j’en ai eu assez. Je voulais être historien à ma façon, en continuant à penser et à écrire, mais différemment. J’ai décidé de croiser deux routes et d’écrire des essais avec les films des autres. C’est ainsi que je vois la programmation : chaque parcours, chaque séance sont calibrés pour être un parcours de découverte d’univers entrecroisés et que je fais dialoguer. Au Cinéma du Réel par exemple, ce que je cherche à construire, c’est une cosmologie de planètes mises en orbite en un certain nombre de séances. C’est un peu ce que nous imaginions déjà à Trieste, le projet un peu fou de faire dialoguer tous les films de la programmation jusqu’à dessiner une forme, jusqu’à révéler à un spectateur idéal – celui qui aurait tout vu du premier au dernier film – le motif dans le tapis.[1] »

 [1] Titre d’une nouvelle d’Henry James

Avec en mémoire une vingtaine de milliers de films en veille que l’intuition saura convoquer en leur temps, Federico Rossin compose donc des programmations libres, exclusives et inspirées, constituées de ces planètes associées pour créer un rythme, des résonances, une intensité. Chaque programme doit devenir une expérience unique pour le spectateur, auquel le créateur ne cesse de penser. Un travail de construction/anticipation qu’il rapproche volontiers de la disposition d’esprit qu’il faut au joueur d’échecs, et qui l’oblige : car toutes ses programmations partent et parlent de lui.

« Il ne faut pas tricher avec ça, c’est très important. J’utilise d’ailleurs le mot essai à dessein, en référence aux Essais de Montaigne. L’essai répond à une éthique qui réclame que chaque programmation me ressemble, et surtout qu’elle m’engage. Je travaille énormément en ayant toujours soin de ne pas faire les choses que pour moi, pour mon plaisir.»

« J’ai découvert le cinéma expérimental en voyant un film de Stan Brakhage, il y a une dizaine d’années. C’est un cinéma que je définirais à la fois comme un terrain d’expérimentation formelle extraordinaire, et comme une expérience incomparable du sensible, dont l’objet serait de penser et de voir le monde autrement, selon une infinité de possibles. Le cinéma expérimental touche au corps, c’est chaque fois une expérience intense, inédite et renouvelée du réel, une expérience portée par des images, des sons qui entrent en résonance avec le vécu sensoriel et l’état psychique du spectateur, le révélateur d’un état inconscient de l’être. L’écran devient poreux et pour peu que l’on soit disponible, généreux, on est littéralement envahi. C’est une expérience du vide et du trop plein que j’aime énormément. »

Suspensions

Après un premier séminaire sur la programmation à Mellionnec en juin dernier, puis son intervention à Rennes, Federico Rossin envisage différemment la formation. Ce fils d’enseignants y reconnaît sa filiation et pourrait vouloir poursuivre l’expérience de mêler la programmation à la parole dans le cadre d’ateliers ou de séminaires. Il aimerait aussi enseigner à d’autres l’art de la programmation, celui du choix et de la composition, alors que l’on se contente le plus souvent de proposer les films que l’on souhaite accompagner.

« J’ai un rêve de programmation, une programmation assez radicale à laquelle je pense depuis longtemps, une programmation sur le langage. J’en ai une autre en suspens, autour de la confession… »

Gaell B. Lerays

Photo de Une issue de Castro Street de Bruce Baille (1966)