Master de philosophie en poche (parcours qui lui a permis d’étudier la théorie du langage), et après avoir pratiqué la bande dessinée, l’édition, l’écriture, la photographie, Sarah Salem se spécialise vers le montage…
A l’occasion de la sortie – le 13 mars – du film NOME de Sana Na N’hada produit par Spectre productions (Olivier Marboeuf), elle nous livre la manière dont elle a travaillé avec le cinéaste sur cette matière hybride qui mélange images d’archives et images de fiction pour raconter l’histoire d’une guerre coloniale.
Passionnante et passionnée, Sarah Salem revient aussi sur son parcours et sa vision du montage.
Films en Bretagne : Peux-tu nous décrire ton parcours professionnel et nous expliquer ce qui t’a amenée vers le métier de monteuse ?
Sarah Salem : Depuis le début de mon parcours, je suis convaincue de l’importance centrale du langage, dans la façon dont les humains se constituent, individuellement comme collectivement. Nous sommes des êtres de récits, et la tâche de prendre soin de nos manières de construire nos histoires m’a paru très tôt aussi passionnante que nécessaire. J’ai commencé par étudier la théorie du langage en passant mon master de philosophie, puis je me suis tournée vers la pratique de la bande dessinée, médium magnifique pour expérimenter les frictions possibles entre texte et image. C’est l’époque où j’ai découvert le fanzinat, et le plaisir de créer des objets narratifs et éditoriaux libres, seule et en collectif.
J’ai ensuite poursuivi mes recherches en utilisant la photographie et l’écriture pour créer des éditions : je dirais que c’est mon premier geste de montage. Ce n’est pas un hasard si en anglais le mot edit est utilisé pour parler du montage des films aussi bien que des livres… J’ai également été quelques années journaliste en presse écrite, et photographe lors d’événements et d’interviews. C’est en approfondissant la technique photo que j’ai souhaité me professionnaliser dans les métiers de l’image, et que je me suis formée à la technique audiovisuelle. Depuis 2020 je me spécialise vers le montage, en fiction et documentaire, quand je ne travaille pas à l’écriture de mes propres projets.En somme, pendant toutes ces années, je n’ai cessé d’écrire, de faire des images, mais surtout : d’écouter. Je considère qu’un.e monteureuse doit évidemment apprendre la maitrise technique, mais aussi une certaine porosité. Développer son sens de l’empathie et du rythme, pour comprendre les images et la façon dont elles résonnent. Et pour cela, il me semble central de nourrir son regard d’une multitude d’influences, visuelles mais aussi musicales, littéraires, dans le champ de l’histoire, de la philosophie, de la poésie, de l’histoire de l’art, de la politique… comme pour apprendre la langue du monde afin de pouvoir le traduire. Trouver des accords entre les images et les sons, c’est une affaire d’écoute et de traduction.
Films en Bretagne : Peux-tu nous parler de ton expérience sur NOME, de Sana Na N’Hada, qui sort en salle le 13 mars ? Comment s’est déroulé le travail avec Sana Na N’Hada et Olivier Marboeuf, son producteur (Spectre productions) ?
Sarah Salem : J’ai eu la chance de pouvoir travailler sur ce beau projet grâce à Olivier Marboeuf, dont je suis l’engagement depuis le Fremok et l’Espace Khiasma (respectivement maison d’édition et centre d’art qu’il a fondés à Paris), et de rencontrer Sana Na N’Hada, réalisateur pionnier du cinéma bissau-guinéen, dont la vie et l’oeuvre sont traversées par l’histoire du pays. Au moment du montage, il y avait plusieurs défis à prendre en charge, le principal étant de reconstituer une chronologie et une narration conformes à la vision de Sana, qui a imaginé un film très connecté à son histoire personnelle. Il a fallu que je me documente en détail sur l’histoire et la culture de la Guinée-Bissau, que je lise des textes d’Amilcar Cabral, que je voie ou revoie des films de René Vautier, Sarah Maldoror, Filipa Cesar ou de Chris Marker, avec qui Sana a collaboré. J’ai aussi évidemment beaucoup questionné Sana, qui a grandi avec la constitution du pays comme Etat indépendant : pendant la révolution, guerre sanglante qui opposa pendant 12 ans la Guinée-Bissau et le Cap Vert aux colons portugais, Sana a été envoyé à Cuba afin d’apprendre le maniement d’une caméra, dans le but de revenir au pays afin de documenter et d’archiver le conflit. Il a donc vécu la situation de l’intérieur : d’abord dans le maquis avec les guerrilleros, puis après l’indépendance, il a pu constater la façon dont, au fil des années, la corruption détruisait petit à petit les idéaux de la révolution. Etant moi-même issue d’une famille algérienne, les enjeux dont Sana voulait traiter dans son film m’ont souvent semblé très proches de ma propre histoire, et je pense que cette subjectivité a contribué à tisser entre nous une relation de compréhension et de communication fluides. Olivier était également très présent, avec un regard précis sur la narration, et des échanges précieux en termes de direction artistique du film.
