« DISSIDENTE (RICHELIEU) » : Looking for Ariane ?


Il était d’abord resté discret, il avait eu ensuite sa première au Festival de Tribeca, une tournée des festivals et de prix, puis RICHELIEU est sorti au Canada il y peu… Il sortira en France sous le titre Dissidente en France début 2024.

Il y a là ce qu’on aime des films de Ken Loach, la noirceur d’un Canada dont on ne connaissait pas tant ce visage. Il y a le feu et la glace, l’horreur de l’esclavage contemporain et bordé administrativement, cette normalité coloniale à domicile. Il y a l’extraction et les exactions, quelque chose de La Promesse des Dardenne aussi. Dans cette histoire écrite « du point de vue des perdants », il y a surtout une actrice et des acteurs incroyables de puissance, une photographie qui rend autant à la noirceur qu’à la lumière, une mise en scène sans cynisme, qui travaille la violence et la dureté autant que la vie qui reste, inviolable et digne.

7 plans du film de PIER-PHILIPPE CHEVIGNY pour se laisser marquer…


Retour de visionnage

Dans la troupe… y’ pas de jambe de bois

Très vite, nous entrons dans le vif du sujet : travail pénible, rapports de classes, effets de meutes, culpabilisation à tous les étages…
Le patron est différent : oreillette comme greffée sur l’oreille, ton autoritaire qui s’adresse aux ouvriers qui pour la plupart ne le comprennent même pas, il a une carrure aussi, et une « patte folle » qui le diminue. 
Pourtant, avec la détermination cruelle du sergent d’armée, il va donner l’exemple sauter dans la fosse et « montrer comment on travaille ». Pas de place pour la plainte, pas de place pour l’exception, pas de place pour qui refuse le système… Ce n’est pas par la force physique qu’on contraint / exploite l’autre, c’est en faisant corps totalement avec ce système qui se nourrit aussi bien de ses éléments conscients que de ses éléments moins conscients, parce qu’ils n’ont pas forcément le choix.

Ariane « traduit » le système, elle même dans l’étau du système.

La tension, l’attention, la détention

Il y a peu de scènes dans ce film où la tension n’est pas palpable, insidieuse.
Le film parvient néanmoins, jouant tour à tour de l’économie de la tension et de l’économie de l’attention à ne jamais « plomber » le sujet. On retrouve la grandeur et la générosité des personnages de Ken Loach, leur lumière intérieure qui traverse parfois l’écran. Ces travailleurs venus hispanophones, transférés là dans le cadre d’un programme d’immigration saisonnière, sont en réalité en détention : ils ne savent pas ce qu’ils signent, ils fuient tous quelque chose et tiennent à rester là, ils vivent les uns sur les autres dans un monde d’hommes, surveillés, sanctionnés, ponctionnés… Chaque tentative d’échapper à ce cadre de détention se solde par une sanction, un resserrement du système, une menace de plus.

Il y a pourtant au sein du groupe des hommes bons, des hommes moins bons, des histoires et des destins que portent chaque visage et chaque corps que réunit le magnifique casting du film.

Veuve et Madone ? #1 : Ariane… sur un fil…

Ariane est souvent sombre, prise dans l’étau du système, mais également entre l’urgence de la résignation (elle n’a pas le choix au regard de sa situation et il est urgent pour elle d’intégrer ce processus lent de soumission, tous le monde le lui dit !) et l’incandescence du coeur qui, on le sait assez vite, l’amènera à se rebeller quand le système montre une faille.

A l’image de la Promesse, le premier film des frères Dardenne, c’est l’accident qui craquelle le système et laisse poindre la force de l’humanité… Une petite musique cède la place à une autre petite musique… Il n’y a pas de spectacle, d’explosion, de sang. Il y a cette transformation silencieuse qui soudain trouve sa place et révèle la force, la vraie, et toute sa détermination. Elle s’insinuera dans la faille, au risque des dommages collatéraux.

Effacement, écrasement : tout un système

Une réunion de routine. Un rituel du système. Tout ce qui compte, c’est le résultat… Si tant est que résultat il puisse y avoir dans le système. Parce qu’il faut nourrir la bête, anonyme et sans visage, insatiable quand il s’agit du gain.

Lors de cette réunion téléphonique, le patron lui-même est pris en faute — on avait dit que dans la troupe, y’a pas de jambe de bois —, le rendement ne suffit pas. Dans cette bascule de point, même le patron s’écrase devant la toute puissance du système, l’heure est grave. Subir ou sévir, presser encore ? On sait que ça va se durcir jusqu’à la rupture.

Veuve et Madone ? #2 : Veiller les vivants…

Rupture il y a… Pour rester là et travailler plus encore, l’un des ouvriers se gave de cachet contre la douleur. Son corps dit non.

