Vers une refonte de la chronologie des médias : la nécessité de nouvelles règles


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La 17ème édition des Rencontres de Films en Bretagne s’est tenue du 5 au 6 octobre au Centre des congrès et au cinéma Arletty de Saint-Quay-Portrieux.  C’est sous un soleil radieux, et dans un décor naturellement somptueux, que les professionnels du cinéma et de l’audiovisuel de France, mais aussi de Belgique et d’Italie, se sont retrouvés pour prendre des nouvelles, et en donner… Retour sur l’une des tables rondes de la programmation 2017 : Chronologie des médias, comment garantir l’accès des publics aux œuvres.

La chronologie des médias aurait-elle fait long feu ? S’il n’est question pour aucun des opérateurs concernés sur le territoire d’emprunter la voie des conclusions définitives, l’urgence d’une refonte apparaît, enfin, à la plupart d’entre eux. Enfin, car la dernière mouture de cette réglementation en matière d’exploitation des œuvres de cinéma date de 2009, et que, depuis, le monde a changé. Le gouvernement en a lui aussi pris acte, qui a donné 6 mois aux acteurs de la filière pour trouver un accord interprofessionnel. Le Ministère de la Culture vient par ailleurs de nommer un médiateur pour les y aider. Sans cet accord, on pourrait légiférer sans eux. Le compte-à-rebours a commencé…

C’est dans ce contexte de réflexion bouillonnante autour d’une réforme qui touche à des enjeux déterminants pour la filière et vitaux pour les œuvres, que se tenait une table ronde sur le sujet aux dernières Rencontres de Films en Bretagne. Un rendez-vous pour mieux comprendre ce qui se joue là de si important, et qui choisissait de concentrer les débats sur une part de cette réalité riche et complexe : le cinéma documentaire.
Autour de Jean-Yves de Lépinay, président d’Images en Bibliothèques, qui modérait les échanges, des acteurs du secteur sont venus témoigner du rapport qu’ils ont à cette chronologie des médias en l’état, et de ce qu’elle induit, ou n’induit pas dans leurs pratiques : Laurent Bécue-Renard, réalisateur, producteur et distributeur (Alice Films) ; Saïda Kasmi, distributrice (Blue Bird distribution) ; Hugues Quattrone, délégué général du syndicat de distributeurs indépendants (DIRE) ; Célia Penfornis, coordinatrice de l’association de diffusion et de promotion du cinéma documentaire (Comptoir du Doc) . Une façon aussi de revenir aux fondamentaux et à leur défense : la création culturelle dans sa diversité d’une part, la visibilité des œuvres par le public le plus nombreux et le plus large possible d’autre part. Tout en évoluant.

Vices et vertus de la chronologie des médias, en l’état

Table ronde Chrono media © YLM Picture
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Un point rapide s’impose sans doute pour rappeler ce qu’est cette spécificité française, la chronologie des médias. Il s’agit d’un ensemble de règles régissant les formes d’exploitation des œuvres cinématographiques et leur succession dans la durée et dans le temps à partir de la sortie en salle. De ce premier acte supposé, jusqu’à la possibilité d’une mise à disposition gratuite d’une œuvre, des fenêtres s’ouvrent et se referment en fonction des règles de cette chronologie (qui tient compte de la hauteur du financement de chaque opérateur pour ce faire) parmi lesquels le « gel des droits VàD » qui intervient durant la fenêtre de diffusion des films à la télévision, entre le 10e et le 36e mois (1). Hugues Quattrone résumait les choses en ces termes : « le principe de cet accord professionnel est de séquencer les modes de diffusion pour que chacun ait une exclusivité, qu’il monnaie. Cela répond à une logique de production et permet d’assurer que les œuvres trouvent un financement, qu’elles existent. »

Ceci étant dit l’apparition de nouveaux acteurs, le nombre exponentiel des sorties chaque semaine et la mutation des modes de consommation des publics la rendent caduque par endroits.

