RAPHAEL MATHIE : du vivant parmi le vivant…


Raphaël Mathié est un cinéaste. Un vrai. L’un de ceux pour qui le cinéma fait naturellement partie de lui, de sa psyché, de sa manière d’être au monde. Son rapport au temps, au vivant, au sacré, à la nature, à l’autre… tout cela imprègne ses films et finit par nous atteindre et nous toucher.
Raphaël a réalisé trois courts, deux longs métrages et il prépare son prochain film, un road movie qui relie la Bretagne à l’Alsace, de Plougrescant à Strasbourg. 

Réalisateur de documentaire ou de fiction ? Plutôt Mélies ou Lumière ? Cinéaste de l’improvisation ou de la maîtrise ? Il y a un peu de tout cela chez lui et par extension dans son cinéma.
A la rencontre d’un cinéaste à la pensée complexe, comme un mille feuille…

Diplômé du Centre universitaire de journalisme de Strasbourg (CUEJ) en 1993, Raphaël Mathié a écrit pour la presse nationale pendant une dizaine d’années avant de se former à la réalisation documentaire aux ateliers Varan, à Paris, à la fin des années 1990. Il se consacre depuis au cinéma comme auteur-réalisateur, ainsi qu’à la transmission de son savoir. 

Filmographie : Terres amères (2004) • Dernière saison, Combalimon (2007 — Prix découverte SCAM / Sélections ACID Cannes 2007 et IDFA 2007 / Prix spécial du jury SIFF) • Le Cri (2011 — Grand prix du festival de Gérardmer •  Les Naufrageurs (2014) • Là-haut perchés (2022)


Tu as commencé par être journaliste avant de suivre une formation aux ateliers Varan à la fin des années 90 sur les conseils d’un ami. Peux-tu nous expliquer comment tu as commencé ? Qu’est-ce qui t’a attiré vers le cinéma ?

À Varan j’ai découvert l’outil caméra, comme une évidence. Puis il y a eu la rencontre avec Jean-Louis Comolli qui a vu mon travail en sortie d’atelier et m’a encouragé, disant qu’il fallait que je continue, que c’était du cinéma. Ce fut déterminant, bille en tête je me suis lancé ! J’ai lu dans Libération un article sur une guerre rurale dans le Massif Central, ça m’a parlé, j’y suis allé. J’ai réalisé Terres Amères d’un geste (en 2004, NDLR) et très rapidement derrière, il y a eu Dernière Saison, (Combalimon), une histoire extraordinaire.

C’est à dire ?

À la sortie d’une projection de Terres Amères, un spectateur, Jean, est venu me voir, me disant que si je voulais faire un film sur quelque chose qui se meurt, je pourrais passer chez lui. La curiosité m’a poussé à y aller. Jean était paysan. À presque 70 ans, ce vieux garçon était au bout du rouleau, dans l’incapacité de lâcher prise, de vendre et encore moins de transmettre.

Notre rencontre tomba à point nommé. Le film a créé une vrai dynamique, l’a aidé dans sa démarche, l’a accompagné dans cette étape si anxiogène. Ensemble on allait aux bêtes, ensemble on faisait du cinéma ! Un jour, il m’a dit qu’une jeune femme était venue le trouver, qu’elle cherchait une ferme à reprendre. Il ne savait pas vraiment qui elle était, ni d’où elle venait. J’ai passé plusieurs semaines à la chercher et j’ai fini par la trouver. Elle a intégré le film et m’a permis de mettre Jean face à ses contradictions.  

Dernière Saison (Combalimon), a été une aventure cinématographique intense – je fus seul à l’image et au son -, mais ça a surtout été une expérience humaine extraordinaire, une expérience qui m’a construit et qui aujourd’hui fait partie de moi. Le film a eu un beau succès critique et une belle vie dans les festivals. Par la suite, j’ai enchainé deux courts-métrages de fiction (Le Cri et Les Naufrageurs), puis a débuté l’aventure de Là-Haut Perchés.

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Jean, dans "Dernière Saison (Combalimon)"

Serge Kaganski, dans un article d’AOC, dit que tu te situes “quelque part entre Lumière et Melies”. Il y a comme un tiraillement dans le sens où dans le réel, il y a cette part de hasard, cette perte de contrôle, et en même temps on sent une grande maitrise. 

Oui, c’est évident, j’en ai conscience. Cette volonté de vouloir maîtriser le monde, c’est lié à une angoisse existentielle, je pense. Mais ça pourrait être culturel aussi; je suis né en Alsace !

