La production documentaire : des chiffres pour en parler


Quelques jours après la publication des résultats d’une vaste étude initiée à Saint-Quay-Portrieux l’an passé sur la production documentaire en régions, Films en Bretagne conviait des hôtes de marque dans le monde de l’image documentaire à discuter de son état, et chiffres à l’appui cette fois.

 

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Céline Durand, directrice de Films en Bretagne, le rappelait en préambule à cette matinée très riche, 2015 a été une année importante pour la production documentaire, agitée par les réformes (celle du COSIP, celle des territoires), les concertations (autour des films « fragiles » coproduits avec les chaînes locales), les déplacements (la Case de l’oncle Doc devenue L’Heure D) et des inventions pour plus de visibilité (la plateforme SVOD Tënk, le Prix de l’OEil d’Or de la SCAM à Cannes). Autant de nouvelles occasions, aussi, de s’interroger sur la réalité de cette production après presque 20 ans de travail de décentralisation.

UN BEL ÉDIFICE, TOUJOURS FRAGILE

 

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Anna Feillou et Élisabeth Clément © YLM Picture

Anna Feillou et Élisabeth Clément, toutes les deux chargées de mener à bien la collecte compliquée de chiffres et de données sur tout le territoire et de les analyser, ont présenté synthétiquement leur étude à l’assemblée. Il en ressort que le centralisme de l’audiovisuel et du cinéma sont loin d’avoir fait long feu : c’est encore en Île-de-France que « ça » se passe et par où il faut passer, que l’on s’exprime en termes d’investissement des chaînes nationales dans la production pour la télévision ou, pour le cinéma, de concentration des entreprises de distribution dans la région et d’obligation pour les films de sortir à Paris pour espérer faire parler d’eux (et donc, être vus !). Il est également à noter que la tentation de scinder la France en deux – Paris/Régions – doit être écartée : de grandes disparités existent entre les régions qui sont le résultat des politiques territoriales, de volontaristes à inexistantes en matière de défense et de soutien du cinéma, documentaire en particulier. Heureusement, cette étude n’est pas qu’une suite de constats d’échecs des différentes batailles menées en régions : elle permet de constater combien les termes de dynamisme et de qualité vont bien à la production initiée en régions et que dès qu’il s’agit de considérer un film pour lui-même, sans information sur cette « origine contrôlée » par les commanditaires parisiens, il obtient aides sélectives, programmations en festival, prix et audiences – donc reconnaissance du public. Anna Feillou rappelait également combien les chaînes locales jouent un rôle déterminant dans la production de films et, dans les régions où un contrat type COM existe qu’elles auraient signé, elles participent à la structuration de la filière à l’échelle de leur territoire.
Forts de ces données concrètes, chiffrées, dont chacun est invité à s’emparer, il est possible de mener bataille sans omettre aucun champ : régional, inter-régional et national. La première des préconisations énoncée dans l’étude engage à cette mobilisation du secteur pour œuvrer toujours à cette décentralisation. Mais les faiseurs ne peuvent pas lutter seuls, il leur faut le soutien des politiques et des diffuseurs nationaux pour gagner voix au chapitre… et cela reste pour la plupart des régions un gros chantier qu’il s’agissait ici de commencer (continuer ?) à débrouiller.

Les principaux acteurs de la production documentaire (de l’écriture à la diffusion) se sont réunis pour partager leurs expériences, pointer la récurrence des écueils rencontrés, ouvrir la réflexion sur de possibles leviers à actionner dans une volonté commune d’agir en faveur de la décentralisation (la liste des personnalités présentes (1) ressemblait déjà à une promesse faite en ce sens-là). Organisé en deux temps, l’un dédié à la production audiovisuelle, l’autre à l’économie de la diffusion, ce workshop a permis de jeter les premières bases d’un dialogue inter-régional entre artisans passionnés et décideurs très précautionneux.

