Nous rencontrions au début de l’été l’ingénieur du son Philippe Lecoeur, de retour de Tahiti où il participait au tournage de L’Oiseau de paradis, le premier long métrage de Paul Manate. Une aventure assez exceptionnelle pour que nous ayons choisi d’en (re)prendre la mesure avec celui qui la porte depuis de nombreuses années, l’auteur-réalisateur Paul Manate.
Dix ans : c’est le temps qu’il a fallu pour qu’enfin le rêve de ce premier long-métrage se réalise, des premiers temps d’une écriture partagée avec la scénariste et réalisatrice Cécile Ducrocq, aux tables de montage où Paul Manate travaille en ce moment même avec Stéphanie Araud (monteuse du récent Aurore, un film de Blandine Lenoir), dans les studios d’Anaphi, à Malakoff, en région parisienne.
Dix ans, quelques détours et autant de défis qui laissent attendre une œuvre originale et inédite à plus d’un titre. Mais tout en commençant d’aborder l’œuvre en construction, attardons-nous sur le parcours lui aussi singulier de son auteur et de la révélation qui l’a conduit à faire du cinéma, et à arriver jusque-là : un retour à soi, au retour chez soi.
Paul Manate est un enfant des terres australes, né à Papeete, un « demi », aussi, fils d’une polynésienne et d’un « métro », un ingénieur passionné par l’atome et parti travailler à l’âge de 22 ans à Mururoa. Paul naît là-bas et grandit au paradis : c’est lui qui le dit. Ses dix premières années, il les passe pieds nus à grimper dans les manguiers et à croquer dans les goyaves à la sortie de l’école (midi), à jouer sur la plage devant sa maison… « Tu vis au milieu du Pacifique, dans un autre espace-temps », ainsi Paul définit-il la vie à Tahiti. Une vie dehors qui défile au rythme des saisons, du soleil et des pluies, qu’il partage avec son frère et ses deux sœurs, et quelques cousines en visite chez leur tante, venues s’occuper des petits et passer leur permis ou étudier sur la grande île. Cela a son importance. Paul se souvient de Yasmina en particulier, « une cousine gentille et assez grosse, qui détestait l’école, n’aimait rien tant que les tâches ménagères, et dont j’aimais la compagnie. Sans doute parce qu’elle était tellement différente de moi. Elle est décédée il y a quelques années ! Le personnage de Yasmina (ndlr, l’un des deux personnages principaux de L’Oiseau de paradis) en est un peu l’émanation. » C’est en effet dans cette enfance de rêve que Paul est allé puiser l’inspiration, et quelques clés pour initier un récit empreint de strates très personnelles, mais dont le temps et l’espace nous invitent ailleurs, dans une contemporanéité qui n’a pas encore été montrée au cinéma. Car Paul Manate a choisi de tourner le dos aux clichés qui inondent les dépliants touristiques, servent de décors aux quelques grosses productions américaines qui viennent tourner là-bas et donnent une image contrefaite de la réalité de l’île. L’Oiseau de paradis, c’est Tahiti telle qu’en elle-même, regardée et cadrée par quelqu’un qui la connaît bien – une vision de l’île authentique, comme ont pu le relever les autochtones, qui ont participé au tournage – et qui fait le pari de marier cette modernité dans ce qu’elle a de vivant, de bruyant, aussi quelques fois de laid et de violent, avec la Tahiti mythique, ses traditions et ses croyances, et l’âme polynésienne qui l’habite. De cette union devrait naître un réalisme mâtiné de fantastique, des nappes de récits s’interpénétrant pour raconter les destinées contraires de deux enfants indigènes, leur rencontre, et des zones d’influences pour le moins inattendues. D’autres éléments surgissent d’un passé désormais lointain à tout point de vue, et que Paul qualifie à la fois de refuge et de paradis perdu : comme cette petite plage que l’on verra dans le film, déserte parce qu’elle voisine avec un caniveau et qui est celle sur laquelle il allait enfant, devant chez sa tante qui vit là encore, et où il revient toujours quand il est de retour. Des personnages et des décors, telles des passerelles entre le temps autobiographique, une immersion pour une part documentaire, et la transfiguration de ces degrés de réalité par une écriture filmique qui rappelle les visions poétiques des romans de l’écrivaine mauricienne Ananda Devi. Paul Manate parle de « conte contemporain », et de « tragédie » au sujet de son film, lequel contient d’ailleurs un de ces récits oraux, légendaires et terrifiants, de ceux qu’on lui racontait autrefois avant de dormir, et qui provoquaient cet effroi que l’on redoute autant qu’on l’attend quand on est enfant…
