Clément ont présenté le projet de publication lors de l’assemblée générale de Films en Bretagne, le 28 janvier 2016.

D’ici deux mois paraîtra un document de référence qui fournira une radiographie inédite du monde du documentaire. Films en Bretagne a confié à la réalisatrice Anna Feillou et à l’ancienne directrice de Télénantes Élisabeth Clément la délicate mission d’établir une sorte « d’état des lieux intelligent » de la production documentaire en régions. Un outil indispensable et une petite révolution des formes.

 

Films en Bretagne n’en est pas à son coup d’essai : à travers ses précédentes publications, la fédération a voulu apporter sa pierre à la réflexion sur une filière et des métiers (l’audiovisuel et le cinéma) pris dans le mouvement de la création, des politiques et des actions ; des publications à la fois ancrées dans un paysage donné et qui le dépassent en le problématisant. L’équipe s’attelle depuis presque un an à un chantier qui n’a jamais été mené : un état des lieux de la production documentaire en régions, représenté sous la forme d’une cartographie animée de datavisualisations et accompagnée d’analyses subséquentes. Une publication d’intérêt national qui a reçu en cours de route les soutiens de Ciclic, d’Ecla Aquitaine et de la SCAM, qui paraîtra prochainement sur le web et à laquelle sera associée une publication papier. Elle sera présentée officiellement à La Rochelle en juin lors du prochain Sunny Side of the Doc par les deux rédactrices missionnées par FEB, Anna Feillou et Élisabeth Clément. Nous avons fait le point avec elles sur ce chantier, d’où il est parti, où il doit mener.

 

– D’où est parti ce projet, à quelle demande ou à quelle nécessité répond-il et quelle méthode avez-vous adoptée ?

Elisabeth Clément : Tout a commencé il y a un an. Films en Bretagne (FeB), à l’initiative des producteurs réunis en son sein, avait proposé de travailler à un état des lieux de la production en régions. Après plusieurs rencontres et les décisions importantes qui ont été prises depuis – de la part du CNC notamment (1) -, le projet s’est affiné pour devenir une espèce d’open data des données autour de la production documentaire, un outil que l’on puisse réinterroger. Nous avions déjà évoqué la possibilité de partir sur des techniques de datavisualisation et j’ai proposé à Céline Durand, la directrice de Films en Bretagne, de travailler avec Ouest Médialab, le laboratoire des médias de Nantes (2) Après les Rencontres de Films en Bretagne en octobre 2015, Anna et moi avons commencé un énorme travail de collecte de données auprès des institutions susceptibles de nous renseigner afin de disposer d’un corpus de données fiables et objectives que nous pourrions ensuite faire parler. Un corpus qui, étonnamment, n’existait pas.

Anna Feillou : Il s’agissait de mettre en évidence les forces et les faiblesses du secteur de la production documentaire en fonction des régions dans le contexte de la réforme territoriale et d’un environnement mouvant, notamment règlementaire. Avec, en plus, cette nouveauté : les datavisualisations et un outil pensé pour le web. Dès le lancement, FeB a souhaité constituer un groupe de travail (3) pour nous accompagner dans cette démarche. Il a révélé la nature des attentes par rapport au projet : le souhait d’une publication à forte empreinte économique, ciblée sur le segment « producteurs » de la filière et embrassant la diversité des écritures documentaires et des schémas de production. La largeur du spectre permet de rester dans une logique d’objectivation des données. La notion de qualité des productions issues de l’ensemble du territoire est également questionnée à partir d’un certain nombre d’indicateurs.

E.C. : Ce groupe de travail s’est apparenté aux comités scientifiques des publications papier. C’était important de pouvoir soumettre au jugement de tiers notre progression dans ce dossier. Cela nous a permis d’enrichir notre réflexion et d’ouvrir le champ de la problématisation. En plus de ces consultants réguliers, les retours et les conseils de l’équipe de Films en Bretagne (4) nous ont permis de mieux articuler notre travail et de faire de véritables bonds en avant sur la structure de la publication et les datavisualisations.

 

– Une fois cette direction choisie et l’équipe constituée, comment avez-vous procédé ?

