Quiconque aura lu La Place d’Annie Ernaux reconnaîtra très vite la filiation, ou le cheminement, tantôt choisi, tantôt subi, d’une femme qui avance.
D’une libre adaptation de ce livre, retranscrite dans sa propre sphère autobiographique, Lucile Coda tire son premier film documentaire Qu’est-ce qu’on va penser de nous ?
Élever, s’élever… entre ces deux mots bien différents se joue une multitude de trajectoires vers lesquelles Lucile Coda chemine : grandir, s’émanciper, comparer, se comparer, faire le point régulièrement, se rappeler où on est, se souvenir d’où on vient… Cheminement cérébral pour commencer, qui devient très vite une expérience sensible en forme de portraits et d’autoportrait, sans reproche, sans regrets, sans amertume, mais avec une distance qui se plaît à se perdre pour garder son innocence et son port altier. Au fond, elle s’inclut dans ce « nous »… chacun des portraits prend sa juste place, la place, le film est un chemin.
Il vient d’être récompensé de deux prix au Festival des Écrans Documentaires (Arcueil) : le Prix des Écrans 2023 et le Prix des Lycéens.
Retours d'écran d'étudiant·es de l’Université Rennes 2
Cinq étudiant·es en Licence d’Arts du spectacle de l’Université Rennes 2, faisant partie de l’atelier Programmation du Ciné-Tambour, coordonné par JB Massuet, sont venus aux Rencontres de Films en Bretagne. Leurs missions ? Trouver un film parmi la sélection pour le programmer au Ciné – Tambour – le ciné-club pointu et réputé de l’Université – début 2024 et écrire leurs retours d’écran. Arno Chamberlan, Trivie Exaucé Massengo, Juliette Le Cam, Thomas Milon, Sofyan Talbi se sont prêté·es à cet exercice – périlleux ! – de l’écriture. Autant de styles, d’approches, d’impressions différentes qui constituent une constellation de regards de spectateurices cinéphiles… |
Juliette Le Cam
Voilà notre dernier film des Rencontres de Films en Bretagne et quelle fin géniale ! Pour un premier film, c’est absolument grandiose et c’est notre court de cœur à tous les 5 (sans aucune hésitation, ni aucun débat).
Ce film est drôle, émouvant et donne envie de faire plein de choses. On a envie de délaisser un peu la fiction pour voir et revoir plein de films documentaires. On a envie de filmer ses parents, ses amis, tout le monde ! Rien que pour cet effet-là le film est génial.
Au-delà de cela, le film de Lucile Coda est extrêmement touchant car intimiste de par le dispositif : la réalisatrice filme elle-même sans équipe de tournage des moments très personnels avec ses parents.
Le film est très riche sur le fond, il parle de tellement de choses à la fois que tout le monde peut se sentir concerné et être touché .
Formellement, c’est assez simple mais certains choix d’échelle de plan et de mise en scène sont très intelligents et foncièrement efficaces.
Enfin, je ne suis d’habitude pas très fan de la voix off, mais ici elle est parfaitement équilibrée et elle intervient sans être envahissante, sans nous orienter à penser de telles ou telles manières.
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Thomas Milon
Après avoir terminé ses études dans une grande école de commerce, Lucile Coda se demande ce qu’elle va faire de sa vie. Elle décide alors, contre toute attente, de rentrer dans son village natal afin de faire un film centré sur ses parents, Philippe et Viviane.
La grande beauté du film réside dans ce retour aux sources, cette façon si douce qu’à Lucile Coda de filmer ses parents, de filmer les oubliés de la France comme le chante Gauvain Sers dans l’une des scènes du film.
En filmant le banal, le quotidien, Lucile Coda nous montre ce petit monde oublié qu’est la France des campagnes, cette France vieillissante mais bien présente que le cinéma semble avoir pourtant oublié. L’émotion naît alors de la simplicité des choses qui l’entoure et qu’elle filme, comme le départ à la retraite de son père ; un plan rapproché fixe sur le visage de ce dernier, alors au bord des larmes suite à un discours proclamé en son honneur retraçant les étapes importantes de sa vie, nous fait ressentir toutes les émotions contradictoires que l’on peut ressentir dans ces situations. Un grand film.