LES AUTEUR(E)S DE DOCUMENTAIRE… TALENTS CACHÉS

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Anne Georget © YLM Picture

Du côté des auteurs, c’est Anne Georget, présidente de la SCAM, qui ouvrait les débats sur plusieurs constats. Tout d’abord, la SCAM connaît mieux les auteurs en régions depuis 5 ou 6 ans seulement, quand certains d’entre eux se sont engagés dans ses différentes commissions : « ces rencontres ont ouvert le champ sur les réalités de terrain pour chaque région », dit-elle. La bourse Brouillon d’un rêve a également été un facteur de rapprochement entre les auteurs en région et la société civile qui les représente, puisqu’elle est attribuée sans attention à la provenance des projets. Autre vecteur de ce lien vertueux, les Étoiles ont permis de découvrir la richesse de la production hors Île-de-France, qui offrent depuis 11 ans une visibilité à des œuvres originales et variées (dans leurs thèmes et dans leurs écritures), issues de partout. Elles ont permis de voir qu’en régions, il y a des espaces de liberté où des œuvres existent malgré ou grâce à leur caractère inclassable. « A contrario, France 2 cette année n’a pas d’Étoile, France 5 n’en a que deux ou trois, ce qui est surprenant de la part d’une antenne où il y autant de documentaires… » ajoutait-elle, avant de conclure sur ce point en appelant à continuer de « créer des rencontres et la possibilité de voir des œuvres. » 
Pour ce qui est des relations de la SCAM avec les télédiffuseurs nationaux, si un dialogue existe, ses conditions restent à améliorer pour construire des ponts, en valorisant par exemple l’important travail effectué par les professionnels au sein des commissions de sélection : un gage de qualité des projets compte tenu du caractère extrêmement sélectif des aides (y compris celles du CNC), et qui devrait sensibiliser et rassurer les diffuseurs.
Cette qualité des projets, Anne Georget rappelait que l’auteur n’en tirent actuellement pas bénéfice : « Environ 75% des films qui ont eu Brouillon d’un rêve se font, mais dans des conditions difficiles et avec une implication déraisonnable de l’auteur qui ne vit souvent pas de son métier ! Il faut arriver à ce que les auteurs puissent vivre décemment de leur création. » Rappelons ici la différence d’apport numéraire entre les diffuseurs nationaux et les diffuseurs régionaux : a minima multiplié par dix !
Ce à quoi elle ajoutait que « le fait qu’en plus ces films ne rencontrent pas le public qu’ils auraient dû rencontrer, parce qu’ils ne sont pas assez diffusés, est un problème politique. Le documentaire crée du lien et c’est le rôle du service public que de lui réserver les espaces qui lui reviennent de droit. »

 

 

LA PRODUCTION… EAUX VIVES SOUS PLAFOND DE VERRE

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Estelle Robin-You © YLM Picture

Estelle Robin-You témoignait de son expérience de productrice à Nantes (Les Films du Balibari) : « Je tenais tout d’abord à parler de la solidarité des producteurs en régions, et de tous nos collaborateurs ! On se rencontre, on sait ce qui se passe chez les autres et les chiffres de l’étude confirment nos ressentis, notamment en ce qui concerne la qualité des films écrits, développés et produits. Il y a des savoir-faire reconnus, soutenus et tout cela est vivace et solide. Mais un plafond demeure, qu’on ne peut pas arriver à dépasser… ». Ce plafond de verre est circulaire et il stagne autour de Paris. Il faut « se faire remarquer » a-t-on conseillé à Estelle Robin-You chez les diffuseurs nationaux. Pour ce faire, et après avoir travaillé à l’échelle locale puis régionale, Les Films du Balibari se tournent vers l’international, non sans risques : « nous nous sommes dit que ça nous aiderait à obtenir une certaine reconnaissance et à nous ouvrir les portes des chaînes nationales. Les œuvres que nous avons produites étaient de beaux prototypes, ça nous a valu un peu de considération, mais sans changer la donne. Pas plus que notre tentative de nous tourner vers le cinéma. » Les efforts consentis pour être présents dans toutes les instances et sur tous les marchés ne sont pas récompensés : « nous sommes toujours rendus à notre qualité « régionale ». Il y a un vrai problème de représentation et de méconnaissance de nos savoir-faire, il faut nous aider à promouvoir notre travail. Il faudrait établir des synergies entre les régions pour valoriser nos déplacements et nos productions ! ».
La productrice nantaise se souvient par ailleurs de sa première et seule collaboration avec Arte France : « les choses évoluent constamment, les lignes éditoriales, les personnes, les objectifs changent. Il faudrait penser en termes de recherche et développement pour s’adapter aussitôt aux cases qui bougent… Sans compter que d’un point de vue artistique, je ne peux pas être constamment en train de fabriquer des carrés pour entrer dans des carrés. »
« J’ai de l’expérience en télévision et au cinéma. Or, il m’est impossible de rencontrer des chargés de programmes pour leur présenter de nouveaux projets ! Selon moi, l’éditorialisation des programmes est un frein à la rencontre et à la possibilité de la professionnalisation de parcours d’auteurs et de producteurs qu’il s’agit d’abord de reconnaître, » confirmait Régis Sauder, auteur-réalisateur de documentaire.

