Investir de nouveaux territoires


Comprendre les enjeux de la coproduction à l’échelle européenne dans le cadre de la création documentaire, tel était l’objectif d’une des tables rondes organisées à Doc’Ouest. Les retours d’expérience sont autant d’invitations à sortir des frontières à la rencontre d’autres cultures et d’autres financements.

Deux sociétés de productions nous ont proposé de partager leurs expériences de coproduction : les Films du Balibari et sa productrice Estelle Robin You – accompagnée de Wictoria Szymanska, réalisatrice et co-productrice du documentaire L’homme qui faisait voler les anges qui servait de cas d’étude – et Jean-Laurent Csinidis, un des quatre producteurs de la société marseillaise Films de Force Majeure. Ces structures ne sont pas là par hasard, elles sont toutes deux coutumières de l’exercice.

Chercher à mettre en place une coproduction internationale « n’est pas seulement lié aux financements, c’est d’abord pour que le projet circule en dehors des frontières françaises, » précise d’emblée Estelle Robin You. Un état d’esprit partagé par Jean-Laurent Csinidis que sa sensibilité conduit à travailler avec des réalisateurs étrangers et donc « assez naturellement à chercher de l’argent dans leur pays », mais pour qui la circulation des œuvres reste un vrai enjeu, « le film sera projeté et distribué plus loin, dans plusieurs territoires. »

Justement, l’histoire de l’élaboration du film de Wictoria Szymanska se prête bien au jeu de l’exploration de la coproduction tant elle est émaillée d’échanges entre plusieurs pays. C’est d’abord le fruit d’une rencontre entre une réalisatrice polonaise, successivement installée au Mexique et en Angleterre, et une productrice ligérienne très portée sur les projets transnationaux. Mais aussi de collaborations régulières pour elles deux avec des diffuseurs européens. Ce film est porté par un personnage dont la carrière a embrassé plusieurs pays d’Europe, notamment la Suède où il vit depuis de nombreuses années et un tournage éclaté sur de nombreux territoires. Autant d’ingrédients qui donnent d’emblée un profil international au projet. À première vue, le montage financier est presque évident : une chaîne et un fonds suédois, un second diffuseur d’Europe du Nord a minima. Mais rien n’est jamais si simple, « chaque film est une nouvelle aventure du point de vue de la création comme de la production », rappelle Estelle Robin You.

Principe de réalité

Car c’est bien l’un des premiers enseignements à tirer de ce retour d’expériences : on prévoit des choses, on en espère d’autres, arguant d’une précédente collaboration satisfaisante et d’une attention qu’on a réussi à entretenir du côté des diffuseurs et puis intervient un principe de réalité sur lequel on n’a que peu de prise…

La présence répétée sur les marchés ou forums de coproduction des deux acolytes où il s’est agi de convaincre, d’anticiper les attentes des chaînes sans dévoyer le projet furent autant « d’étapes primordiales pour faire exister le film. C’était aussi du temps qu’on pouvait passer ensemble car il reste difficile de se voir et d’échanger dès que la distance qui nous sépare se compte en milliers de kms », souligne Estelle Robin You. Avec Wictoria Szymanska, elles ont donc multiplié les occasions de travailler sur le film et de trouver des partenaires : CPH:DOX à Copenhague, l’IDFA à Amsterdam, Docs Barcelona, l’East european forum à Prague, et une présentation d’un work in progress à Belgrade… « On a choisi de faire un tel parcours d’une part pour essayer de lever des financements et d’autre part pour faire parler du projet, pour le faire exister dans l’esprit des fonds d’aide et des chaînes mais aussi des festivals pour préparer son avenir. Ça été le cas notamment pour les festivals de Tribeca, à New York, et Karlovy Vari, en République Tchèque, qui attendaient le film bien avant sa sortie », précise la réalisatrice.

Des aides au développement indispensables

On l’aura compris, passer les frontières rime avec une inflation du budget de développement du film, les autres étapes n’étant pas épargnées. « Concrétiser une coproduction coûte de l’argent. Cela signifie beaucoup de circulation pour construire le projet ensemble. Tout ça s’ajoute aux inscriptions sur les marchés », insiste Jean-Laurent Csinidis. Les dispositifs de soutien au développement qui co-existent en France prennent tout leur sens pour accompagner ces étapes.