Ce qui est assez étonnant, c’est que dans la majorité de mes projets documentaires, rapidement, au stade de l’écriture, l’envie de fiction pointe le bout de son nez; le désir de maitrise certainement, la peur de lâcher peut-être, un certain conformisme aussi… En y réfléchissant, c’est de la pure folie que de vouloir maitriser le réel !

Pourtant ce que j’aime, dans ce réel qui sans cesse échappe, contrecarre, tort, frustre, c’est que cela pousse à l’adaptation et à la créativité. C’est dans ce chaos que j’essaye de trouver la narration, que je questionne la condition humaine, que je tente l’universalisme. Et ce n’est qu’en inscrivant mon travail au cœur de ce processus, que je me sens au plus proche de mon cinéma.

Dans tes films, il y a cet ancrage réaliste, et aussi une dimension spirituelle très forte. Par le temps long, les plans de nature, de l’eau, le silence, la méditation filmée, les dialogues entre les personnages. Certains personnages entendent même des voix, comme dans Là-Haut- Perchés, ou Le Cri.

Je suis profondément athée mais j’ai une vraie foi, une foi dans le vivant, dans le sacré. Dieu ne me questionne pas comme entité, mais comme philosophie, comme transcendance. Je crois que dans mon cinéma, il y a une forme de transcendance, que je cherche et interroge. Je ne me compare pas, mais chez un cinéaste comme Tarkovski, il y a cette transcendance.

Justement, dans ton cinéma, la nature est centrale, et tes personnages sont enveloppés, façonnés, par la terre, leur territoire, la nature. On a parfois l’impression qu’ils sont presque “engloutis” avec ses plans larges où ils sont tout petits dans cette nature. Il y a aussi des gros plans sur les fourmis, des araignées d’eau, des nuages…

Je considère le vivant et suis profondément désespéré par notre anthropocentrisme. Mon cinéma questionne ça, interroge l’immanence du monde et l’humilité de l’homme. Ensuite j’ai un rapport très particulier à la nature. Enfant, je m’y réfugiais. Je connaissais la rivière, la forêt, les collines environnantes comme le fond de ma poche. La nature m’a toujours accueilli, protégé, j’ai toujours eu ce rapport extrêmement maternel avec elle. 

 

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"Là-haut perchés"

A contrario des films qui cherchent une efficacité, un rythme effréné, tu filmes le temps long, l’évolution lente. Tu prends le temps, tu captes ce qu’on pourrait appeler des moments de rien…qu’est-ce que tu trouves dans ce temps là ? 

C’est mon rapport au temps qui m’a amené au cinéma !

Le non temps ou plutôt le temps du bureau, de la production industrielle, est un concept idéologique, capitalistique. Le temps, par essence, est inefficace. C’est la matrice poétique du vivant. Une seconde y est éternité, tout s’y révèle, tout s’y abandonne, tout s’y précipite. Prendre son temps est donc un acte politique, c’est s’inscrire en dehors de cette efficacité comptable, de cette vision absurde qui mène le monde au bord du précipice. Prendre le temps est dans ce sens un acte émancipateur, un acte créateur.

Comment est-ce que cette approche du temps se formalise dans tes films ?

C’est une approche très intuitive. Tu peux induire la notion de temps par une distance focale, un détail, un hors champ, un montage. Je ne sais pas comment dire… Je n’ai aucune recette, ce sont des gestes de cinéma, des gestes habités, qui m’échappent. Au tournage, par exemple, j’adore prendre des décisions rapidement, me laisser guider par mon être le plus profond. Mon cinéma est un cinéma de l’instant aussi, du temps donc.

Dans ton cinéma, le hors champ est important. Il y a beaucoup d’ellipses. Tu joues aussi avec ce qui se passe hors du cadre, que ce soit au niveau de l’image et au niveau sonore et cela crée souvent des moments drôles d’ailleurs !

Le hors champ donne du volume à l’image, la prolonge. Il permet le vagabondage, crée des espaces où le spectateur peut s’abandonner à ses rêveries. Le hors champ est une forme d’appropriation subversive et ça m’intéresse d’ouvrir ces perspectives là. Le hors champ me permet également de dépasser la rigidité ou la formalité de mon cadre. Il questionne aussi la représentation du monde, la limite de nos sens, de ce que je vois, de ce que j’entends. Le hors champ est une palette avec laquelle je m’amuse, elle me permet des accentuations, des ponctuations, de l’humour. Le hors champ donne une couche supplémentaire au mille feuille, c’est du cinéma.