Ces nouveaux acteurs, chacun les connaît, il s’agit en particulier des opérateurs de VàD et de SVàD : il en est de vertueux (les plus nombreux), d’autres moins (Netflix notamment, qui ne se soumet pas aux obligations de financement des œuvres. Il n’est pas le seul).
Les salles doivent par ailleurs faire leur choix de programmation parmi une quinzaine de nouvelles sorties par semaine en moyenne. Ce qui les conduit à ne pas programmer un pourcentage croissant de films, et à programmer les autres moins longtemps, c’est-à-dire, dans le cas du cinéma indépendant, deux semaines à l’affiche et en plein programme (un minima obtenu en mai 2016 dans le cadre des Assises du cinéma par les professionnels de la filière indépendante).
Les nouveaux usages sont ceux qui sont nés avec cette nouvelle offre de vidéo à la demande, avec ou sans abonnement, et la facilité d’accès aux œuvres via le numérique (y compris de manière non-légale), et qui font qu’un usager choisit en fonction du moment et de ses envies où il verra tel film et sans vouloir attendre pour cela.
Toujours d’après Hugues Quattrone, et en suivant le pire des scénarios, « si plus aucun exploitant de salles ne programme un film, il ne peut ensuite être vu qu’à partir du 4e mois de son exploitation et jusqu’au 10e, en VàD. Il disparaît à nouveau de tous les écrans jusqu’au 36e mois – exception faite d’une éventuelle diffusion ponctuelle sur une chaine de télévision –, où il peut revenir en SVàD… Ce qui pose une autre question : celle de prendre en compte les contributions de ces plateformes à la création, et d’avancer leur fenêtre en conséquence. »
Ce manque de souplesse dans la succession des fenêtres et la discontinuité dans la disponibilité des œuvres conduisent à un manque de visibilité problématique, qui touche en particulier les productions les plus fragiles. Et qui peuvent aller jusqu’à contredire les principes de diversité et d’accès qui légitiment la chronologie.

La chronologie des médias en pratiqueS

Il est certains acteurs de la filière qui font sans, ou à côté de cette chronologie des médias pour rendre les films visibles – les siens dans le cas de Laurent Bécue-Renard ; ceux des autres pour Célia Penfornis et l’association qu’elle représente – ; il en est d’autres qui font avec, telle Saïda Kasmi. Tous trois ont partagé leurs points de vue, singuliers, sur la question.

Celia Penfornis © YLM Picture
Célia Penfornis © YLM Picture

« À Comptoir Du Doc, on ne se pose pas vraiment la question de la chronologie des médias », commençait Célia Penfornis. « La plupart des lieux où nous programmons sont du domaine non commercial, même s’il nous arrive aussi d’avoir des partenariats avec des salles de cinéma. Avec elles, nous cherchons à travailler en bonne intelligence et en complémentarité, et ça fonctionne en général, même si dans certains endroits on peut arriver à des blocages qui sont le plus souvent au détriment de l’oeuvre et des publics. Même si l’on sait que la chronologie des médias existe, nous n’y sommes réellement confrontés que lorsqu’un distributeur refuse que nous programmions un film au motif de cette chronologie. En tant qu’acteurs de la diffusion culturelle, ce que nous cherchons avant tout c’est à décloisonner et à (re)créer du lien social, à aller chercher des publics et à les emmener voir des films qu’ils n’auraient jamais découverts autrement. Tout plutôt que faire entrer des œuvres dans des créneaux et des gens dans des cases. Ces documentaires que nous programmons et que l’on s’accorderait tous ici à trouver intelligents et utiles à notre société, ils ne sont vus que par un tout petit nombre de nos concitoyens. C’est là qu’est le problème pour nous et c’est à cet endroit que nous nous situons. »

