Entre autres temps forts dans la programmation de sa dernière édition dédiée à Rio, le festival Travelling projetait en sa présence l’œuvre poétique, cinéphilique et sensuelle d’un jeune cinéaste brésilien brillant à l’univers très personnel. Entretien avec Gustavo Beck.
– Dans »Chantal Akerman, de cà », vous soumettez la cinéaste à un exercice aussi difficile que cruel en lui demandant de répondre à brûle-pourpoint à un questionnaire très général sur le cinéma. Je vous propose de commencer cet entretien en vous retournant quelques-unes de vos questions, un peu à la manière de… Tout d’abord, qu’est-ce que le cinéma pour vous ?
– Gustavo Beck : (Rires, ndrl). Pour moi, cette question est vraiment celle qui résonne dans toute l’histoire du cinéma. Je dirai à la suite de Chantal Akerman que c’est avant tout quelque chose qui a à voir avec le temps et l’espace. C’est aussi quelque chose qui nous permet de nous projeter à la fois dans de nouvelles expériences et dans des expériences du passé. Je veux dire par là que le cinéma peut se confondre avec la mémoire ou s’y substituer : on croit avoir vécu quelque chose alors qu’on l’a rêvé. Le cinéma accompagne ce mouvement-là. Dans Le Travelling de Kapo, Serge Daney écrit en substance que « les films que l’on a regardés au début de notre vie, ce sont les films qui nous ont vus enfants » (1). Je trouve ça vraiment très beau. Les premiers films que l’on voit nous inspirent, se perdent dans notre mémoire ; pourtant, d’une certaine manière, ils demeurent en nous avec une force et une affection presque intactes, à condition de ne pas les revoir…
– Quelles sont vos influences ? Et savez-vous les retrouver dans votre travail documentaire ?
– G.B. : ces questions m’inspirent une réponse en deux temps : il y a l’empreinte de cinéastes que je peux identifier dans mes films, et ceux que j’aimerais beaucoup pouvoir y trouver ! Pour ce qui est d’une empreinte et d’une influence directe sur mon travail, je citerai Chantal Akerman évidemment, mais aussi Pedro Costa, Abbas Kiarostami, James Benning, Raymond Depardon, Jia Zhang-Ke… et le cinéaste qui est, à mes yeux, le plus intéressant aujourd’hui : Wang Bing. Je trouve le cinéma chinois en général passionnant, le cinéma portugais aussi est très intéressant. Et il y a les autres, nombreux, des maîtres dont le cinéma m’a nourri et tellement enrichi : Eustache, Garrel (Philippe !…), Dreyer, Pialat, Bresson, Straub & Huillet, Rivette, etc.
– Pourquoi avez-vous choisi le cinéma comme moyen d’expression ?
– G.B. : d’une certaine manière, je n’avais pas le choix ! Depuis tout petit, le cinéma a occupé une place très importante dans ma vie et beaucoup de mon temps. Même si je ne suis pas en train de faire un film, le fait d’en regarder ou de parler de cinéma m’apporte un immense plaisir.
A Casa de Sandro : une tentative patiente de cerner l’essence et le mouvement du geste artistique
– Mais pourquoi pas un autre art comme la photographie, la littérature ou la peinture que vous mettez en scène dans A Casa de Sandro ?
– G.B. : dans le cinéma justement, je peux retrouver le mouvement des corps, la fluidité de l’image, ce que la photographie ne permet pas. Je n’ai aucun talent pour écrire et je n’aime tout simplement pas ça. Mes scénarios ne font d’ailleurs qu’une ou deux pages maximum.
– Vous ne pourrez donc jamais produire vos films en France !
– G.B. : nii en France ni nulle part ailleurs dans le monde ! C’est en partie pour cela que j’ai créé ma société de production, If You Hold a Stone. C’est à mon sens l’un des grands problèmes du cinéma aujourd’hui. Un cinéaste passe plus de temps à écrire son film qu’à le faire. Comment penser le cinéma d’Andy Warhol, de Shirley Clarke ou de Michael Snow aujourd’hui, dans de telles conditions ? C’est tout simplement impossible. On peut trouver des exemples dans des productions plus récentes : le film Léviathan (de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, ndrl) réside tout entier dans l’expérience du tournage, il n’existe pas dans l’écriture.
– Vous pensez que l’inspiration s’épuise à mesure que l’on écrit et réécrit ?
– G.B. : chaque artiste travaille à sa manière. Dans mon cas, je perds un peu l’intérêt pour le projet à force d’écrire. J’ai vite le sentiment de connaître le film en entier. Ce que je cherche quand je me prépare à tourner, c’est à découvrir le film au fur et à mesure. Pour moi, ce moment du tournage est un moment très délicat, très tendu ; je ne sais pas très bien où je vais. À mesure que je tourne, je trouve, j’élimine, j’avance à pas feutrés, à l’écoute : c’est ma méthode de travail. J’emprunte un chemin qui me semble être le bon. Confirmations et certitudes ne viennent qu’au moment du montage. C’est là que la force motrice et créatrice du documentaire apparaît. Le matériau vient du tournage, mais c’est au moment du montage que le film naît : c’est là que le recueil d’impressions trouve son articulation. C’est une autre forme d’écriture et qui ne me déplaît pas cette fois, bien au contraire.