L’appel du scénario
Cette enfance, Paul la quitte à 10 ans pour vivre en région parisienne ; un départ qui relègue Tahiti au territoire de l’imaginaire. Celui des grandes vacances aussi, qui s’espacent, c’est si loin. Paul grandit en France, « c’est une autre vie », dit-il. C’est bien plus tard, et un peu par hasard, qu’il découvre le cinéma en tant que fabrique, un art dont il est peu familier : « mon âge d’or du cinéma, c’est le drive-in à l’ancienne sur une place de Papeete, auquel nous nous rendions cachés dans la voiture. J’ai vu Grease et les films de Bruce Lee allongé à l’arrière du pick-up, la tête dans les étoiles. Il y avait aussi des séances le week-end sur l’île où est née ma mère ; on projetait Tarzan et Simbad le Marin qu’on regardait assis par terre. Je pense qu’on ne se construit pas exactement le même imaginaire quand on découvre le cinéma comme ça ! », se souvient-il. C’est bien plus tard encore, en découvrant un scénario dépassant du sac de sport d’un copain à Sciences-Po que Paul a la révélation d’une vocation : parti pour faire du journalisme, il lui préfère finalement les séminaires d’ouverture sur le cinéma et opte pour un stage de 3e année à l’AFPF(1). Il participera alors à créer le CEFPF (Centre Européen de Formation à la Production de Films). Là, il rencontre nombre de stagiaires intermittents qui évoquent les tournages et achèvent de piquer sa curiosité pour le cinéma comme métier. « J’avais 23 ans, et j’ai préféré renoncer au CDI que le CEFPF m’offrait pour tenter l’aventure du cinéma. Je suis parti réaliser quelques documentaires – anecdotiques – à Tahiti, puis j’ai passé deux ans au chômage, inscrit en DEA cinéma à la Sorbonne pour assister à des ateliers d’écriture de scénario. J’ai un peu travaillé comme roadie dans une boîte de jazz, réalisé mes premiers vrais documentaires sur des musiciens, produits, cette fois, par Nicolas Brevière (ndlr Local Films). J’ai continué à travailler pour lui à tous les postes sur des courts-métrages, et ça a été mon école de cinéma ! »
Ces débuts marquent le pas d’un compagnonnage au long cours entre Paul et Nicolas, lequel a produit depuis la majorité de ses films, dont Ina en 1999, premier court-métrage de fiction inspiré par la grande soeur du réalisateur, et Nevermore en 2012, alors que l’écriture de L’Oiseau de paradis s’engluait dans ses quatre années d’écriture ! Local Films est rejoint par Colette Quesson, alors productrice chez À gauche en montant, qui coproduit Nevermore, laquelle est à nouveau de l’aventure pour L’Oiseau de paradis. Une rencontre fructueuse puisque Paul collabore avec elle sur d’autres projets : comme lecteur, ou comme premier assistant sur le film de Lisa Diaz, Ma Maison, en 2016…
Un premier long-métrage
Nous l’avons dit, L’Oiseau de Paradis est une aventure extraordinaire. C’est d’abord le premier long-métrage de fiction tourné à Tahiti, par un Tahitien. Le premier long-métrage, aussi, qui mette en scène, et sans fard, le Tahiti contemporain. Et c’est une première fois pour un certain nombre de membres de l’équipe ! Pour ce qu’il appelle « un tournage un peu commando », Paul a en effet souhaité s’entourer d’une équipe mixte, constituée de métropolitains (parisiens, mais aussi bretons) et de locaux(2), de professionnels aguerris comme Philippe Lecoeur (ingénieur du son), ou Camille Clément (première assistante opérateur) et d’autres comme Amine Berrada, jeune chef opérateur frais émoulu de la Fémis, dont c’était la première expérience de long-métrage, comme lui.