Laurent Becue-Renard © YLM Picture
Laurent Bécue-Renard © YLM Picture

Laurent Bécue-Renard mettait aussitôt après ses pas dans les pas de Célia en avouant lui aussi « se préoccuper assez peu de la chronologie ». C’est pour avoir la maîtrise de tout le processus, du plaisir à chaque étape, pour cumuler aussi les possibilités d’être ayant-droit (et avoir ainsi une chance de s’en sortir en faisant les films tels qu’il veut les faire, dans la longue durée) qu’il monte sa propre société de production et de distribution, Alice Films. Il dit son besoin d’échanger avec le public, et les quelques centaines de débats auxquels il participe pour chacun de ses films attestent de la force de ce désir. Et pour rencontrer le public, il faut parfois contourner les lois : « Officiellement, je respecte le cadre légal de la chronologie, mais si l’on me propose du non commercial en troisième semaine d’exploitation, je ne dis pas non. Malgré l’accueil qu’ont mes films, je sais bien que je ne ferai pas des centaines de milliers d’entrées. Sauf à trouver un accord particulier avec un cinéma comme le Panthéon – qui s’est engagé comme co-distributeur de Of Men and War et a gardé mon film deux mois à l’affiche en pleine exploitation –, les gens ne voient mes films que si je suis là. Quand dans un bassin de population toutes les salles refusent le film en pleine exploitation, qui peut me reprocher de faire du non commercial à côté. Nous ne rentrons d’ailleurs en concurrence avec personne dans ce cas ! »

Saida Kasmi © YLM Picture
Saïda Kasmi © YLM Picture

« La distribution, c’est un numéro d’équilibriste : dès qu’on a l’intention d’acquérir les droits sur un film, il faut savoir où l’on veut s’arrêter pour savoir où se situer dans la chronologie et comment faire de contraintes, des leviers pour aider à fragmenter, puis à amortir les risques que l’on prend. Chaque fenêtre représente pour moi la possibilité d’un retour sur investissement. » Droits d’exploitation en salles, droits d’édition vidéo, droits télé…, la distribution a tout à voir avec le sujet : « je suis celle qui, potentiellement, peut tout conquérir, mais il me faut tout considérer, tout analyser pour décider du meilleur pour chaque film en fonction de son univers, de son économie, de sa thématique, de sa durée. En sachant que dans ce domaine, il n’y a que des irrégularités et qu’il faut s’adapter. Chaque film est une histoire », observe Saïda Kasmi. Ce qui signifie pour la distributrice qu’elle est aujourd’hui, dialoguer d’abord avec les salles, décider à qui donner « la primeur d’une avant-première », convaincre certains exploitants de passer la main, travailler l’exposition sur la durée, et insérer le non commercial dans cette stratégie.
Si elle est, semble-t-il, optimiste de nature, Saïda Kasmi n’en oublie pas pour autant les mutations à l’œuvre. Elle se dit « favorable aux dégels, aux resserrements, et pourquoi pas, au contraire, à l’allongement des durées, du moment que ce soit au bénéfice du film et de son économie. Et à celui du réalisateur qui s’engage. »
Elle prend l’exemple du dernier film de Clément Cogitore, Braguino, projeté en avant-première au cinéma Arletty le soir de l’ouverture des Rencontres, et qu’elle distribue : « c’est un projet où le cinéma est au centre, mais qui est construit avec des chemins de narration qui vont vers d’autres publics avant, ceux des espaces d’exposition, de l’art, les établissements à la rencontre des étudiants… avant de revenir à la salle. Clément vient des arts plastiques, on est donc allés dans cette direction avant de rejoindre le chemin cinématographique. »

Et demain on va où ?