– Revenons une dernière fois à notre questionnaire : comment pensez-vous, composez-vous le cadre ?
– G.B. : c’est un processus très instinctif. La place de la caméra dépend de ce que je cherche dans mes plans : mouvement ou fixité. Mais il y a une chose récurrente dans la composition de mes cadres, c’est la distance avec le sujet que je filme.
Chantal Akerman, de cà : un hommage à la cinéaste
– Dans A Casa de Sandro et Chantal Akerman, de cà, en effet, vous vous tenez à distance de vos personnages. On ne peut pas en dire autant dans O Inverno de Zeljka : vous les filmez de très près quand vous entrez chez eux.
– G.B. : c’est parce que c’est un film de paysage. De paysages graphiques d’abord, avec un long travelling en train, puis de paysages humains. Quand je m’approche de ces gens, c’est que j’essaie de trouver en eux une sorte d’effervescence des corps. O Inverno de Zeljka est un cas à part dans ma filmographie; c’est un film qui m’a été commandé par un laboratoire. Je voulais faire un film qui soit un voyage dans le cinéma primitif, jusqu’aux débuts du cinéma ; ce travelling est long, justement pour provoquer ce sentiment d’un voyage difficile et riche à la fois, jusqu’à la naissance du mouvement. Une fois que le train arrive en gare, ce qui est en jeu c’est une double négociation : comment moi je filme le monde qui se présente et comment ce monde entre en contact avec moi, la manière dont il m’oblige à évoluer pour pouvoir continuer à filmer. Cette façon dont je cadre ces visages – ce qui a été un mouvement instinctif pendant le tournage – me semble intéressante en regard de ce premier mouvement : le film commence à la naissance du cinéma et se termine dans les années 60, avec ces manières de portraits qu’ont fait tant d’artistes à l’époque.
O Inverno de Zeljka, un envoûtant voyage muet et hors du temps
Mes autres films sont en général des portraits, des biographies de personnages solitaires. Ce qui m’intéresse vraiment, en plus de partager une expérience, un temps biographique, c’est de partager une relation filmique avec mes personnages. La distance que j’établis, c’est en fait la construction d’un espace filmique qui respecte leur propre espace et leur permette de s’exprimer. C’est à distance et dans l’observation que l’on capte le mieux son sujet, que l’on apprend le mieux à le connaître et à s’en approcher.
– Votre prochain film, »O Arquipelago », sera présenté en compétition au Cinéma du Réel et vous venez d’avoir une semaine rétrospective de votre œuvre à la cinémathèque française (4 films) : quelle place occupe pour vous le cinéma français et quel effet cela vous fait-il d’être invité dans des lieux aussi emblématiques ?
G.B. : pour ce qui est de ces invitations, outre le fait que c’est pour moi un grand honneur, cela me rend très heureux de pouvoir projeter mes films ailleurs et de parler aux gens, de toucher des publics différents. Quant au cinéma français, il a été et est encore aujourd’hui une référence internationale. Je travaille aussi comme programmateur. Je continue donc à étudier l’histoire du cinéma en même temps que je cherche de nouveaux films. Pour moi, les noms les plus intéressants dans le documentaire aujourd’hui sont ceux de réalisateurs français : Sylvain George, Emmanuelle Demoris, Narimane Mari ou Verena Paravel par exemple.
Rio : plus qu’un décor, la ville est le sujet du film
– Avec O Arquipelago, Rio passe pour la première fois au premier plan : la ville devient plus qu’un décor, le sujet de votre film.
– G.B. : oui, en effet. J’y fais le portrait d’une famille qui vit à Rio. La ville est aujourd’hui en pleine transformation physique, émotionnelle, sociale et politique. À mesure que je tournais, tout ça a pris de plus en plus de place et de sens à l’intérieur même du film. Ce tournage a duré trois ans. À l’origine, je voulais faire un long-métrage, mais comme je ne suis pas un bon écrivain, je n’ai pas trouvé de partenaire… Je me suis donc trouvé contraint à produire un film d’une demi-heure malgré la centaine d’heures de rushes dont je disposais. Résultat : c’est le film que je voulais faire.
Propos recueillis par Gaell. B. Lerays
(1) “Je connais peu d’expressions plus belles que celle de Jean-Louis Schefer quand, dans »L’Homme ordinaire du cinéma », il parle des “films qui ont regardé notre enfance”. Car une chose est d’apprendre à regarder les films en « professionnel » (…) et une autre est de vivre avec ceux qui nous ont regardés grandir et qui nous ont vus, otages précoces de notre biographie à venir, déjà empêtrés dans les rets de notre histoire”, in »Le travelling de Kapo », article de Serge Daney, in Trafic n°4, 1992, p. 8.
Photo de Une : Gustavo Beck copyright Gwenael Saliou