Tes films sont imprégnés par la mort. Elle est présente par touches, dans des conversations, par la mort de quelqu’un, à travers la rémission de maladie, etc. En même temps, il y a une joie, un humour qui traverse tes films. C’est un savant mélange.

J’ai un rapport intime à la mort. Elle me questionne depuis mon plus jeune âge. Elle fait partie de ma vie. Au-delà, on vit dans une société malade de la mort. Quand je pense au monde contemporain occidental, j’aime me rappeler à ma finitude. Peut-être qu’en ayant cette conscience là, nous pourrions devenir moins orgueilleux, moins pénétrants, moins dominants. Car penser la finitude, c’est je crois, célébrer le vivant et se réjouir du rien. Dire que pour réenchanter le monde, il va falloir réapprendre à mourir ! Mieux vaut en rire, non ?

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Mich dans "La-Haut Perchés" (2022)

Dans Là-haut Perché, il y a une très belle scène où deux habitantes, Coco et Christiane, parlent de la mort, de ce que la maladie a provoqué comme prise de conscience, du fait de se sentir vivante après l’avoir frôlé…elles parlent de la joie qu’elles ont d’être là. Leur échange fait écho à ce que tu viens de dire.

Là par exemple, c’est une séquence que j’ai provoqué en quelque sorte. Christiane, a 86 ans, Coco sort de chimio. Un jour, hors caméra, je leur ai proposé de les filmer autour d’un échange sur la mort, sur leur manière de l’appréhender, de vivre avec, car forcément elles y pensent. Peu de temps après on tourne et le miracle se produit…ma responsabilité de cinéaste consiste alors simplement à saisir cette grâce afin de pouvoir la redonner au monde.

Il y a une autre séquence avec Coco et Christiane sous un parasol, elles regardent la vidéo documentaire qui parle de l’origine extraterrestre des météorites. À la fin, le parasol se met à tourner tout seul…cela donne une scène très drôle et un peu absurde qui m’a fait beaucoup rire. C’était voulu ça ?

La grâce toujours ! Lorsque tu prends le temps d’être complètement ouvert et disponible au monde, la poésie s’opère. C’est une expérience très fine, méditative, qui nous échappe souvent. C’est compliqué de faire silence; les peurs, les  jugements, les colères, etc, tout cela fait du bruit. C’est compliqué parce qu’on est traversé par mille et une choses, parce qu’on est imparfait, parce qu’on est humain. Avec mon prochain film, un road movie politique, qui relie Plougrescant à Strasbourg, de là où je vis, à là où je suis né, cela va être plus complexe encore. Comment arriver à cette méditation contemplative tout en étant constamment en mouvement ? Je vais certainement emmener mon cinéma ailleurs encore, avec une prise de risque plus grande.

Tu arrives à capter des moments d’intimité avec les personnes que tu filmes. On sent une proximité, presque comme une “création partagée”. Parle – nous davantage de la manière dont tu travailles avec elles.

C’est moi le maître à bord, le “chef d’orchestre” en quelque sorte, dans le sens où les gens que je filme n’ont pas l’expérience cinématographique.

Quand tu rentres dans une communauté comme dans Là-Haut Perchés, ou quand tu filmes quelqu’un comme Jean dans Combalimon, c’est très important au préalable de comprendre les dynamiques à l’œuvre, de décrypter les failles, d’identifier les ombres et les lumières, de faire tomber les masques. Ce n’est qu’après ce travail que tu peux rentrer dans la sphère intime, que tu peux prendre le risque d’une vision.

Ce qui m’intéresse dans le documentaire, c’est de célébrer l’altérité. À une époque où les violences néolibérales maltraitent corps et psychés, il me semble plus que jamais nécessaire de pratiquer un cinéma qui met en valeur et élève les gens qu’on filme. C’est peut-être ça qu’ils ressentent, c’est peut-être là que réside la « création partagée ».

 

Le son joue évidemment un rôle central. Il y a beaucoup de son d’ambiance, de nature. Il y a aussi le son des informations, du “fracas du monde”, qui traverse ainsi le quotidien des personnages dans tes films. Comment est-ce que tu travailles le son ?

