Quand la rémunération des réalisateurs s’invite dans le débat


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À l’occasion du Sunny Side of the Doc, le CNC présentait les récentes modifications de son dispositif de soutien à la production documentaire, deux ans après la réforme de 2015 qui s’était donnée pour ambition de mieux aider la création. Cette révision est le fruit d’une concertation avec les principales organisations professionnelles. Laurent Cibien était l’un des représentants de la Boucle documentaire autour de la table. Retours et analyse d’un auteur-réalisateur sur les enjeux de cette concertation. 

– Films en Bretagne : Pouvez-vous rappeler le contexte de la mise en place de cette concertation ?

Laurent Cibien : D’abord, il faut rappeler que la Boucle documentaire, qui fédère les associations de réalisateurs et réalisatrices, a un peu poussé la porte au départ. Si nous avions participé à la précédente concertation sur les films produits avec les chaines locales en 2015, le CNC ne nous avait pas invités à siéger à celle-ci. Quand la SCAM nous a appris son existence, nous avons demandé à y prendre part, ce que le CNC a d’ailleurs accepté sans réserve. Seul représentant de la Boucle lors de la première réunion, j’ai constaté que la plupart  des organisations arrivaient en force, avec plusieurs représentants, ce qui prouvait l’importance de cette concertation à leurs yeux. A notre tour nous avons donc constitué une délégation (1). Autour de la table, il y avait bien sûr aussi la SCAM, et des organisations de producteurs (2).
Ce cycle de réunion avait pour objectif de repenser une partie de la réforme précédente du soutien documentaire, qui avait été annulée par le Conseil d’État en novembre dernier. En effet, depuis 2015, parmi les aménagements du soutien automatique documentaire, il était possible d’augmenter, via un système de bonus, le soutien financier à un projet s’il remplissait certaines conditions attestant d’un niveau de création élevé. Afin d’écarter d’emblée les écritures les plus formatées, le CNC avait exclu de l’accès à ces « bonifications » les films « empruntant aux codes du reportage ou du magazine ». Le 28 novembre 2016, saisi par le Syndicat des agences de presse audiovisuelles, le Conseil d’État annulait cette disposition, considérant que cette notion de film « empruntant aux codes du reportage ou du magazine »  ne s’appuyait pas sur des critères objectifs, et ne garantissait donc pas l’égalité de tous devant la loi. Dès le lendemain de cette décision, tous les documentaires pouvant accéder à un soutien automatique du CNC étaient « bonifiables » et le risque était important de mettre en péril l’équilibre financier du système. Convoquées en urgence par le CNC, les organisations avaient très peu de temps : les modifications devaient être votées par le Conseil d’Administration au mois d’avril.

– Quelles ont été les hypothèses de travail pour faire face à cette décision du Conseil d’État ?

Au début, le CNC s’est appuyé sur les conclusions d’une mission intitulée “documentaire empruntant aux codes du magazine et du reportage” (3) qui préconisait notamment l’abandon du terme de « documentaire de création » pour qualifier un film. Cette première hypothèse a été débattue mais aucun consensus n’est apparu. Au sein de la Boucle, après une discussion riche, nous nous sommes opposés à la disparition du terme de « création ». C’est important de rappeler que nous parlons ici exclusivement des films aidés dans le cadre du soutien automatique, c’est-à-dire des films coproduits par la télévision et par des sociétés ayant un volume de production suffisamment important pour bénéficier d’un compte automatique au CNC. Il nous semble primordial que le terme continue d’exister à cet endroit, dans un objectif de défense de la création à la télévision. Les mots ont une importance, la création étant en danger un peu partout.

Il a été suggéré de définir le terme de documentaire de création, et aussi celui de reportage. Mais c’est une tentative qui n’est pas nouvelle, et qui n’a jamais abouti, soulevant également des questions très complexes ! On est passé par l’idée d’un « faisceau d’indices » qui définirait ce qu’est un documentaire de création. Finalement, le CNC a renoncé à cette idée, d’autant plus que ce terme est également utilisé au sein d’autres institutions, notamment le CSA. Cette réflexion dépassait largement le cadre de la concertation et aurait peut-être demandé trop de temps pour aboutir. Il a donc été admis que faute de pouvoir instaurer un filtre à l’entrée du système entre ce qui relève de la création ou pas, l’enjeu était de redéfinir les bonifications et leurs conditions d’obtention, de manière à ce qu’elles restent effectivement et exclusivement une plus-value à la création. Pour le dire autrement, de manière à ce que les films relevant davantage de l’industrie, plus formatés ou institutionnels, n’y accèdent que si leur niveau de création est avéré.
À ce moment là de la négociation, la demande du CNC était plus précise : affiner ou modifier les bonifications, dans un système juridiquement solide et objectivement contrôlable, et dans un périmètre identique à celui de la précédente réforme en terme de coût.

