Lors du dernier Festival du film britannique de Dinard, Gilles Kerdreux, journaliste cinéma à Ouest-France avait la lourde tâche d’animer la rencontre professionnelle portant sur le devenir des salles à l’ère des plateformes. Autour de lui : Lizzie Brown, productrice, Steven Kelliher, directeur de Bankside, distributeur international, Diane Gabriziak, programmatrice du Ciné Lumière, la salle de l’Institut français à Londres, et Hugues Peysson, directeur de l’Atelier d’Images et Atelier Distribution à Paris.
Pour ouvrir la rencontre Gilles Kerdreux rappelle quelques chiffres. En France, il y a 200 à 210 millions d’entrées salle chaque année, ce qui veut dire que chaque spectateur voit en moyenne 3 films par an. En Grande-Bretagne, il y a 160 à 170 millions de spectateurs voyant moins de 3 films par an. Netflix a 150 millions d’abonnés dans le monde entier et vise les 200 millions. Il en a actuellement 6 millions en France alors qu’il n’y est établi que depuis 5 ans, mais Netflix ne joue dorénavant plus seul puisque Disney, Apple, HBO et France Télévisions lanceront leurs plateformes chez nous en 2020…
Avant d’entrer dans le débat, la salle est mise à contribution, chacun devant répondre à deux questions. « Qui est abonné à une plateforme ? » 30 à 40% des bras se lèvent. « Qui va au cinéma plus de 3 fois par an ? ». Cette fois c’est 100%. Cette première enquête permet une conclusion intermédiaire : regarder des films en salle et sur les écrans n’est peut-être pas incompatible !
Alors, le cinéma en salle est-il mort ?
Pour Steven Kelliher, chacun fera des choix entre ce qu’il veut voir en salle ou en ligne, mais les deux continueront à exister. Cependant, avec un choix beaucoup plus abondant, il faudra donner au spectateur de bonnes raisons de sortir de chez lui, et donc lui proposer des choses exceptionnelles, nouvelles, et qui suscitent une réelle envie d’aller les voir sur grand écran.
Par ailleurs, sur les plateformes, on visionne surtout les séries, ce qui n’est pas une concurrence directe aux films. Sur les 7 000 heures de programmes disponibles sur Netflix, les films représentent une portion congrue. Seuls quelques cinéastes sont produits, comme Scorsese, avant tout pour une question d’image.
Steven Kelliher insiste : « Aller au cinéma en Grande Bretagne n’est pas toujours une bonne expérience, en particulier dans les salles des chaines, l’environnement n’est pas agréable et pour garder leurs spectateurs, les salles devront s’améliorer. Par ailleurs, avec les propositions multiples, les séries, le gaming, je reviens donc à ce que je disais au début, il faut vraiment donner aux gens de bonnes raisons d’aller voir des films. »
Si les plateformes ne tuent pas le cinéma, lui font-elles néanmoins du tort ?
Pour Steven Kelliher, « Il est impossible de ne pas prendre en compte les nouveaux modes de visionnement des films et il faut que le public ait le choix de la façon, du lieu et du moment où il regardera les films que nous avons faits ». Lizzie Brown renchérit : « En tant que créatrice de contenu, il est positif d’avoir plus de choix. Le travail de production doit prendre en compte les différentes options possibles pour faire exister les films. »
Pour Diane Gabriziak, il est important de préciser que Netflix ne fonctionne pas de la même façon partout. Dans certains pays, ils sortent les films dans les salles. Et certaines plateformes comme Mubi offrent des places de cinéma pour encourager les gens à voir des films en dehors de la plateforme. Pour Steven Kelliher, « il faut garder à l’esprit que ceci est nouveau, que Netflix et Amazon sont là depuis 5 ans et que de nombreux autres acteurs vont arriver. En tout cas, ils paient bien », confie-t-il.
Les plateformes peuvent aussi permettre à un public qui n’a pas de salle de cinéma à proximité de voir des films. Steven Kelliher en est sûr : « Nous avons vendu à Netflix un film australien, Cargo. Ils dévoilent rarement leurs chiffres mais on a su que dans les 3 premières semaines de diffusion, il y a eu 15 millions de spectateurs. On n’aurait jamais eu ces chiffres là en salles. »
Et pourquoi ne pas sortir un film au cinéma et sur des plateformes ?
C’est la question que tout le monde pose à Hugues Peysson quand il achète des films étrangers… mais la chronologie des médias est telle que c’est actuellement totalement impossible en France. Un film acheté par Netflix France ne pourra pas y être diffusé avant 3 ans, et ceci est spécifique à notre pays. Aux USA par exemple, une sortie simultanée, salle et plateforme, est très fréquente. En Grande-Bretagne, la plupart des films « Art et Essai » sortent le même jour en salles et en VOD.
On constate aussi que certains festivals de cinéma demandent les droits sur la VOD, et mettent des films en ligne, suite à leur manifestation, jouant ainsi un rôle de distributeurs et générant une nouvelle économie.
Ce qui a également changé c’est que les plateformes exposent les films dans le monde entier, cela évite de les vendre territoire par territoire et touche un nombre beaucoup plus important de spectateurs.