Films en Bretagne : Le film est une oeuvre hybride qui mélange images d’archives et de fiction…peux-tu nous en dire plus sur l’utilisation des images d’archives ? Qu’as-tu exploré, questionné à travers le montage de ce film ?
Sarah Salem : C’était la partie la plus importante du travail : le scénario de fiction était entrecoupé de séquences d’archives, au cours desquelles devaient se succéder des images tirées des pellicules numérisées que nous allions recevoir au studio, sans que le contenu de ces séquences ait été déterminé à l’avance. Nous avons donc découvert au studio, Sana et moi, les quarante heures de rushes qui ont pu être conservés, sur la centaine d’heures tournée par lui-même et ses camarades (le cinéaste Flora Gomes notamment) pendant la période de la guerre. Le reste a été détruit ou perdu au fil des ans, du fait de mauvaises conditions de conservation et de l’instabilité politique du pays. A cette matière s’ajoutaient des films tournés par des cinéastes internationaux, sympathisants de la cause guinéenne, ainsi que des dizaines d’heures d’enregistrements sonores archivant discours et meetings politiques, ainsi que la musique et les ambiances des campagnes.
Nous avons tout dérushé, classé et contextualisé. Sana reconnaissait chaque visage, chaque type de missile, chaque espèce d’oiseau : ce matériau ravivait pour lui beaucoup de souvenirs, parfois douloureux. Je me suis beaucoup questionnée: comment transmettre cette réalité humaine alors que les images sont manquantes ? Et réciproquement, comment évoquer tout ce que les images ne montrent pas ? Tout ce qui est privé d’images – ou de langage – pour se dire ?
J’ai fait le pari de considérer ces archives pour leur valeur documentaire, mais aussi expressive, et de les monter en accordant une importance particulière au rythme de leur apparition. Il s’agissait de composer les séquences avec une sensibilité musicale (la collaboration avec Remna Schwartz, le compositeur de la musique du film, a été très importante à ce niveau-là) pour suggérer l’idée d’une dimension autre : le réel qui viendrait hanter la fiction, ou le passé qui viendrait hanter notre présent de spectateur.ices. Il a fallu, à chaque passage, trouver des formules pour entremêler le régime d’images des archives à celui des images de João Ribeiro, dont la photographie très particulière évoque elle-même un autre monde, plus proche du conte que d’un réel naturaliste.
A ce titre, la déterioration visible sur une partie de la pellicule a été une clé pour moi. Sur ce point, Sana et moi avons eu au départ une vraie divergence dans nos ressentis : au dérushage, quand nous découvrions les images ensemble, je le voyais catastrophé de voir certaines bandes dévorées par le syndrome du vinaigre, brouillées, déchirées. Pour lui, elles étaient inutilisables. Alors que depuis mon point de vue et mon recul de technicienne, ces images m’apparaissaient magnifiques : les sillons creusés par certaines réactions chimiques, les champignons, tout me semblait au contraire rajouter de la densité à ces images. Il m’a paru clair qu’il fallait les utiliser telles quelles, abîmées, avec leurs blessures, pour rendre compte des absences et des déchirements de l’Histoire. Passer par le registre de l’abstraction et du rêve contribue finalement à permettre au conte imaginé par Sana Na N’Hada de se déployer, et d’évoquer une réalité indicible, faite de violences, de nuances oubliées, dont il ne reste pour trace que ces images miraculées.
propos recueillis par Lubna Beautemps pour Films en Bretagne – mars 2024