Douze ans après Illumination, un nouveau film de Pascale Breton sort sur les écrans français en deux temps : le 2 mars pour les salles bretonnes, le 9 pour les autres. La cinéaste et son équipe étaient les invités du festival Travelling, lors d’une séance spéciale au Ciné-TNB. Suite Armoricaine s’y est joué dans une salle bondée et devant un public comblé. Suite Armoricaine est un film-monde.

 

Ce qui est rare est précieux, ce qui est précieux est rare. La cinéaste Pascale Breton et son œuvre possèdent ces deux qualités. On attendait la suite, et la suite est venue, de loin, ici et maintenant (1), pour nous parler de temps, justement…

On ne lit pas plus qu’on l’entend ce pluriel à temps dont Suite Armoricaine tire les fils, si joliment et si minutieusement. Il y a le temps réel, celui prosaïque de la production, un temps long. Il y a le temps rêvé, celui de la création, du désir, de l’idéel. Le temps rêvé d’après le film aussi, où le spectateur continue de rêver le film en lui, pour lui-même et dans sa vie. Et il y a ces temps du récit que sa construction, complexe et admirable, entrelace.

En grande lectrice de Balzac, Pascale Breton parle de son film comme d’une « mini comédie humaine » où elle dépeindrait un petit monde dans ses moindres détails, avec un certain nombre, ou un nombre certain de personnages, et des lieux dont, en géographe fascinée par la part artistique nichée au coeur de la discipline, elle dessine la carte des méandres et des reliefs, en en gommant pour ainsi dire les contours, tracés fantômes d’un territoire réel, rémanences de rêves anciens et jeux inconscients stimulés par un retour en Arcadie.

 

Le premier personnage de ‘’Suite Armoricaine’’, c’est elle, cette Arcadie. Elle se trouve représentée dès l’arrivée de Françoise (interprétée par Valérie Dréville) à l’université de Villejean – à Rennes, où elle a autrefois étudié – par le tableau de Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie, dont elle a fait son continent oublié, son Atlantide, un territoire imaginaire et l’objet d’une étude subjuguée.  L’Arcadie, c’est ce pays d’où l’on vient,  et pour elle c’est l’enfance. Ainsi, déjà, le retour à l’Eden qu’on a laissé se perdre est ambivalent, qui signifie à la fois le gain, celui de rattraper le monde ancien et de reconnaître sa substance intacte, et la perte de ce qui figurait une identité provisoire comme revêtue à la hâte au moment  d’un départ, celui du renoncement à l’enfance, au souvenir et aux promesses faites à soi-même.

Françoise revient à cet autre monde, celui des aïeux et d’une langue déchue – le breton, mais aussi bien et plus largement un langage total, comprenant le monde sensible des vibrations et des émotions –, d’un être au monde qu’on croyait détruit ou à jamais disparu et que le corps et la mémoire ont pu, en dépit de tout, garder vivant. Nos Arcadies.

 

Françoise, c’est ce personnage qui revient de Paris à Rennes, et que l’on accompagne durant une année universitaire, de septembre à avril, dans une sorte de douce dérive. La douceur et l’énigme du visage de Valérie Dréville, son regard et son sourire, valent à eux seuls qu’on aille voir et revoir ‘’Suite Armoricaine’’. Pascale Breton ne jette pas de charme elle filme le charme, ce qui pour le spectateur revient au même : c’est un envoûtement, infiniment. Rien d’étonnant à ce que l’actrice ait obtenu le Prix Boccalino de la meilleure interprète féminine lors de la dernière édition du très cinéphile festival de Locarno (2). Cette actrice si rare sur les écrans (ce qui est rare…), la cinéaste bretonne lui offrait là le premier rôle principal de sa carrière au cinéma ! « J’étais à la recherche d’un alter ego », dit Pascale Breton dans le dossier de presse du film. Elle ajoute en substance au micro de Mag cinéma que le film est un autoportrait d’elle-même dans toutes ses dimensions, que c’est « un film très personnel dans les lieux, les personnages, la manière de parler, le tempo. Le film me ressemble. »

 

Pour en revenir au personnage de Françoise et plus généralement aux personnages du film, il faut dire que, comme Arnaud Desplechin dans Trois souvenirs de ma jeunesse (3), Pascale Breton crée de véritables figures de cinéma. Elle ne filme pas seulement des acteurs dans la peau de ces personnages qu’elle a imaginés, elle leur inculque une existence propre et c’est un peu comme si elle les laissait ensuite, comme c’est étrange !, poursuivre leur vie ni tout à fait humaines, ni tout à fait imaginaires, leur vie de créatures nées et qu’on aura bientôt rencontrées.