– Pouvez-vous rappeler quelles étaient ces fameuses bonifications instaurées depuis 2015 ?

Le principe était le suivant : pour les films qui y avaient accès (donc, ceux qui « n’empruntaient pas aux codes du reportage ou du magazine »), il existait cinq critères qui permettaient d’augmenter le soutien du CNC avec un système de coefficient qui passait de 1 à 1,1 ou 1,2 en fonction de l’intensité de l’effort. Pour donner un exemple concret, si le budget prévoyait un temps de montage d’au moins 25 jours, l’aide se voyait augmentée de 0,1. Si le montage dépassait 35 jours, la bonification passait à 0,2, soit un coefficient total de 1,2.
Ainsi, il y avait 5 bonifications possibles : le temps de montage, les aides au développement ou à l’écriture obtenues pour le film, l’existence d’une musique originale, la part des salaires des postes artistiques et techniques sur la masse salariale globale, et la présence de diffuseurs étrangers. On pouvait cumuler ces différentes bonifications jusqu’à un maximum de 0,5. Evidemment, l’enjeu est financier : plus le coefficient est haut, plus le producteur touche d’argent du CNC.
Tout cela semblait fonctionner très bien, mais dès lors que le filtre des documentaires « empruntant aux codes du reportage et du magazine » a disparu, des productions très formatées ou institutionnelles pouvaient parfaitement faire valoir une musique originale ou un temps de montage.
Pour que ce dispositif reste cohérent avec son objectif, à savoir mieux aider la création, c’est-à-dire la recherche, la prise de risque, il fallait donc trouver un système qui permette d’exclure ou d’inclure certains films, mais uniquement sur des critères objectifs.

– Comment s’est élaborée la nouvelle réglementation ?

Un syndicat de producteur a proposé une nouvelle règle simple visant à limiter l’accès à un soutien majoré : pour qu’un film soit mieux aidé, il faudrait qu’il puisse prétendre à un nombre minimum de bonifications. En dessous de ce seuil, pas de bonus. Le CNC a repris l’idée et a proposé le seuil de 3 bonifications sur 5.
Nous (la Boucle), sommes intervenus pour mettre en garde sur un possible effet pervers du système. Cette proposition n’était pas simplement technique, elle changeait aussi profondément la philosophie du système. Le principe des bonifications mises en place en 2015 était une forme d’incitation à monter plus longtemps, à développer, à ne pas abandonner la musique originale au profit des musiques au mètre etc. Avec cette nouvelle proposition, la présence d’une musique originale pourrait tout à fait devenir un enjeu de production : si le producteur avait déjà 2 critères, il pouvait dès lors tenter d’imposer à l’auteur une musique originale pour augmenter le montant de l’aide. Or la musique dans un film relève d’un choix artistique, on peut ne pas en vouloir, ou bien préférer de la musique classique ! Nous ne voulions pas qu’un autre type de formatage apparaisse, guidé par la nécessité financière plutôt que par un choix de réalisation, d’autant plus à l’endroit précis où le CNC avait pour objectif de favoriser la création.
Tout le monde a convenu que le risque existait, et qu’il fallait donc réfléchir à un nouveau critère, pour que la musique ne devienne pas LA clé de l’accès à ce seuil de 3 bonifications sur 5.
Ce qui s’est passé à ce moment est assez drôle. Chacun réfléchissait aux postes qui pouvaient être valorisés pour attester d’une part significative de création… Il a été question du chef opérateur image ou son, les producteurs de films d’archives ont fait valoir le travail des documentalistes, certains autres défendaient les graphistes… Évidemment, chaque film étant différent, il était compliqué de trouver un consensus, et cela commençait à ressembler à une usine à gaz. La Boucle est alors intervenue pour rappeler qu’il existait un collaborateur artistique incontournable pour tous ces films, que tout le monde semblait oublier : le réalisateur ! Le CNC a trouvé l’idée pertinente et nous a demandé de faire une proposition concrète.

