Auteur de nombreux documentaires, de séries et de courts métrages pour la télévision, le cinéaste croate Nebojša Slijepčević écrit et réalise L’homme qui ne se taisait pas produit par Les Films Norfolk et Palme d’or du court métrage au Festival de Cannes 2024. Le film est également nommé aux César et aux Oscars 2025.
Retour d'écran : "le courage et la peur" par Laurence-Pauline Boileau
Plonger le spectateur au cœur d’un épisode tragique de l’Histoire tout en faisant naître chez lui la question intime « Qu’aurais-je fait, moi, confronté·e à une telle situation ? » requiert une vision ciselée de la narration et une mise en scène engagée à la hauteur de la profondeur du sujet abordé. Nebojša Slijepčević a ce talent. Dans L’homme qui ne se taisait pas, le cinéaste met en lumière un des nombreux épisodes qui ont jalonné la guerre en ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995. Plus précisément : le film nous ramène au 27 février 1993 à Štrpci, un village situé en Bosnie-Herzégovine.
Ce jour-là un groupe armé prend d’assaut un train parti de Belgrade en direction de Bar avec cinq cent passagers à son bord, arrête et assassine une vingtaine de passagers bosniaques musulmans. Les treize minutes que dure ce court métrage nous donnent l’impression de voyager aux côtés des passagers de ce train, assis quelque part tout près d’eux dans ce compartiment où se trouvent six personnes : deux hommes d’âge mûr, un grand-père, une enfant, une adolescente et un jeune homme qu’on ne voit pas tout de suite. Tout commence avec la scansion produite par le roulement du train sur les rails puis surgissent les flash de lumière révélant par fractions colorées le visage d’un premier passager du compartiment. On le découvre paisiblement endormi juste avant qu’il ne soit brutalement réveillé par le crissement des freins et l’arrêt inopiné du train. Le reste du compartiment et les autres passagers nous apparaissent alors. L’homme le plus éloigné de la porte coulissante se penche par la fenêtre du compartiment pour tenter d’apercevoir un panneau qui leur dirait dans quelle ville ils sont immobilisés tandis que le premier passager rejoint le couloir pour glaner des informations et fumer. On est en hiver, il relève le col de sa gabardine et la buée qui sort de sa bouche se confond avec la fumée de sa cigarette. Son allure m’évoque celle d’un Montand dans les thrillers politiques de Costa-Gavras. Depuis la fenêtre baissée, il aperçoit et nous avec lui, le groupe d’hommes armés qui s’apprêtent à monter dans le train. Ils parlent fort à l’unisson de leurs rangers qui frappent le sol. Leur chef, interprété par l’acteur français d’origine serbe Alexis Manenti, somme alors les passagers de regagner leurs places et de présenter leurs papiers d’identité. Le plus jeune des trois hommes du compartiment prend peur. Il confie à l’homme qui lui fait face qu’il n’a pas ses papiers sur lui. Il anticipe avec angoisse l’avancée des paramilitaires jusqu’à leur compartiment. On voudrait penser qu’il s’inquiète un peu trop vite mais l’arrestation sans ménagement d’un vieil homme handicapé lui donne raison. Les jeux de regard qui s’échangent disent tout du drame qui se met en place. Derrière les rideaux tirés, on entend ce qui se passe dans les compartiments contigus. À chaque passager le chef armé demande son nom puis… le Saint-Patron de sa famille. Le ton est donné, on sait désormais à quoi s’en tenir et le jeune homme aussi. L’homme à qui il confiait sa peur prend un ton rassurant « ils n’ont pas le droit, on n’est pas au Far Ouest » puis « On ne les laissera toucher à personne ». On y croit. Mais lorsque les hommes armés ouvrent la porte du compartiment et leur demandent leurs papier, l’homme aux paroles rassurantes prend peur lui aussi. Il décline son identité et lorsque l’homme aux rangers lui demande quel est le Saint-Patron de sa famille, il hésite et finit par lâcher « Saint George ». Il est dans le « bon camp », il ne sera pas arrêté. Lorsque vient le tour du jeune homme sans papiers et dont le Nom interpelle visiblement le chef, l’homme aux paroles rassurantes se tait, comme tétanisé. J’aurais voulu le secouer, lui dire « Mais et ta parole alors, t’en fais quoi ? Qu’est-ce que tu fous bordel ? Tu lui avais pourtant promis que personne ne le toucherait… ». Moi qui pensais que ce jeune homme avait trouvé un allié, qu’il n’était plus seul, que quelqu’un partageait à présent son fardeau ». Mais non, lorsque le chef armé arrête le jeune homme et lui ordonne de le suivre dehors, le premier passager laisse faire. À ce moment-là de l’histoire, je me disais « Ô non ! c’est foutu… ». Mais au moment où le jeune homme s’apprête à se lever pour suivre le chef une voix surgit du fond du compartiment d’où on ne l’attendait plus, une voix qui d’un coup fait du bien, avec ces mots qui changent un destin, ces mots qui changent tout : « Laissez-le tranquille, il n’a rien fait … vous traitez les honnêtes gens comme des animaux ». Lorsque le jeune homme avait dit sa peur à l’approche des paramilitaires, cet homme d’une cinquantaine d’années ne s’était pourtant pas manifesté. Rien à ce moment-là ne disait qu’il serait au rendez-vous du courage. Au moment où il dit au jeune homme de rester assis et de ne pas avoir peur, il jette un regard appuyé au premier passager. Il cherche son soutien qui ne viendra pas. L’homme qui ne se taisait pas a vraiment existé et le film lui est dédié. Il s’appelait Tomo Buzov, un officier de l’armée populaire yougoslave à la retraite qui refusa d’abdiquer face à la barbarie.