Comme lui encore, dans un même mouvement qui embrasse les temps et les lieux hantés par le passé et si pleins de leurs muses et de leurs fantômes, Pascale Breton dessine un univers véritablement romanesque ; le pointer, c’est inviter à remarquer que ce n’est pas, ou plus si fréquent, et le déplorer. Le temps est au naturalisme comme zone de confort pour des réalisateurs en mal d’authenticité et, il faut le dire, d’inspiration.

Heureusement des cinéastes comme Pascale Breton s’obstinent à inventer des cosmogonies singulières qui ont certes à voir avec notre monde présent mais qu’ils savent transcender, des cinéastes qui ont l’ambition d’embrasser toutes ces dimensions propres à les enchanter, les animer ou les interroger et qui nous passent le relais dans le mouvement du film et son existence propre, autonome en quelque sorte. Ce que dit chercher Pascale Breton, c’est « à capter quelque chose de la substance de l’être », « à rendre palpable quelque chose (qu’elle a) ressentie, grâce aux moyens du cinéma et dans une recréation complète ». C’est ce qu’elle nous transmet.

 

L’université, c’est là que tout a commencé : avec le désir de filmer Villejean et de filmer le temps à Villejean – dont Pascale Breton dit que c’est « le lieu où l’on a toujours vingt ans » – , lieu d’apprentissage pour de jeunes recrues de la vie (territoire du premier amour pour Lydie et Ion), lieu de savoir et de la transmission des savoirs – mais aussi le désir de faire un film universitaire, un essai qui s’est transformé en un film professionnel mais pour lequel une résidence a été créée et auquel un groupe d’étudiants en cinéma a collaboré. La transmission traverse également la substance du film, et elle nous parle de temps perdu et de temps retrouvé : des brittophones s’appliquent à récolter les fruits du ressouvenir de Françoise (reliefs inconscients et retours en grâce de l’enfance) que, donc, elle leur transmet ; les lieux, les arbres alentour transmettent à leur tour à Françoise quelque chose de son passé, lui en donnent une lecture nouvelle, la guident…

 

Dans cette recréation et dans cet enchantement que Pascale Breton procure au spectateur, la musique a une grande part et à plus d’un titre. Ce titre, justement, en conserve l’empreinte, la suite est aussi musicale. De vraies images d’archives aussi, qui évoquent la scène rock rennaise des années 80, la Salle de la Cité ; et d’autres archives fabriquées à partir d’une mémoire générationnelle et particulière à un groupe de personnages flottant autour de Françoise, morts et vivants.
Le scénario, ensuite, que Pascale Breton, dès le début, a construit à plusieurs voix – celle de Françoise, celle de Ion (4) et le bruissement d’un monde en soi fait de nature et de culture mêlées – et que sa mise en scène et le montage ont rendu choral. Mais dans ‘’Suite Armoricaine’’, oublié l’artifice de ces structurations en flash-backs que rien ne lie entre elles que d’anecdotique ou de mal cousu : les points du récit où se rencontrent les différents personnages et leur point de vue particulier ne viennent pas briser une linéarité pour embrayer sur une autre, ils sont filés comme une métaphore, ils sont engagés dans le cours du film, sont agis par son mouvement comme le ressac, qui ne s’interrompt jamais au même endroit sur la grève. Il y a d’évidence la composition originale d’Eric Duchamp, à laquelle se mêlent les vagues d’une vie musicale, du rock à la new wave en passant par le punk – toute une histoire ! La cinéaste dit que « la musique n’est pas utilisée comme une musique de film. Elle n’accompagne pas les sentiments, elle vient plutôt les contrarier (…) Chaque morceau de musique est comme un rush sonore, un bloc qui se confronte à l’image ». C’est la musique des temps du film, de la Renaissance à l’intemporalité d’un champ où fleurit un pommier, les thèmes des personnages principaux ; et pour finir, c’est la musique du temps qui court à travers les temps, du temps tout court.