Pour Diane Gabriziak, il n’y a, avec le streaming, aucune possibilité de feedback. « Je pense que c’est pour cela que les gens vont continuer à aller dans les festivals et au cinéma, pour voir des films ensembles et comme Netflix permet maintenant à certains films d’être diffusés en festival et en salles cela permettra peut-être aux deux façons de voir les films de coexister. »
Lizzie Brown a prévu de sortir Carmilla, qu’elle présente à Dinard cette année, dans quelques salles, « cela permettra une expérience humaine pour quelques personnes dont nous savons qu’elles apprécieront le film au cinéma, mais la vie économique du film sera sur les plateformes ».
Est-ce plus difficile de faire son travail de producteur aujourd’hui ?
Pour Lizzie Brown, la sortie en salles en Grande Bretagne est extrêmement difficile mais « il faut s’adapter aux changements de l’industrie et considérer les projets de façon différente. Les frontières entre film destiné à la salle ou au petit écran n’ont plus lieu d’être ».
Ce qui frustre le plus Steven Kelliher, c’est que les plateformes ne disent jamais ce qu’elles aiment ou ce qui les motive. « Tout ce qu’elles font est basé sur leurs algorithmes ».
Hugues Peysson rappelle que le montage financier d’un film est différent en France et en Grande Bretagne. « En France, le film est généralement amorti avant sa sortie. Ce n’est pas du tout le cas en Grande Bretagne. Par contre les possibilités de ventes de films en langue française ou anglaise sont différentes. Cela ne sert à rien d’opposer les salles et Netflix, la donne est celle-là maintenant. Il y a toute une génération qui arrive et qui utilise majoritairement les plateformes de streaming. Par contre, je trouve parfois que les films sont engloutis dans Netflix. Ils sont pris dans l’algorithme et n’arrivent pas toujours à ressortir. Le test intéressant à faire est de se connecter via le compte de quelqu’un d’autre et là on vous suggérera des films que l’on ne vous a jamais suggérés quand vous y entrez avec votre propre login. Ils décident un peu de ce que vous allez voir. »
Steven Kelliher abonde : les plateformes ont un tel catalogue que si vous n’êtes pas sur la première page, vous avez peu de changes que l’on vous trouve. Le problème, c’est l’éditorialisation. Diane Gabriziak en profite pour réexpliquer pourquoi Mubi marche si bien : « Ils sélectionnent trente films par mois, et beaucoup de gens apprécient cette sélection. »
Gilles Kerdreux en profite pour rappeler que Netflix n’a pas de ligne éditoriale car son fonctionnement repose sur le volume. Pour Hugues Peysson, la plateforme vise quand même majoritairement un public jeune. Steven Kelliher le pense aussi et complète : « Surtout, ils sont très très opaques. Ils ne veulent jamais expliquer ce qu’ils cherchent. Ils sont très protecteurs concernant leurs algorithmes. Ils sont aussi intéressés par le buzz qu’ils peuvent faire en s’intéressant à des cinématographies spécifiques : française, espagnole, pour les diffuser du local vers le global. Et cela peut être une opportunité pour certains producteurs. »
Hugues Peysson revient sur le succès de certaines séries. « On voit La Casa de papel, production locale, qui devient un succès international, ou Marianne, produite avec la France (et tournée en Bretagne, ndlr) dont Stephen King, le pape de l’horreur dans le monde, a tweeté pour dire qu’il trouvait la série superbe… par contre personne ne peut prédire les succès… »
L’arrivée des nouvelles plateformes va-t-elle rebattre complétement les cartes ?
Steven Kelliher apprécie qu’il y ait une compétition entre les plateformes et donc plus de chances de vendre les films. C’est aussi le sentiment de Lizzie Brown, les jours où elle se sent optimiste… « Ils auront besoin de contenu donc c’est positif.«
Question de la salle : « les revenus générés par les plateformes peuvent-ils être aussi élevés que ceux des sorties salles et quel sera l’effet sur les films indépendants ? »
Steven Kelliher considère que les plateformes paient bien, il n’y a pas de partage de recettes avec un distributeur et un exploitant, et elles paient un forfait élevé. Cargo a été plus rentable avec Netflix qu’il ne l’aurait été avec une sortie salles. Pour Lizzie Brown la question essentielle ne change pas beaucoup, il faut toujours trouver l’intermédiaire entre le producteur et les spectateurs, et c’est le travail du producteur de trouver ce qui convient à chaque film.
Et quand, pour conclure, Gilles Kerdreux demande à chacun de se projeter en 2050, les intervenants sont unanimes : cela ne changera pas tant que ça. Les deux modes vont continuer à cohabiter. Les gens veulent aller au cinéma pour sortir de chez eux, avoir une expérience collective. Mais cela demande de belles salles, de bons films…
Le dernier mot revient à la productrice Lizzie Brown. « Je ne peux pas non plus prédire l’avenir mais en tant que créatrice de contenu, je pense qu’il est crucial que nous continuions à évoluer, à raconter de bonnes histoires, à faire de bons films, en choisissant suffisamment tôt le canal qui convient pour atteindre le public. »
Rendez-vous en 2050 pour voir si ces analyses étaient les bonnes…
Catherine Delalande