Un livre sur le web collaboratif paru cet été nous place devant les réalités du phénomène et les enjeux qu’il représente. Auteurs, producteurs, citoyens : nous sommes tous concernés.

Deux chercheurs en sciences de l’information à l’Université Paris 8 développent la thèse selon laquelle le Web 2.0, loin d’être une technologie neutre au service des usagers, est une machine de guerre économique. Paru aux Presses universitaires de Grenoble, LE WEB COLLABORATIF de Philippe Bouquillon et Jacob T Matthews constitue un point de vue précieux sur une réalité qui s’impose.

Dans l’univers mirifique du web collaboratif, chacun peut devenir créateur de contenus. Les échanges entre internautes donnent lieu à des œuvres collaboratives. Dans cette perspective, les industries de la culture, qui persévèrent à vouloir rémunérer les créateurs et faire payer les consommateurs, sont condamnées. Selon l’adage que ce ne sont pas les constructeurs de diligence qui ont inventé l’automobile, la production audiovisuelle ne survivrait pas à cette mutation. D’après un responsable de sites d’échange de vidéos cité page 23 : « Les industries de contenu sont terrifiées par les nouveaux médias numériques tandis que certains investisseurs institutionnels ont décidé de les laisser mourir à défaut de les accompagner dans leur ajustement face au nouveau modèle. » On peut frémir en songeant à nos élus, peut-être tentés par le mirage économique.

Il est donc utile de comprendre ce que ce bouquin raconte, à commencer par les modes opératoires du web collaboratif et ses motivations profondes, ainsi que le déploiement d’une nouvelle économie qui voudrait reléguer au rang d’archaïsme l’industrie culturelle en place (car les nouvelles industries de la culture se présentent comme l’une des issues potentielles de la crise). En page 45, nous revoilà épinglés : « La routinisation des procès de production, facilitée par la présence des financements publics, est la cause d’une crise de créativité des organismes culturels comme la télévision publique. » Par opposition « l’introduction de nouveaux acteurs et la pénurie des ressources sont les gages d’un renouvellement esthétique. » Il s’agit bien pour ces acteurs d’opérer une rupture révolutionnaire, avec pour cible un système désuet qu’il s’agit d’abolir.
Je ne serai pas de ceux qui pleureront la Télévision de Papa (terme employé dans la novlangue pour désigner l’univers dans lequel nous gravitons), mais j’aimerais quand même pouvoir me réjouir un peu plus des perspectives que nous fait miroiter le Web 2.0. Or, à lire Bouquillon et Matthews, il n’y a pas de quoi.

Pratiques
« Nombre de sites hébergent des contenus sans respecter les droits de propriété. Ils participent ainsi de l’économie de piratage dont ils profitent directement. » Puisque l’industrie de la culture est à bout de souffle, autant la piller. Le président de Coca Cola enfonce le clou en affirmant que les contenus ne relèvent plus de la propriété intellectuelle. L’éditeur nouvelle génération – qui ne se nomme d’ailleurs plus producteur – puise dans le vivier de jeunes pratiquants qui s’exposent sur le net, s’épargnant ainsi bien des charges. Pour entretenir la flamme collaborative, les sites dispensent tout « un discours sur l’émancipation et la créativité, forgeant l’image d’un usager-artiste. Il faut donner l’illusion d’être repérable par des agents artistiques » qui ouvriront ensuite les portes d’un monde professionnel bien réel. Or la quête artistique est un leurre, il s’agit avant tout « d’attirer une masse d’internautes pour maximiser le trafic et donc les recettes publicitaires. » Est ensuite explicité la stratégie des sites, qui paient à bon prix quelques produits premium pour la vitrine, le reste étant constitué de contenus fournis spontanément par les usagers.

Raison d’être
Le web collaboratif a beau se donner une façade humaniste, sur sa dimension relationnelle et d’épanouissement personnel, il n’en est rien. En réalité, la mobilisation des moyens est proportionnelle à un enjeu économique, absolument fabuleux : le web collaboratif permet un grand bond en avant dans la traçabilité des individus. « Les sites du web collaboratif ont besoin de contenus autoproduits destinés à dévoiler les goûts et pratiques de consommation culturelle, et par extrapolation dans d’autres domaines, ce qui facilite le ciblage des publicités et des offres commerciales, et la production d’informations marketing. (…) Le consommateur engagé peut participer à la construction de la notoriété des produits, par sa capacité à drainer vers son site d’autres consommateurs engagés, prisés par les annonceurs. » Quand on sait que cette identification fine des individus dans une société en réseau sert aussi bien la veille et l’investigation policière, publique ou privée, on hésite à s’enthousiasmer davantage. Poursuivons cependant sur le volet commercial, qui est largement développé dans le livre : « Les grandes marques cherchent à tirer parti des opportunités offertes, se présentant de moins en moins comme cherchant à vendre tel ou tel produit, mais comme des entertainment companies. Il s’agit de créer un univers, tandis que les producteurs de contenus, les sponsors et les annonceurs sont appelés à collaborer afin de construire un total entertainment package. » Coke Music est un des sites les plus consultés par les adolescents américains, et le président de Coca Cola parle de capital émotionnel : “Nous déploierons toute une série de mesures et d’outils afin de pénétrer les cœurs et les esprits. À cette fin, nous promouvons des représentations qui libèrent l’émotion et favorisent les connexions” ».

On atteint des sommets quand un directeur de la création d’une plateforme d’échange de vidéos avance : « Votre cerveau est conçu pour répondre à des images et pas à du texte. Quand vous lisez, vous essayez de comprendre, mais si vous voyez quelque chose, vous pouvez réagir spontanément. Sur le plan émotionnel, c’est une expérience puissante. »

LE WEB COLLABORATIF fournit au lecteur des éléments d’appréciation et aborde l’impact du Web 2.0 en termes de rapports sociaux et de mise en question des sciences humaines. Le constat dressé, il ne reste plus qu’à réfléchir aux issues. Pour ma part, je n’en vois pas d’autre qu’une irruption massive et volontaire d’un web public qui ouvre d’autres fenêtres que celles qui donnent sur le totalitarisme soft des multinationales.

Serge Steyer

LE WEB COLLABORATIF, mutations des industries de la culture et la communication
de Philippe Bouquillon et Jacob T Matthews, Presses universitaires de Grenoble 2010 – 15€