 

“Suite Armoricaine’’ est une quête et une invitation au voyage intérieur. C’est un chemin duquel partent des tas de ramifications qu’il plaira à chacun d’explorer à son gré. Une œuvre faite d’images, de sons, de sensations, d’émotions, d’érudites pensées, mais aussi de creux et de hors champs. Sa trame est filée de visible et d’invisible, de rêve et de réalité, de concrétude et d’irréalité.

On l’aura compris, le film est dense, il n’a même de cesse de se densifier au fil des séquences et des visionnages. Il faudrait beaucoup plus de temps pour en circonscrire tous les centres, pour en définir tous les sens. Mais est-ce vraiment ce qu’il faut à une œuvre d’une telle nature ?

Souvenons-nous pour conclure de ce que disait en substance Chantal Akerman : que ce qu’elle redoutait le plus, c’est que le spectateur puisse dire en sortant de la projection d’un de ses films qu’il n’a pas vu le temps passer. Elle estimait qu’alors elle le lui aurait volé. Dans “Suite Armoricaine’’, Pascale Breton nous fait éprouver le temps dans toutes ses dimensions,  et cette énigme-là n’est pas à déflorer.

Gaell B. Lerays

(1) “Here and now’’ : ceux qui ont vu ‘’Suite Armoricaine’’ comprennent. Ceux qui le verront comprendront. 

(2) Le festival de Locarno où ‘’Suite Armoricaine’’ a reçu également le Prix Fipresci.

(3) Ce n’est qu’un exemple, parce que cette pépite vient de lui donner d’être enfin couronné Meilleur Réalisateur aux César cette année. Ajoutons que Valérie Dréville jouait dans la Sentinelle en 1992.

 (4) Un jeune homme venu étudier la géographie, le fils d’une femme devenue sdf, et qui erre tel un somnambule dans les lieux du film

 

 

« Suite Armoricaine » de Pascale Breton

Sortie en Bretagne le 2 mars 2016

Sortie en France le 9 mars 2016

Une année universitaire à Rennes vécue par deux personnages dont les destins s’entrelacent : Françoise, enseignante en histoire de l’art et Ion, étudiant en géographie. Trop occupés à fuir leurs fantômes, ils ignorent qu’ils ont un passé en commun.

Les RENCONTRES prévues en Bretagne :

Douarnenez (Le Club): mercredi 2 mars à 20H (en présence de Pascale Breton, et sous réserve, de Kaou Langoët)

Carhaix (Le Grand Bleu): jeudi 3 mars à 20H (en présence de Pascale Breton, Kaou Langoët, Tangi Daniel et Jean-Marie Le Scraigne)

Quimper (Quai Dupleix): vendredi 4 mars à 20H30 (en présence de Pascale Breton, Kaou Langoët et Alain Le Quernec)

Brest (Les Studios) : dimanche 6 mars à 18H (en présence de Pascale Breton, Kaou Langoët et Manon Evenat)

Cesson (Le Sévigné) : mercredi 16 mars à 20H30 (en présence de Pascale Breton)

Morlaix (La Salamandre) : jeudi 17 mars à 20H (en présence de Pascale Breton et Kaou Langoët)

Loudéac (Quai des Images): vendredi 18 mars à 20H (en présence de Kaou Langoët)

Plougastel (L’Image): samedi 19 mars à 16H30 (en présence de Kaou Langoët)

Les SALLES en Bretagne (à partir du 2 mars) :

Brest (Les Studios), Quimper (Quai Dupleix), Carhaix (Le Grand Bleu), Douarnenez (Le Club), Rennes (Ciné TNB), Saint-Malo (Vauban 2), Lannion (Les Baladins), Lorient (Cinéville), Morlaix (La Salamandre à partir du 16 mars), Saint-Brieuc (Le Club).

ET DANS LE RESTE DE LA FRANCE (à partir du 9 mars)

Nantes (Katorza), La Rochelle (La Coursive), Caen (Lux), Rouen (Omnia), Ivry-sur-Seine (Luxy), Saint-Denis (Ecran), Montreuil (Méliès), Strasbourg (Star), Lyon (Comoedia), Grenoble (Club), Dijon (Eldorado), Saint-Etienne (Méliès), Bordeaux (Utopia), Toulouse (Utopia), Montpellier (Diagonal), Aix-en-Provence (Mazarin), Avignon (Utopia), Nîmes (Sémaphore), Lille (Métropole), Auch (Ciné 32).