La bande son se construit par couches successives. Je travaille beaucoup avec les directs. Je repère des sons aussi, qu’on capte. De son côté, l’ingénieur son va lui aussi, de façon autonome, enrichir la palette. Au fur et à mesure de l’avancée de notre travail, ces champs vont se restreindre et les recherches se spécifier. Au final, c’est le narratif qui impose ses besoins. Je pense, par exemple, au cri des loups dans Là-Haut Perchés ou encore à la séquence où Anne-Marie écoute un discours politique anticovid à la radio lui préférant de la musique classique. Je pense aussi à la séquence où Pascal bricole dans la cave et qu’à la radio Walter Benjamin évoque le caractère essentiel de l’inutile…de la pure fiction sonore, tout cela est mis en scène.

Parlons un peu de la narration et de la mise en scène…

La narration documentaire est complexe par essence. Dans mon travail, je commence par une vraie et longue phase de repérage, par de réelles rencontres. Puis j’ai des intuitions, échafaude des hypothèses plus ou moins bancales. Jusqu’au tournage, où le réel remet un coup de pied dans la fourmilière et balaie les certitudes restantes ; des arcs narratifs peuvent alors brutalement s’écrouler, d’autres voir le jour. Par exemple, lors du tournage de La-Haut Perchés, le Covid s’est invité à la fête, Aric s’est suicidé et Coco a développé un cancer. Que faire avec ça ? Comment intégrer ces éléments dans le narratif ? Quelle direction prendre ? C’est pourtant à partir de ces fatalités que le film s’est construit, un récit qui dit que malgré les infortunes de la vie il faut continuer à cheminer et à accomplir notre humanité.

J’entreprends chacun de mes films comme une expérience singulière, une expérience de cinéma, une expérience de vie. J’aime cet espace transgressif où le réel rencontre la fiction et où la fiction se nourrit du réel. J’aime déplacer la ligne de démarcation entre les deux genres, confronter et bousculer ces deux régimes de représentation pour questionner notre interprétation du monde, mettre en doute nos croyances et réfuter toute objectivité supposée du réel. Et il me semble aujourd’hui plus que jamais nécessaire de fabriquer un cinéma de l’éveil qui interroge la place du spectateur. Au final, n’est-on pas responsable de ce qu’on voit ?

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"Dernières saison (Combalimon)

Tu fais des films qui ne rentrent pas forcément dans les cadres et les cases…Les commissions demandent des dossiers assez fournis, il y a tout un processus assez long, d’écriture, de réécriture…Comment fait-on pour faire ces films là dans le système actuel ?

En France, on est malade de l’écriture, c’est évident. Et c’est d’autant plus vrai avec l’écriture documentaire. Si je veux être cynique, je peux dire que j’écris ce qu’ils ont envie d’entendre et je fais ce que j’ai envie de faire. Mais évidemment c’est plus complexe que ça. Il faudrait questionner tout ça.

En parallèle de ton activité de cinéaste, tu interviens parfois dans des classes et tu donnes des cours. Comment tu envisages cette transmission ?

Ma seule responsabilité dans la transmission, c’est de faire naître le désir et d’accompagner le geste, même s’il n’est pas parfait, ou à peine esquissé. C’est d’accompagner leur tentative, les encourager à faire de leur mieux, leur faire comprendre la complexité du processus créatif, leur faire voir que le chemin ne se crée qu’en cheminant. C’est de ne surtout pas les décourager, de faire en sorte qu’ils puissent tout le temps s’approprier les idées. La pédagogie c’est de mettre une bûche dans le feu quand il le faut, sur la pointe des pieds, ni vu, ni connu. Et puis cela me nourrit, me garde en éveil, m’ouvre à une jeunesse presque perdue. La transmission c’est un partage. C’est assez joli comme geste. 

Propos recueillis par Lubna Beautemps, septembre 2023


+ d'infos sur les films

LA-HAUT PERCHES_AFF

« Là-Haut perchés » de Raphaël Mathié

France – 2020 – 1h47 – La Luna Productions – Sortie le 2 mars 2022 – Distribution Les Acacias

Perchés dans un hameau des Alpes-de-Haute-Provence, Mich, Coco, Christiane, François et les autres résistent comme ils peuvent au temps qui passe, à la solitude et aux infortunes de la vie. Quand une vieille histoire de météorite refait surface.

+ d’infos sur le site des Acacias

 


« Dernière Saison (Combalimon) » de Raphaël Mathié

France – 2007 – 85 min – LA Luna Productions 

Jean est au crépuscule de sa vie. Fatigué, seul et sans descendance, il doit se résoudre à vendre ses quelques vaches et songer à la transmission pour sauver sa ferme Combalimon. Une étape délicate, une perspective vertigineuse…