Jean-François Le Corre, producteur à Vivement lundi !, renchérit « je pense qu’il y a des mécanismes qui ont été mis en place qui rendent l’accès aux décideurs très difficile lorsque l’on n’est pas sur une région où sont concentrées la quasi totalité des unités de programmes qui financent les projets les plus ambitieux. Il demeure difficile d’entretenir ces réseaux là, ce qui n’est pas le cas en animation par exemple ! ». Vincent Leclercq, directeur de l’audiovisuel au CNC,  admet qu’il y a « une spécificité du documentaire sur la question régionale. (…) Avec ses 550 producteurs et son économie qui va de l’artisanat à l’industrie, le documentaire se trouve entre les deux et force est de constater qu’il ne fait pas bon pour lui être en région… ».

Pour contourner l’obstacle, des solutions existent. Les Films du Balibari par exemple, s’associent en 2012 aux producteurs de Point du Jour, implantés à Paris. La coproduction peut être aussi un atout pour accéder à des chaînes nationales. Et l’étude évoque plusieurs autres facteurs de dynamisme. Estelle Robin-You y revient : elle demande à ce que les collectivités favorisent les aides aux programmes d’entreprise, augmentent les montants d’intervention pour les aides à l’écriture et au développement, réaffirment leur soutien à la filière publiquement, y compris France 3 régions.
Vincent Leclercq ne dit pas autre chose en soulignant combien l’écriture et le développement sont essentiels dans la qualité des projets « quelle que soit leur destination », tout comme la structuration des entreprises, et combien le rôle des régions à ces endroits est essentiel.

Des pistes auxquelles Anna Feillou ajoute celle de la nécessaire diversité en termes de « fournisseurs de contenus. Le documentaire, c’est de la production de points de vue ; il faut donc que la diversité passe par ceux qui les porte, auteurs et producteurs. Les chargés de programme doivent se déplacer et être attentifs à la réalité du terrain, c’est-à-dire à la diversité de l’origine des points de vue ! Il faut une volonté politique et l’invention de dispositifs. »

 

 

FRANCE 3 RÉGIONS…

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Olivier Montels, Directeur des Antennes et Programmes Régionaux France 3 ET Jérôme Parlange, Responsable audiovisuel Eet Cinéma - CICLIC © YLM Picture

C’est ensuite Olivier Montels qui prenait la parole et rappelait aussitôt que le montant de l’enveloppe allouée par France 3 Régions pour le documentaire se monte à 10 millions d’euros : « c’est un engagement constant dans un contexte où tout baisse ! ». Cette somme est investie dans la production de 12 films inédits par an et par antenne – à raison de 40 000 euros par œuvre en moyenne ; en cash (10 400 euros) et en industrie –,  et qui sont ensuite diffusés sur les 24 chaînes en deuxième partie de soirée. Augmenter l’apport pour chaque film reviendrait à diminuer le nombre de films aidés. » Comme cela s’est passé dans le cadre L’Heure D sur France 3 : programme qui a remplacé la case de l’oncle Doc et qui aide mieux mais moins d’œuvres à se faire.
La question du prime time pour une meilleure exposition des œuvres ayant été posée, O. Montels répond par la bande : « France 3 a une vingtaine d’objectifs en prime par an. Il faudrait sans doute que les productions en régions soient estimées au même niveau que les autres pour avoir accès à ces cases-là ! ». Il reconnaît que sa marge de manœuvre en matière de financements et de visibilité est très réduite dans le contexte actuel, même si selon lui, les représentations évoluent et « que le maintien de la {ndrl, fameuse} enveloppe est un signe d’estime et de reconnaissance de la qualité structurante du réseau des chaînes régionales et de leur rôle dans l’aménagement du territoire. » France TV serait donc beaucoup plus attentive aujourd’hui au marché régional, mais sans encore consentir à convertir cette estime en une amélioration de la production et de sa visibilité.
Cette façon de rendre d’office incomparables les projets destinés au prime et ceux relégués en deuxième partie de soirée était questionnée par Céline Dréan, auteure : « Ne pouvons-nous pas mieux partager l’argent, ces films nécessitant les mêmes moyens, il y a quand même une injustice à dire qu’on ne les a pas pour tous, ces moyens… »
Question d’audience apparemment, et d’une valorisation de la part antenne qui veut qu’on investisse plus en prime. « C’est historique, précisait Jean-Michel Le Guennec – directeur de France 3 Nord-Ouest, et ce schéma n’a pas évolué avec la multiplication des chaînes et le morcellement de l’audience. Aujourd’hui, la pression concurrentielle est devenue telle qu’on ne peut pas revoir ce critère économique. »