Pour ce qui est du casting, Paul retrouve Sebastian Urzendowski, interprète de son court-métrage Mes quatre morts (2008), pour incarner le rôle de Teivi ; il partagera le haut de l’affiche avec une jeune polynésienne, Blanche-Neige Huri, qui interprète le rôle de Yasmina et que Paul a choisie pour sa présence indéniable à l’écran. Elle fait partie des acteurs non professionnels avec lesquels le réalisateur a toujours aimé tourner(3). Cette fois, il a fait appel à Delphine Zingg(4) pour les coacher durant les quatre semaines de préparation, avant que Paul ne prenne le relais sur le tournage.
Tout cela aura certainement concouru à insuffler la folle énergie des premières fois sur un tournage auquel Paul dit avoir pris « beaucoup de plaisir ».
Nous l’avons rencontré durant les premiers temps d’un montage image qui promet de durer quelques mois encore, un moment qu’il affectionne : « le montage, c’est ce moment où tu te rends compte de tout ce qui ne marche pas, en termes de correspondances notamment. Il faut trouver des solutions, réinventer des séquences. Nous sommes d’ailleurs en train de travailler sur une structure complètement différente du scénario ! C’est vertigineux, douloureux parfois, mais j’adore ça ! ».
Le montage son sera entièrement effectué à Rennes dans les nouveaux studios de Personne n’est parfait !, par Christophe Étrillard et Kevin Feildel. Paul a par ailleurs confié la composition de la musique de son film à un autre rennais, dont on connaît le talent depuis longtemps, Olivier Mellano !
L’Oiseau de paradis sera distribué par UFO et sortira sans doute au printemps prochain… à Cannes ?!
Gaell B. Lerays
(1) Association Française de Producteurs de Films, l’ancêtre du SPI, avec à sa tête, les producteurs Alain Rocca et Anatole Dauman.
(2) Les Bretons de la bande sont : Paul Manate (Auteur et Réalisateur) ; Olivier Mellano (Compositeur) ; Philippe Lecoeur (chef opérateur du son) ; Thibault Pinto (Chef décorateur) ; Christophe Etrillard (Monteur son) ; Kevin Feildel (Monteur des sons directs) ; Hoël Sainleger (Technicien Effets Spéciaux) ; Colette Quesson, (Coproductrice) ; Inès Lumeau (Secrétaire de production) ; Emmanuelle Jacq, (Administratrice de production).
Il est à noter qu’une – autre – grande partie de l’équipe du film, artistique et technique, est polynésienne.
(3) Seuls acteurs professionnels à figurer au casting : Sebastian Urzendowski et le trop rare Patrick Descamps.
(4) Delphine Zingg est une actrice française, également directrice de casting et coaching sur de nombreux tournages employant des acteurs non professionnels (Bande de Filles, de Céline Sciamma ; Félicité, d’Alain Gomis…)
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À quoi s’attendre ?
Synopsis : Jeune assistant parlementaire métis de 25 ans, amoral, indolent et séducteur, Teivi revoit un jour Yasmina, une lointaine cousine maorie aux pouvoirs mystiques qui soudain lui fait une étrange prédiction : « Tu vas mourir…je te sauverai ». Bientôt assailli par des malaises hallucinatoires, empêtré dans une affaire de corruption immobilière, Teivi doute et perd pied. Persuadé que Yasmina peut le guérir, il part à sa recherche et chemine jusqu’à la presqu’île, sauvage et fantasmagorique.