Pour L’homme qui faisait voler les anges, les Films du Balibari ont pu compter sur le soutien du Conseil Général de Loire-Atlantique, de la Procirep-Angoa et ont mobilisé de l’aide à la préparation via leur compte automatique au CNC. «  C’est une chance que ces dispositifs existent. A l’étranger, on développe seul en autofinancement, et on est souvent isolé pendant cette période », ajoute Wictoria Szymanska. Des coups de pouce concrets peuvent parfois venir des forums de coproduction. C’était le cas à Prague qui a proposé pour ce film un monteur spécialisé en trailer. Ou encore à Lisbonne pour Jean-Laurent Csinidis : il y a initié de nouveaux projets via une formation couplée au forum. « Les rencontres européennes sont aussi l’occasion de rapporter des lettres d’intérêt pour un dossier media par exemple. » Des étapes primordiales pour un projet comme pour la société qui le porte.

Contraintes et équilibres

 « Une fois qu’on a décidé de travailler ensemble, une vraie coproduction prend du temps. Il s’agit d’élaborer de vrais échanges entre les territoires qui impliqueront des déplacements réguliers. Le film coûte donc bien sûr plus cher », précise Jean-Laurent Csinidis. La perception des coûts n’est pas la même d’un pays à l’autre, notamment du fait de l’implication très variable des fonds d’aides, « certains mettent 100 000 euros sur les films donc les petits budgets semblent ridicules », on doit souvent adapter les budgets à ces différences d’appréciations.

Donner une valeur au projet qui corresponde aux approches et cultures distinctes d’un pays à l’autre n’est pas le plus difficile. La complexité se niche plutôt encore et toujours dans la compatibilité des systèmes d’aides et des réciprocités. « Les contraintes ne sont pas les mêmes d’un pays à un autre, il faut faire en fonction des équilibres demandés par les coproducteurs et des exigences des fonds d’aide. Pour certains, on ne pourra pas commencer le tournage si tout le financement n’a pas été validé, pour d’autres oui. Les films et leurs réalisateurs peuvent se retrouver coincés entre ces données-là. Ils doivent être prêts à vivre avec ces choses compliquées, par rapport au planning, aux lieux de post-production… »

Les Films de Force Majeure se sont d’emblée engagés sur des projets bi-nationaux et leurs producteurs s’évertuent à bien connaître leurs territoires : « Nous travaillons régulièrement avec l’Autriche, l’Allemagne. Nous sommes plus prudents sur d’autres pays, notamment quant à leur état économique. Car réglementation et fonds d’aides peuvent s’avérer instables ce qui mettrait en danger le projet comme ses acteurs. » Et Estelle Robin You de rappeler que « les producteurs étrangers pensent constamment “coproduction et international” car ils n’ont qu’une ou deux chaînes avec qui travailler et coproduire. En France, nous avons différents échelons, local, régional, national plus les chaînes du câble et satellite. Les producteurs étrangers en ont moins, ils repoussent donc les frontières. »

La conclusion est laissée à Georges Heck, responsable de l’antenne Media Strasbourg et en charge du Rendez-vous de la coproduction rhénane. « La coproduction, c’est découvrir une autre manière de travailler, une autre approche, c’est prendre le risque d’aller vers l’autre. Si on surmonte les difficultés, c’est formidable. Et chaque producteur peut accéder à la richesse que ça induit, s’il se met à fréquenter les autres. Ce sont des questions que les producteurs en régions auront à se poser dans les années à venir.  »

Elodie Sonnefraud

« L’homme qui faisait voler les anges » de Wiktoria Szymanska
Coproduit par Les films du Balibari (France) et LunaW (Royaume-Uni)
Diffuseurs : SVT Suède, AVRO Hollande, YLE Finlande, Télénantes.
Soutiens : Région Pays de la Loire, Conseil Général Loire-Atlantique, Procirep Angoa, CNC, Programme Media de l’UE.

Sélections en festivals : Hot Docs Toronto, Karlove Vary Rép. Tchèque, Göttenborg International Festival, Festival de Tessalonique…

Le rendez-vous de la coproduction rhénane.

Organisé depuis 2002 par l’Antenne MEDIA Strasbourg, en partenariat avec la MFG (fond de soutien du Bade-Wurtemberg), le Rendez-vous est l’occasion pour des professionnels de l’audiovisuel français, allemands, belges, luxembourgeois et suisses, issus notamment des régions frontalières, de se retrouver pour deux journées de rencontres et d’échanges.

Deux jours intenses, début juillet, pour permettre aux producteurs d’établir ou d’approfondir leurs contacts avec les participants afin de favoriser les coproductions.

Au programme :

  • des études de cas de coproduction de long métrages
  • un temps de travail sur un sujet d’actualité, en 2014 : la Vidéo à la Demande
  • la présence de chargés de programme, notamment ceux d’ARTE, de la WDR, de Vosges TV et des antennes régionales de France 3 pour connaître le positionnement des diffuseurs sur ce marché européen
  • une quarantaine de projets inscrits au catalogue
  • des rendez-vous individuels de 30 minutes pour échanger autour de ces projets

L’appel à projets pour l’édition 2015 est ouvert et consultable ici.