– Comment avez-vous travaillé sur cette nouvelle idée ?

C’est précisément dans ce genre de situation que la Boucle est particulièrement opérante par sa nature. Elle représente la quasi totalité du territoire (4) et est engagée sur de nombreux sujets. En appelant les collègues en région, nous avons pu vérifier que notre piste de travail était compatible avec les diverses réalités des territoires ; idem avec le SFR CGT, membre de la boucle, et partie prenante des négociations en cours sur le salaire des réalisateurs dans la convention collective de l’audiovisuel, pour nous assurer que nous n’allions pas à l’encontre du travail en cours. C’est la colonne vertébrale de la Boucle que de toujours se référer au réseau pour articuler les différents enjeux.
Forts de ce collectage d’avis, nous avons élaboré une proposition plus précise main dans la main avec la SCAM. L’idée était que le temps de travail du réalisateur puisse donner lieu à une bonification. Il s’agissait de rendre visible une réalité que les principes du forfait et de l’intermittence semblent parfois rendre totalement abstraite : faire un film, c’est passer du temps à travailler. Nous avons aussi proposé que ce nombre de jours minimum payés soit modulé en fonction de l’apport de la chaine : plus la chaine apporte d’argent en cash, plus le nombre de jours payés devra être élevé pour accéder à cette bonification. Par exemple, pour un film de 52 minutes avec un apport horaire de 12.000 à 25.000 euros, le réalisateur devra être rémunéré au moins 35 jours.
Le CNC a d’emblée été favorable à cette proposition. Elle correspondait à leur demande : simple, facile à contrôler, juridiquement solide. Du côté des producteurs, elle ne faisait pas l’unanimité. Rapidement, certains en ont soulevé une limite : c’est l’absence de salaire minimum journalier pour le réalisateur, et c’est une vraie question ! On a un moment imaginé qu’il devrait être payé au moins autant que le salaire le plus élevé de ses collaborateurs. Mais de fait, cela revenait à introduire un minimum, et c’est justement l’objet des négociations en cours sur la convention collective de l’audiovisuel. Or le CNC n’a pas vocation, ni légitimité, à trancher cette question.
La SCAM exprimait des inquiétudes sur un possible effet pervers d’appauvrissement des réalisateurs, puisque à défaut de salaire conventionnel, le minimum légal est le SMIC, comme pour n’importe quel salarié. Mais nous étions prêts à faire le pari que dans le pire des cas, cela n’améliorerait rien : le forfait proposé serait peut-être divisé en plus de jours, mais le réalisateur toucherait la même somme.

– Mais avec un salaire journalier en baisse ?

Dans certains cas oui, peut-être, mais encore une fois, avec l’usage du forfait, ce n’est pas ça qui compte, c’est la rémunération globale. Depuis la publication de la réforme, certains producteurs ont agité la menace d’une possible baisse de la rémunération horaire des réalisateurs à cause de cette nouvelle bonification… Cette façon de présenter les choses nous paraît biaisée. 35 jours, c’est encore largement en–dessous du temps de travail nécessaire à la réalisation d’un film de 52 minutes. Si le salaire journalier d’un réalisateur baisse de manière significative parce que son forfait est divisé par 35, cela veut dire qu’il était jusqu’ici déclaré de manière totalement irréaliste, soit parce que sa rémunération était très faible, soit dans l’optique d’augmenter son revenu avec des indemnités de chômage sans aucune correspondance avec la réalité. Ce ne sont pas ces modèles que nous défendons et c’est bien avec les producteurs que la négociation du salaire doit avoir lieu, pas avec Pôle emploi, ni avec le CNC !

– C’est un caillou dans le système du forfait ?