A.F. : La première chose à laquelle nous nous sommes attelées, et qui est aussi la première partie de la publication, c’est l’élaboration d’une carte où placer les sociétés de production actives en documentaire, ainsi que les auteurs. 
Nous avons commencé par les sociétés de production en sollicitant le CNC, la Procirep et Ciclic pour identifier les sociétés ayant reçu des aides à l’écriture, au développement et à la production de documentaires cinéma, audiovisuel et nouveaux médias. Nous avons aussi demandé des chiffres aux diffuseurs publics nationaux, et si Arte nous a répondu, mais à ce jour, France Télévisions ne nous a toujours pas fourni les éléments demandés concernant les coproductions entre les différentes chaînes du groupe et les producteurs en région, France 3 Régions y compris. Nous disposons aussi de données issues de syndicats de chaînes locales. Nous avons aujourd’hui un fichier d’environ 1700 structures de production actives dans le domaine de la production documentaire sur la période 2012-2015. En complément de cette cartographie, nous avons utilisé des indicateurs économiques tels les effectifs et les masses salariales qu’Audiens (5) nous a fournis pour affiner notre étude et nous permettre d’inclure la notion de taille d’entreprise à notre travail.

Pour ce qui est des auteurs, nous nous sommes tournées vers la SCAM et son fichier d’auteurs audiovisuels, aucun recensement des auteurs de documentaires tous modes de diffusion confondus n’existant à ce jour. N’étant pas en mesure d’atteindre l’exhaustivité à laquelle nous aspirions, nous avons ciblé les auteurs SCAM, qui ont en commun d’avoir au moins réalisé un film diffusé à la télévision, sur une plateforme légale de diffusion en ligne ou via une édition vidéo entre 2012 et 2015 – sachant que certains auteurs SCAM ont aussi réalisé des documentaires diffusés au cinéma.

E.C. : La partie sur les producteurs nous a donné une photographie générale de la situation des sociétés de production à l’échelle du territoire français. Et puisque nous avons une vision, même incomplète, des sociétés qui travaillent avec France Télévisions et Arte, nous sommes à même d’observer la mécanique à l’œuvre et de la vérifier en mettant en évidence les flux : qui travaille avec qui et quels sont les territoires les plus dynamiques dans le domaine ?

 

A.F. : Cet état des lieux économique et géographique a révélé une concentration de l’activité de production et des auteurs de documentaire en Île-de-France, ce qui n’a rien d’étonnant… Ce qui, en revanche, est intéressant à questionner, c’est l’accès aux diffuseurs nationaux pour les producteurs au regard de leur répartition géographique, et voir s’il y a ou non des préférences territoriales de la part des grandes chaînes nationales envers les producteurs implantés en Île-de-France. C’est ce que nous analysons dans la partie suivante de notre exposé, provisoirement intitulée « Centralisme et concentration ».

Ce que nous espérons à terme, c’est que les producteurs s’emparent de cet outil, se saisissent des chiffres notamment pour aller voir leurs élus, interpellent les décideurs et forment des mouvements interrégionaux sur la base de données tangibles qui, pour certaines, battent en brèche des représentations encore très ancrées chez les diffuseurs eux-mêmes.

 

A.F. : Nous nous sommes ensuite intéressées aux facteurs de dynamisme de la production en mettant en évidence les « performances régionales » – taux de réussite dans l’obtention d’aides sélectives et qualité des documentaires produits –  des producteurs en régions malgré la difficulté d’accès aux diffuseurs publics nationaux.  Nous chercherons à mettre en évidence les facteurs de développement du secteur dans une perspective décentralisatrice. C’est là l’enjeu politique de cette publication : la conviction qu’une décentralisation de l’audiovisuel et du cinéma documentaire est nécessaire : celle des décisions, et celle des regards. Il est donc important d’observer de près ce qui a été fait de positif dans les territoires – régions, départements et métropoles – qui contribuent particulièrement à la vitalité du genre.
Les facteurs de dynamisme que nous avons étudiés sont l’engagement des chaînes régionales et locales ainsi que l’implication des politiques territoriales dans la production documentaire : aides à l’écriture, au développement et à la production ; contrats d’objectifs et de moyens et aides aux programmes d’entreprise ; dispositifs d’accompagnement des auteurs et des producteurs dans leur progression. Le facteur formation est intéressant car il relève de l’initiative des sociétés de production, tout en pouvant être accompagné par les collectivités. Quel impact ont ces facteurs sur les performances économiques et qualitatives des producteurs ? Tous ces leviers peuvent-ils permettre à un secteur de se développer, et comment s’articulent-ils avec les dispositifs et les règlements nationaux ? Pour le savoir, il faudra mettre en relation la carte des performances des producteurs et des auteurs avec la carte des facteurs locaux de dynamisme.

– Vous évoquez la notion de qualité : comment en jugez, selon quels critères objectifs ?