Hugues Quattrone © YLM Picture
Hugues Quattrone © YLM Picture

Puisqu’il semble y avoir une histoire pour chaque film, y compris dans son exploitation, comment rendre la chronologie des médias adaptable, en fonction de quels critères et sans léser aucun des opérateurs ? C’est en substance la question que posait Jean-Yves de Lépinay après ces interventions.
Il semble que les réflexions en cours concernent plus particulièrement la fenêtre de la salle, avec la possibilité d’ouvrir le champ de son activité sur de nouveaux supports, si la technologie le permet. Hugues Quattrone pense à « des formes d’exploitation alternatives », à « une ouverture des salles de cinéma à la dématérialisation par exemple, une manière de continuité numérique de ce qu’elles auraient montré en salles et qui permettraient de combler les creux et d’éviter l’invisibilité pour les œuvres, en favorisant du même coup l’offre légale. Le but pour nous est d’introduire cette notion-clé de l’expérimentation, sans remettre en question les 4 mois d’exploitation exclusives dont on s’aperçoit qu’elles sont utiles voire vitales pour les productions plus confidentielles et pour les salles qui ont un accès plus tardif aux œuvres. »
Une autre possibilité à l’étude serait celle dite du « glissement de fenêtres » et qui pourrait en partie résoudre le problème d’invisibilité dont on parlait plus tôt, en permettant de glisser d’une fenêtre de diffusion à l’autre en fonction de qui a financé l’œuvre en question. »
Quant à l’idée de traiter différemment les films en fonction de leur genre – puisque l’on sait que le documentaire a un accès moindre et plus difficile aux sources de financements que la fiction – cela pose la question du déplacement des frontières au sein du genre, de la classification, mais Hugues Quattrone ne semble pas totalement écarter cette possibilité. Il évoque une autre piste, celle d’une disponibilité de l’œuvre à géométrie variable, en fonction des partenaires qui ont participé à son financement…

Tout le monde s’accorde à dire que les négociations en cours devront aboutir, même si les positions de chacun ne se rencontrent pas toujours et que des blocages subsistent.
Ils concernent par exemple de nouvelles formes de concurrence pour les chaînes de télévision gratuites avec la remontée attendue des fenêtres de SVàD, en contrepartie de quoi elles réclament une baisse de leurs obligations d’investissement.
Il est aussi question d’accorder une 3e coupure publicitaire des films sur les chaînes privées (la proposition vient du Sénat) et d’ouvrir le champ de la publicité pour le cinéma à la télévision, deux mesures auxquelles DIRE est fermement opposé : « c’est pour nous une mesure antidiversité : les plus grosses structures vont s’en saisir pour faire la promotion des œuvres les plus visibles. »
Hugues Quattrone parle enfin d’un autre point de blocage : « le rapprochement de la sortie salles des services de vidéo par abonnement du type Netflix, quand il n’y a pour ces opérateurs internationaux aucune obligation à financer la création. » L’ensemble de la filière cinéma est ouvert à un rapprochement à condition que ces services prennent des engagements sur ce point. Il ajoute que « la taxe par le CNC de 2% des recettes publicitaires de toutes les plateformes vidéos payantes et gratuites à destination du public français, vient d’être votée, mais c’est peu et très différent d’une participation directe au financement d’un certain type d’œuvres ! »

JY de Lepinay © YLM Picture
Jean-Yves de Lépinay © YLM Picture

Jean-Yves de Lépinay le rappelait en conclusion, « ce n’est pas le rôle d’une table ronde que de faire des propositions concrètes, mais celui de nourrir le champ de la réflexion et d’ouvrir quelques pistes. »
Quelques fenêtres se sont donc ouvertes sur la création, les manières de la soutenir et de la diffuser au mieux, et pour le plus grand nombre, tout en garantissant à ceux qui la financent les conditions de leur existence. Les acteurs de la filière doivent jouer des équilibres en place pour trouver un nouvel agencement qui convienne à une chronologie des médias qu’il faut moderniser sans trahir ses principes fondateurs, de diversité, de pluralité, et d’équité.

Gaell B. Lerays

(1) Les principales fenêtres sont les suivantes, qui prennent toutes la sortie en salle comme point de référence : la première fenêtre est celle des salles de cinéma, la seule bénéficiant d’une exclusivité, elle dure 4 mois ; lui succèdent celles du DVD et de la VàD ; puis c’est à 10 mois le tour des chaînes de télévision payantes, à 22 mois celui des chaînes gratuites (ayant des engagements de coproduction d’au moins 3,2 % de leur chiffre d’affaires, à 30 mois pour les autres) ; et à 36 mois celui de la SVàD. La mise à disposition gratuite des œuvres ne peut intervenir qu’après 48 mois… À noter que la diffusion non commerciale ne peut pas démarrer avant un an révolu à partir de l’obtention du visa, exception faite des séances organisées par des cinémathèques et les associations et organismes assimilés habilités à diffuser la culture par le cinéma. Le délai est alors de 6 mois.