Oui, dans un système où tout est un peu flou, où ce qui devrait être du salaire peut se trouver payé en droits d’auteur, où l’on cherche parfois à optimiser les indemnités de Pôle emploi, et où tout le monde s’habitue à une vision presque « évanescente » du travail du réalisateur. Il nous paraissait important de nommer les choses, de regarder cette réalité, si on veut l’améliorer… Si en divisant le forfait en 35 jours, le réalisateur et le producteur constatent ensemble que le salaire journalier est à peine au-dessus du SMIC, c’est une forme de transparence aussi, une chose intéressante à formuler.
Il ne s’agit pas de dire que c’est inacceptable. Chacun négocie et accepte les conditions comme il l’entend, mais si les réalisateurs sont bien informés, peut-être y aura-t-il certaines prises de conscience. Savoir que le nombre de jours payés peut permettre à un producteur d’être plus aidé pourra éventuellement modifier une relation, un rapport de force, une collaboration, et permettre d’obtenir de meilleures rémunérations.
Ainsi nous invitons les réalisateurs à mieux connaitre ces mécanismes, il ne faut pas qu’ils hésitent à prendre contact avec les associations régionales ou nationales, membres de la Boucle, qui seront tout à fait à même de leur en expliquer le fonctionnement et les enjeux.

– Y a-t-il eu d’autre modifications dans ce système de bonus ?

Oui. Il y a aussi eu des ajustements dans l’application des bonifications écriture, montage et musique, que le CNC souhaitait faire pour les rendre plus efficaces (et moins contournables), après ces deux ans d’application. Un critère de 2015 a été abandonné, celui de la part des salaires artistiques et techniques dans le budget, car il était trop facile à obtenir et sans doute peu significatif en terme de création. Enfin, outre la bonification liée aux diffuseurs étrangers, il en existe désormais une qui récompense le travail du producteur à travers la diversité des financements obtenus. Et pour déclencher ces bonifications, il sera donc nécessaire d’en obtenir au moins 3 (sur 6 désormais), ou bien d’atteindre un total de 0,4 minimum.
Le CNC prévoie d’évaluer ce nouveau dispositif au printemps 2018. Bien sûr, d’ici là, la Boucle sera d’ors et déjà vigilante sur ses effets sur le secteur en général, et sur les auteurs-réalisateurs en particulier !

Propos recueillis par Céline Dréan

(1) Bénédicte Hazé (déléguée de la SRF), Charlotte Grosse (déléguée d’ADDOC), François Farellacci et Laurent Cibien, élus respectivement SRF et ADDOC.
(2) Le SPI (Syndicat des Producteurs Indépendants), l’USPA (Union Syndicale de la Production Audiovisuelle), le SATEV (Syndicat des agences de presse audiovisuelles) et le SPECT (Syndicat des producteurs créateurs de programmes audiovisuels).
(3) “documentaire empruntant aux codes du magazine et du reportage” confiée par le CNC à Yves Jeanneau en Juillet 2016.
(4) La Boucle a été très récemment rejointe par les cinéastes de la Réunion.

La Boucle documentaire regroupe les organisations suivantes :
AARSE (Association des Auteurs Réalisateurs du Sud-Est – Provence-Alpes-Côte d’Azur)
ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion)
ADDOC (Association des cinéastes documentaristes)
ALRT (Association Ligérienne des Réalisateurs et Techniciens – Pays de la Loire)
ARBRE (Auteurs Réalisateurs en Bretagne)
ATIS (Auteurs de l’Image et du Son en Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes)
APARR (Association des Professionnels Audiovisuel Rhin-Rhône – Bourgogne-Franche-Comté)
Cinéastes de La Réunion
Le Plateau (Association des cinéastes, auteurs et réalisateurs de l’image et du son en Auvergne)
Les Petites Caméras (Association de Cinéastes en Bourgogne)
REAL (Association des Réalisateurs, Expérimentateurs et Auteurs en Languedoc-Roussillon)
SAFIRE (Société des Auteurs de Films Indépendants en Région Est)
SAFIR Haut de France (Société des Auteurs de Films Indépendants en Région – Hauts-de-France)
SFR-CGT (Syndicat Français des Réalisateurs)
SRF (Société des Réalisateurs de Films)

Contacts pour le réseau :
– Addoc / SRF – 14 rue Alexandre Parodi – 75010 Paris
Charlotte Grosse (Addoc) 01 44 89 99 88 / courrier@addoc.net
Bénédicte Hazé (SRF) 01 44 89 99 70 / bhaze@la-srf.fr
– ARBRE
asso.arbre@gmail.com ou page FB

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Présentation de la réforme faite aux professionnels présents au Sunny Side of the Doc 2017.

Article précédent sur la Boucle documentaire publié sur filmsenbretagne.org.