A.F. : Un chapitre de la publication sera consacré à cette notion de qualité, et il n’est pas question pour nous « d’en juger ». Ce que nous avons choisi de retenir comme indicateurs c’est : d’une part l’obtention d’aides sélectives, avec une attention particulière aux « taux de réussite » des professionnels en régions. La Procirep nous a fourni les taux de réussite des producteurs pour ses aides au développement et à la production par département, que nous allons rassembler par région. Pour les auteurs, nous étudierons les chiffres de la SCAM (Bourse Brouillon d’un rêve) et ceux du CNC (Fonds d’Aide à l’Innovation Audiovisuelle). D’autre part, nous examinerons les sélections dans un panel de festivals couvrant la diversité des écritures documentaires et reconnus par la profession, des Etats Généraux du documentaire de Lussas et du Cinéma du Réel au Fipa, en passant par Paris Sciences et le Festival international du film d’histoire de Pessac…
Puisque nous parlons de qualité, de défense et de reconnaissance du documentaire, j’aimerais évoquer le Mois du Film Documentaire que nous avons tenu à inclure dans notre étude car c’est un aspect important de la circulation des films et de la vie culturelle. Si ce mode de diffusion est souvent peu générateur de revenus pour les producteurs et les auteurs, il l’est oh combien ! en matière de rencontres, et sur l’ensemble du territoire. Là aussi, nous attendons des réponses d’Images en bibliothèques à nos demandes de chiffres pour connaître la contribution des producteurs en régions à cette manifestation nationale.

 

– A qui s’adresse cette publication et quelle sera son évolution ?

A.F. : Elle s’adresse aux professionnels et aux institutions de l’audiovisuel et du cinéma, bien entendu, à tous ceux qui se préoccupent de documentaire. Mais nous pensons également aux analystes du secteur, qui y trouveront matière à réflexion et à problématisation. Nous n’avons pas encore le budget pour rendre cet outil évolutif, comme l’est le panorama des interventions territoriales de Ciclic. Ce que nous faisons au niveau de la production documentaire s’apparente à un numéro zéro.

E.C. : Compte tenu de l’ampleur du travail effectué, il serait vraiment dommage de ne pas le prolonger. Son ambition est de devenir un outil de référence qui gagnerait à être mis à jour régulièrement. Quant au public visé, les publications sur le web se prêtent normalement à la viralité ! Nous avons mené beaucoup d’entretiens avec des professionnels qui nous ont parlé de leur pratique. Ces témoignages seront inclus sous la forme de citations associées aux datavisualisations et nous gageons qu’ils intéresseront aussi les futurs professionnels du secteur, l’avenir du documentaire.

Propos recueillis par Gaelle B. Lerays

(1) Réforme du COSIP, « crise des chaînes locales » et mise en place de la commission Transparence.
(2) Isabelle Guivarc’h, chargée de la communication à FEB, a participé en janvier à la 4e édition du Hyblab de datajournalisme organisé par Ouest médialab durant lequel le projet de datavisualisation de ces données a été étudié par un groupe d’étudiants en webdesign, informatique et médias accompagnés par des journalistes.  Les visuels publiés dans cet article sont issus de cet atelier collaboratif.
(3) Groupe de travail composé d’une douzaine de professionnels de la filière répartis sur le territoire, dont des producteurs, des auteurs…
(4) Céline Durand, directrice ; Isabelle Guivarc’h, chargée de communication ; Sophie Fleischl, service civique.
(5) Le groupe de protection sociale Audiens est dédié au monde de la culture, de la communication et des médias.

 

Anna Feillou est diplômée en sciences économiques et réalise des films documentaires depuis 2003. Elle est un membre actif d’associations d’auteurs-réalisateurs, notamment d’ATIS (l’association des auteurs-réalisateurs d’Aquitaine Limousin Poitou-Charentes) et engagée dans la défense de la création audiovisuelle et cinématographique. Elle a participé en juin dernier à la naissance du collectif de réalisateurs nommé La Boucle documentaire et siège aux côtés du réalisateur Denis Gheerbrant aux réunions du sous-groupe de la commission Transparence du CNC, consacrées aux documentaires produits avec les TV locales.  « Faire des films pour moi, cela inclut de s’interroger sur les conditions dans lesquelles on peut en faire aujourd’hui et d’essayer d’agir sur ces conditions quand on parvient à accéder aux endroits de décision. »

Élisabeth Clément vient du secteur de la diffusion audiovisuelle. Elle a dirigé plusieurs télévisions, la dernière en date étant Télénantes, puis a occupé le poste de déléguée générale de TLSP (Union des Télévisions Locales de Service Public). Elle a participé à étendre la notion des Contrats d’Objectifs et de Moyens aux télévisions locales et ses combats en faveur du documentaire de création produit en région ont donné naissance à des collections  documentaires (Lumières d’Afrique, collections du groupe Galactica). Elle travaille désormais en indépendante sur des missions. « Le diffuseur local a un rôle primordial à jouer dans la filière de l’audiovisuel et du cinéma. Il participe de la dynamique d’un territoire. »

 

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