Un chemin dans les plans…
Vie vue à l’américaine…
Ouverture du film, presque irréelle : c’est une plongée en apnée dans le décalage, dans la faille qu’interroge le film…
Cérémonie quasi hollywoodienne, éclairage et annonces tonitruantes et, qu’on l’appelle mortier, toque de fin d’étude ou encore mortarboard, il y a ce couvre-chef rectangulaire des films américains, avec la toge universitaire longue (l’un n’allant évidemment pas sans l’autre dans ce cérémoniel codifié). Ce chapeau universitaire représente à la fois la fin de la vie d’étudiant et la concrétisation de plusieurs années de travail, la réussite universitaire, la réputation des établissements d’enseignements supérieurs et l’appartenance à un réseau professionnel. Il matérialise le rite de passage, la fierté, la solennité du moment. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’origine du motarboard est européenne et date de la Renaissance italienne : la « Biretta » était portée par le clergé, puis ce couvre-chef était porté en Italie et en France au XIIIe siècle dans les premières universités européennes, dans les couloirs de la Sorbonne notamment…
Le film s’ouvre donc dans cette solennité, pourtant solitaire, où tous les protagonistes ne trouvent pas leur place – l’effort serait aussi démesuré que ce show « inhabité » -, où le film trouvent ses marques assez vite… Il se précipite dans ses marques pour ainsi dire… Avec un enjeu qui s’avoue assez vite fluctuant… du mépris au mépris du mépris…
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Champ : une routine qu’il faut bien mériter #1
Et puis il y a très vite le champ, au propre comme au figuré, où les parents travaillent. Le film se réveille là d’où il vient. Il commence où finit le Candide de Voltaire, à cultiver son jardin. Il commence aussi sur La Place d’Annie Ernaux, dans cet « amour séparé » des parents et de là où on vient. Et le film de revêtir l’habit de sa fierté de film : le film est une entreprise d’inventaire, de fouille archéologique, qui creuse doucement son sillon, sans oublier de prendre sa part de responsabilité.
Il y a là une vie de labeur, tendrement esquissé. Un labeur ENSEMBLE, un labeur aimant, un bonheur simple malgré la pénibilité, une Franche-Comté verte où la discrétion est une valeur fondamentale à en croire le parcours sans heurts et sans lutte de cette famille. Pourtant, ces parents ne sont pas sans histoire : lui, Philippe, est l’avant dernier d’une famille de sept enfants, fils de parents Italiens qui ont fui l’Italie de Mussolini… Il a été ouvrier, cantonnier, balayeur, et travaille toujours, malgré son droit à la retraite. Elle, Vivianne, a grandi au Sénégal, en Allemagne, au gré des mutations de son père qui travaillait dans l’administration de l’armée. Elle a travaillé comme hôtesse d’accueil pendant plus de quarante ans. Ils ont cultivé leur jardin, pour revenir à Voltaire. Aucune résignation, mais la lutte silencieuse pour « élever » leur enfant. « Elever » : il y a tant de nuances dans ce mot !
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On est les oublié(e)s
Le film prend le temps des portraits « uniques » de chacun des parents. Il est pourtant difficile de les considérer séparément… Le film fait ce chemin, avec toute l’attention délicate de considérer Philippe et Vivianne pour ce qu’ils sont en tant que personnalités qui existent, sont, cheminent, interagissent au-delà du cercle familial. Philippe est un homme apprécié, dévoué à toujours bien faire… Ses collègues le lui rendent bien. Vivianne est plus solitaire, à la retraite depuis 2018, et parfois en conversation secrète avec quelque rêve enfoui. « On est les oubliés », dit-elle… ou plutôt chante-t-elle… La chanson qui est là, dans la cuisine, traduit la chose subtilement, comme un porte-voix, une projection, une façon d’être moins seule.
Vivianne change de visage régulièrement dans le film… c’est à la fois étrange et rassurant, il change au gré des aléas du voyage du film, au gré de son aise ou son malaise à être filmée… elle se prête au jeu pour jouer le jeu de son enfant, elle est confiante, mais toujours tirailler par cette discipline observée une vie entière : rester discrète.
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Côte à côte face à la montagne : une routine qu’il faut bien mériter #2
Le film suit les saisons et s’accorde une pause estivale. Au bord du lac, face à la montagne. Il fait le point sur la distance, la justesse de la distance, comme « dans le dos des parents » (parce que le traitement semble parfois traduire cinématographiquement les choses dans un premier degré immédiat et salutaire). La justesse du film passe par le doute et ses chemins de traverse, par une parole qui cherche rarement l’efficacité percutante, plutôt la sincérité partagée, y compris celle de celle qui filme.