Auprès de lui, dans la chorégraphie d’hôpital qui se joue tout autour, Ariane traduit ce qui reste : le corps qui doit tenir, la vie là-bas et les gens qui comptent, que sa main est le lien, la capacité des médecins à le sauver.
Une scène dure, mais faite de ce que peut le cinéma de plus juste dans sa retranscription du réel et ses drame, faite de ce que peut de plus pudique le cinéma envers ce qui ne se montre pas. Ariane se révèle comme celle qui, au fond, veille les vivants dans la gravité autant que dans ce qui pourrait arriver de meilleur.

Femme puissante !

Ariane Castellanos donne ses traits à cette femme « puissante » qui ne se pose plus guère la question d’avoir ou d’être, elle « est et elle « fait ». Elle porte sur elle une maturité et une histoire.
Peu de sourire sur ce visage et ces yeux qui, à eux-seuls, sont une histoire et des traversées. Mais une présence déterminée, pensante, bientôt en mouvement.

En préparant ce retour d’écran, je repensais à Ken Loach et à son improbable Looking for EricAriane Castellanos parvient au même prodige que notre Cantona porté au rang de saint dans le film de Ken Loach : sitôt qu’elle arrive à l’écran, elle est une lumière dans la nuit, la « cheville ouvrière » de cette histoire, celle qui, silencieusement et prête à en payer le prix, va faire basculer l’édifice monstrueux.

Le mot de la fin

« Si tu viens visiter un jour ton pays, je voudrais t’accueillir », c’est à peu de chose près le mot de la fin du film. Apaisée. En tous cas, dans le chaos des dommages collatéraux (les travailleurs sont renvoyés chez eux…), en paix avec elle-même.

 

 

 


Le film

Synopsis

Nouvellement embauchée à titre de traductrice français-espagnol dans une usine employant des ouvriers guatémaltèques, une jeune femme entreprend avec ces derniers une résistance quotidienne pour lutter contre l’exploitation dont ils sont victimes.

89 minutes • Canada / France • 2023
avec Ariane Castellanos, Marc-André Grondin, Nelson Coronado, Micheline Bernard, Eve Duranceau, Luis Oliva, Gerardo Miranda, Antonio Ortega, Marvin Coroy, Maria Mercedes Coroy, Hubert Proulx, Émile Schneider • Scénario et Réalisation: Pier-Philippe Chevigny • Production: Geneviève Gosselin-G., Le Foyer Films / Miléna Poylo, Gilles Sacuto, Alice Bloch, TS Productions / Jean-François Bigot, Camille Raulo,  JPL Films • avec la participation financière de la SODEC, de Téléfilm Canada, du Fonds Harold Greenberg, du Conseil des arts et des lettres du Québec, des crédits d’impôts fédéraux et provinciaux, de Eurimages, de la SACD, de la Région Bretagne en partenariat avec le CNC, en association avec UniversCiné et en collaboration avec Radio-Canada • Distribution: FunFilm Distribution • Conception sonore: Jérôme Gonthier – Costumes: Kelly-Anne Bonieux • Direction artistique: Yola Van Leuweenkamp • Montage images: Amélie Labrèche • Musique: Félicia Atkinson • Photographie: Gabriel Brault-Tardif – Son: Philippe Lecoeur, Jean-Guy Véran

sur le film lire aussi :

« Richelieu »: un système capable du pire de François Lévesque sur Le devoir.com ICI 
« Richelieu » : criant de vérité  de Geneviève Bouchard, sur Le Soleil .com ICI


L'auteur : Pier-Philippe Chevigny

Pier-Philippe Chevigny étudie le cinéma à l’Université de Montréal où il obtient une maîtrise en études cinématographiques. Il réalise des clips et des publicités tout en se consacrant à la réalisation d’oeuvres cinématographiques. Ses films ont voyagé à l’international et on reçu différents prix et distinctions : Recrue a notamment été présenté au Toronto International Film Festival en 2020 et a participé à la course aux Oscars pour la catégorie Best Live Action Short Film. Son premier long-métrage, Richelieu a eu sa première internationale le 8 juin 2023 au Festival du film de Tribeca. Le film avait été présenté à la Berlinale au Talent Project Market et au Tiff Filmaker Lab (Toronto) en 2020.

 

 

Filmographie : Carré de sable (2011, 17 min.) • La Résistance d’Hippocrate (2013, 27 min.) • La Gardienne (2013, 8 min.) • Tala (2013, 15 min.) • La Visite (2015, 8 min.) • Les Jours qui suivront (2017, 10 min.) • Hamecon (2019, 15 min.) • Recrue (2019, 15 min.) • Richelieu (2022, 88 minutes)