Ce court métrage est tout sauf un petit film et vous vous doutez bien que l’histoire ne s’arrête pas là… À vous de la découvrir.
Et moi non plus je n’en ai pas fini avec ce bijou de film. Je tiens à revenir sur celui que je nomme – le premier passager – parce qu’il est le premier personnage que la caméra nous ait montré et dont chaque geste et expression du visage attiraient notre attention depuis le commencement de la narration. Je m’y étais vraiment attachée. Je lui trouvais un air à la fois familier, élégant et oui… rassurant. Alors son silence je le vivais comme une trahison par procuration mais justement parce que je m’y étais attachée, je ne réussissais pas à le détester vraiment. Je me disais « ce n’est pas un salaud cet homme-là, c’est juste un lâche ordinaire, un être humain qui lui-même se déçoit car j’ai bien vu qu’il était sincère lorsqu’il promettait de protéger ». Mais, face à la terreur, c’était sa peur qui avait eu le dessus sur ses convictions et je lisais la honte de lui-même sur son visage. À un instant, j’ai même perçu un regard caméra de sa part, furtif mais voulu par le réalisateur. Ce regard que nous adresse le premier passager, je le vois comme le miroir que nous tendrait Nebojša Slijepčević : lequel de ces deux êtres humains seriez-vous ? Celui qui se tait ou celui qui dit non ? « Indignez-vous » écrira Stéphane Hessel, il y a quelques années. On dit souvent que les grands personnages de l’Histoire se révèlent dans l’adversité. Nous voudrions tellement tous être sûr·es que face à un drame similaire qui s’est passé hier, qui se passe aujourd’hui et se passera sûrement demain nous saurions nous défaire de la médiocre veste de « premier passager » pour endosser celle de Tomo Buzov, l’homme qui s’était levé face aux ténèbres.
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Laurence-Pauline Boileau, janvier 2025.
SUR LE RÉALISATEUR : Nebojša Slijepčević
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Nebojša Slijepčević est diplômé en psychologie ainsi qu’en réalisation cinématographique et télévisuelle à l’Université de Zagreb.
Il a réalisé de nombreux documentaires (Srbenka, Gangster of Love, Something about Life, Real Man’s Film, In 4 Years, Of Cows and People). Ses films ont reçu des prix dans de nombreux festivals internationaux. En 2019, il a remporté le Prix Vladimir Nazor, un prix annuel décerné par le ministère croate de la Culture aux artistes croates pour les plus grandes réalisations cinématographiques.
Slijepčević est mentor et conférencier à l’École de cinéma documentaire de Zagreb.
SUR LE FILM : L'HOMME QUI NE SE TAISAIT PAS
L’Homme qui ne se taisait pas de Nebojša Slijepčević
Février 1993, Strpci, Bosnie-Herzégovine. Un train de passagers est arrêté par les forces paramilitaires. Alors qu’ils arrêtent des civils innocents, un seul homme sur les cinq-cents passagers s’y oppose. Voici l’histoire vraie d’un homme qui ne pouvait pas rester silencieux.
13′ • Croatie, France, Bulgarie, Slovénie • 2024
Réalisation et scénario : Nebojša Slijepčević • Avec : Goran Bogdan, Alexis Manenti, Lara Nekić, Priska Ugrina, Dušan Gojić, Dragan Mićanović • Producteurs délégués : Marine Lepaulmier, Noëlle Levenez, Noël Fuzellier, Philippe Wendling • Producteurs étrangers : Katarina Prpić, Danijel Pek, Katya Trichkova, Boštjan Virc • Une production Les Films Norfolk, Antitalent, Contrast Films, Studio Virc