Alors lorsqu’on se trouve sur cette plage, « à l’ombre de la montagne », il y a quelque chose de serein, de l’enfance retrouvée, de se sentir dans la place, au bord de l’eau, dans une quiétude bien méritée.
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Les inséparables… qui font des ronds dans l’eau
Et la scène de se prolonger par ce bain où, tels des inséparables, les parents fond des ronds dans l’eau. Sans démonstration, ils semblent se dire discrètement (toujours) « Je t’aime »… Ils ont traversé une vie simple, modeste, sur laquelle ils peuvent tantôt poser un regard résigné et/ou sans illusion. Ils sont néanmoins parvenus à « durer », et durer, c’est un travail de chaque instant, aussi.
Bain de jouvence, bain de légèreté… qui dure lui aussi, abandonné à sa rêverie. La filmeuse assiste-t-elle à : 1. quelque chose qu’elle ne soupçonnait pas. 2. quelque chose qu’elle avait oublié 3. quelque chose qui la touche au plus profond et fera très prochainement rebondir le film ? Le trois à la fois, au premier degré encore une fois, chacune des propositions révélant sa substance pour enfanter sa situation. L’image raconte parfois au-delà de ce que l’on voit. Remember The Fabelmans !
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Contrechamp : prendre une place, oser la mériter
La filmeuse apparaît soudain – le photogramme d’après et sa légende arrivent juste avant, ils sont ici volontairement inversé… parce que jusque là, elle ne prenait pas de place dans cette chorégraphie. Elle l’observait, cherchait la distance… Soudain, elle est contrainte de rentrer dans la danse, à leurs côtés : Lucile a fait un chemin, en prenant le risque de faire fausse route… « Qu’est ce qu’on va penser de nous, c’est ça le titre du film ? Mais qui c’est qui dit ça ? »
Figure de la mère, digne, aimante, toujours à sa juste place. Figure de la fille, toute aussi digne, aimante, qui trouve sa juste place.
Qu’est ce qu’on va penser de nous ? est un film d’amour. Avec ce souffle léger et bienfaisant des films qui ne sont pas fabriqués par leurs auteurs ou autrices, ces films où les choses se font plutôt dans l’autre sens, ce sont les filmés et les filmées qui font les filmeurs ou les filmeuses. Le réel à sa propre grâce, et c’est le propre du courage documentaire de se laisser porter par cette grâce et le temps qu’elle prend.
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Qu’est qu’on va penser de nous : qui c’est qui dit ça ?
Ce plan, c’est celui qui précède le contrechamp sur le Lucile… Figure de la mère, digne, aimante, toujours à sa juste place, disais-je. Figure de la mère, digne et respectée, et miroir qui révèle. Vivianne est forte. Et nous savons à ce moment-là à quel point elle est une belle personne. Au détour de cette forêt, à l’abri des regards, nous pouvons bien tout nous dire… Nous avons fait le chemin ensemble : itinéraire d’enfants gâté·es, itinéraire de sentiments partagés mais parfois peu communiqués, itinéraire qui aboutit à une rencontre vraie, pleine d’admiration et de respect avec celles et ceux qu’on ne voit plus (regarde plus) tant ils et elles sont proches.
En toute innocence, une leçon sur la distance.
Le film
2023 • Documentaire • 69 minutes
Synopsis : Il a été ouvrier, cantonnier, balayeur. Elle a toujours été secrétaire. Mes parents s’inquiètent. Pourquoi n’ai-je pas de travail après de longues études si chères ? En mêlant le récit autobiographique à des instants de vie familiale, je tente de retranscrire le chemin parcouru entre rêves d’ascension sociale et désillusion.
Une coproduction Mille et Une Films / Vie des Hauts production • avec la participation de TVR production déléguée : Emmanuelle Jacq et Gilles Padovani soutiens du CNC (Fonds d’Aide à l’Innovation et FSA), des régions Bretagne (développement et production) et Bourgogne Franche-Comté (écriture et production), de la procirep-angoa (production) et de la SACEM • ce film à bénéficié de la Bourse « Brouillon d’un rêve » de la SCAM Rencontres d’août de Lussas 2020 / Dispositif Cinéaste en Résidence – Périphérie – 2022 |