Faut-il lire les textes des autres ? L’a-t-on fait ? Qui l’a fait ?
Faut-il parler de soi, soi, soi, transformer ces « journaux du confinement » en auto-fellations éhontées (hommes, femmes aussi), persuadés d’être les centres du monde, le temps d’une fin du monde ?
« Penser l’avenir ». Intéressant de se demander ce que ça veut dire. Je n’en ai pas la moindre idée.
Ne faudrait-il pas, déjà, penser le présent ?
Quel est le présent ? Quel est notre rapport à l’autre, à la création, au risque, à la vie, au rêve ?
On entend parler d’un « monde », demain, qui ne serait plus le même.
Vraiment ?
Qu’est-ce qui intéresse le monde, en soi ?
Soi.
Confort, redite, pépère.
Oui, une crise est l’occasion de tout refaire, de tout repenser. Mais qui le veut vraiment ? Qui veut quoi ?
On entend ses voisins, pendant cette période, faire des barbecues. Rigoler en écoutant de la musique. Parler fort, s’occuper du jardin. Il y a, dans la rue, un gars qui vient faire du violon tous les soirs, une fille au violon aussi qui lui répond à la fenêtre, les gens qui sortent pour les regarder.
C’est joli, on se croirait dans un Lelouch.
Où seront ces gens, une fois que le Tout-Puissant aura décidé qu’il faut renflouer les sacs sans fond, une fois que le déconfinement aura lieu ?
Probablement chez eux, tranquille. Ou au boulot.
« Ah oui, c’était sympa, ce moment, ces violons dans la rue. Mais là j’ai plus le temps. »
C’est cette cassure qu’il faut pourtant privilégier. C’est dans le chaos qu’il se passe des choses. Enfin.
Mais qui veut le chaos ?
On entend, ci et là, ces mots : « Oh, j’ai hâte d’y retourner, j’en peux plus. »
« Y », c’est le boulot.
Hâte de retrouver sa place dans la grande roue.
Pensez-vous, en ce moment, on est livrés à nous-mêmes, livrés aux possibilités, livrés à la liberté !
Qui la veut, cette liberté ? Au-delà de ce virus abominable, qui veut cette liberté ?
Ça n’est pas « vivement qu’ils trouvent un vaccin », pour éviter la mort, pour vivre. C’est « vivement que j’y retourne ».
Comme avant, tout pareil.
Ah, enfin ! Retour. Ça fait du bien. C’était chiant : on avait du temps pour soi. On n’était pas obligé de perdre 80% de sa vie à la gagner. C’était l’enfer !
« Penser l’avenir ».
Le cinéma, c’est rigolo. Tout le monde parle. Il y a des mots partout, tout le temps. Le cinéma c’est avant tout l’image, pourtant tout commence avec des dossiers, des rendez-vous, et 36 versions d’un scénario.
Des mots, des pages, du blabla sans fin.
Comme si on demandait à un musicien de faire une peinture d’abord, pour expliquer le morceau qu’il va composer.
On parle, dans les couloirs du cinéma. On parle tout le temps. On se gargarise de mots. On ne dit pas, on remplit.
Et puis des formules, des phrases taillées pour des prospectus politiques.
« Révéler Rennes ». « Agir ensemble ». « Penser l’avenir ».
Dans Libé cette semaine, on pouvait lire le responsable d’un festival dire « Avec plaisir pour tout réinventer, dès lors qu’on n’organise pas un massacre social ». Donc finalement (et même si le fond a ici un véritable sens), « avec plaisir » pour tout réinventer, mais avec cette peur de tout bouleverser, en somme.
Garder les acquis, mais tout réinventer. Garder la maison, le jardin, la voiture, le crédit, le portable, les vacances, mais tout réinventer.
Continuer à parler des heures sans rien dire de concret, mais tout réinventer.
En fait, rien. On ne veut rien réinventer. On veut continuer dans la continuité de la continuation. On veut pavaner sans fond, comme avant, on veut que ça tourne. On ne veut pas déranger, on n’a jamais voulu déranger, réinventer. Créer, quoi. Rien de tout ça. On est dans ce milieu fou, celui du spectacle, de l’invention, mais on n’en souhaite pas la folie. On n’en désire ni le chaos ni le danger.
On s’y frotte par goût du frisson, mais on ne s’y brûlera jamais.
Il y a ce terme, très joli, utilisé par Fred Gélard dans son texte ici même : les « films sauvages ». Qu’étaient-ils, ces films ? Peut-être des films libres, sans limites, qui fonçaient, qui disaient, qui hurlaient, qui faisaient. Pas des films qui parlaient, mais des films qui se déroulaient.
Des films. Des oeuvres. Qui n’attendaient pas toujours validation, mais qui naissaient pourtant.
Une mère, un père, qui appelleraient le Grand Aumônier des naissances : « Monsieur, Madame, a t-on le droit d’enfanter ? Nous en avons vraiment envie, vous comprenez… » Et le grand Aumônier(e), de sa barbe céleste, du haut de son incompétence (il n’a lui même, souvent, jamais enfanté), dirait oui, dirait non.
« Présentez-moi votre enfant, pour voir ? Il vaut le coup ? Utilisez vos meilleurs mots. J’écoute. Je prendrai décision. »
Dans ces institutions,
On ne parle pas de création, Monsieur.
On n’en parle pas.
On soupèse.
« Réinventer demain ». Se demander pourquoi on est là, précisément. Se demander ce qu’on y fait. Faire. Cesser de touiller du vide crémeux, et ne pas oublier que le cinéma est un art, une expression de l’âme. Une poésie, une vision. Que c’est d’art dont nous parlons ici.
Qu’il est le coeur, la chair, le sexe.
Que dans les mots s’enlise souvent la magie. Sables mouvants du surplace.
Demain, il faudrait se lever avec une mission lumineuse, celle de faire fi des énergies noires, faire taire les toxiques, rappeler que sur ceux et celles qui font, qui créent, repose toute la suite, notre suite.
Il faudrait.
Rurik Sallé
Comédien, compositeur, auteur
Administrateur Films en Bretagne