Olivier Montels concluait son intervention en évoquant le COM 2 signé il y a un an en Bretagne, qui fait pour lui figure d’exemple et pourrait servir cette amélioration de la qualité des relations entre les différents acteurs de la filière et celle des productions : « ce qu’a fait la Bretagne est très intelligent. Cela pacifie les relations parfois compliquées entre les télévisions et c’est tout l’audiovisuel qui en bénéficie. Si le COM est fléché documentaire, il m’intéresse. Cela pourrait nous permettre de faire 4 films de plus par an et tout le monde sera gagnant. Mais sans soutien supplémentaire, je ne peux rien faire. »

LES COM… UN AVENIR RADIEUX ?…

 

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Aurélie Rousseau - directrice générale de TVR 35 © YLM Picture

Au cours de son intervention, Vincent Leclercq disait l’importance de faire des télévisions locales de « véritables relais » pour consolider la filière documentaire, et notamment dans les régions.
Aurélie Rousseau ne l’a pas contredit : « il y a aujourd’hui une vraie volonté de soutenir le rôle que jouent les télévisions locales sur le territoire, un rôle que le CNC reconnaît en soutenant l’abondement dans les COM. Cependant, on parle de structuration et de soutien de la filière, dont les tv locales font partie. Nous sommes d’accord pour soutenir auteurs et producteurs mais il ne faut pas oublier de nous soutenir aussi directement ! ».
Pour ce qui est des COM, avec 7 ans de recul pour la région Bretagne, Aurélie Rousseau est bien placée pour savoir ce qui fonctionne et ce qu’il faut encore envisager pour améliorer les choses : la mutualisation du travail et la liberté éditoriale sont des conditions absolues et nécessaires pour la qualité des collaborations. Elle ajoute que « la force d’un COM comme le nôtre est liée à notre fonctionnement en comités avec une sélection des projets à l’unanimité, ce qui fait monter le niveau d’exigence et la qualité des projets retenus. »
Il existe encore, et bien évidemment, des points à améliorer, comme le montant d’intervention des tv locales. « On doit être là pour soutenir les premiers films, les pilotes, pour aider les producteurs à se lancer. Mais on devrait être là aussi pour leur permettre d’aller au national, c’est aussi notre rôle et nous n’avons pas les moyens de cet accompagnement. Nous sommes un outil de décentralisation fort et réel, mais nous avons conscience de nos limites et de notre dimensionnement. Nous espérons cependant toujours pouvoir mieux soutenir les œuvres, renforcer notre soutien financier et favoriser l’émergence. Être à l’écoute. »

 

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Vincent Leclercq - directeur de l'audiovisuel au CNC © YLM Picture

En guise de conclusion, et d’ouverture, nous laisserons la parole à Vincent Leclercq, dont l’opinion au sujet de l’étude menée par A. Feillou et E. Clément reflète celle de tous les participants à ce rendez-vous : « il faut féliciter ceux qui ont réalisé cette photographie précise et complexe de la production documentaire en régions, qui nous permet d’éviter certains fantasmes en nous ramenant aux réalités. Ce n’est que collectivement que nous réussirons à trouver des solutions intelligentes. Il est essentiel que dans un an, cette étude soit actualisée. Ce sera d’autant plus intéressant qu’un certain nombre de réformes sont en cours, telles la réforme globale du CNC au documentaire, les nouvelles modalités que nous mettons en place avec les tv locales : nous verrons si ça marche ou pas. »
Et il faudra être vigilant des deux côtés de la barrière : celui des financeurs comme des créateurs.

Gaell B. Lerays

(1) Premier temps d’échanges, modéré par Jérôme Parlange (CICLIC) et intitulé « La Production audiovisuelle ». Étaient présents : Anne Georget (SCAM) ; Vincent Leclercq (CNC) ; Estelle Robin-You (Films du Balibari) ; Aurélie Rousseau (TVR35) et Olivier Montels (France 3 Régions, France Télévisions).

Article suivant : La production documentaire en France des chiffres pour en parler #2

 


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