LE « FENUA » ICI ET LÀ-BAS


 

Avec Moruroa Papa, il livre un film intime autour de sa famille et des secrets autour desquels elle s’est construite… Comme s’il s’attaquait à la face sombre de L’oiseau de Paradis, son précédent long-métrage, Paul sort des légendes et de leur magie.

Il creuse l’histoire à son échelle, auprès d’un père qui a participé à l’histoire.  Il veut extraire une vérité du programme atomique français en Polynésie, une vérité si loin et si proche.

Itinéraire tout personnel, en 7 + 1 images, dans le cinéma de Paul Manate-Raoux…

Par Franck Vialle, directeur de Films en Bretagne


Le film

Mon père travaillait sur les essais nucléaires français à Moruroa dans les années 70. Je le visite aujourd’hui en famille à Rurutu, petite île perdue de Polynésie française où il s’est isolé, avec ma mère, ses chiens et ses souvenirs. Je fais resurgir ce passé secret qui me questionne aujourd’hui.


Observation, pensées

 

Profil du père

Il y a ce visage en contre jour qui occupe longtemps et plusieurs fois l’espace du cadre. De profil. Un profil d’ombre qui se découpe et se découvrira plus tard… On devine un palmier, on devine un intérieur isolé. On devine aussi que les questions vont être posées, et les réponses peut-être évasives, en tous cas pour commencer. On devine également qu’il s’agit là d’une trace – parce qu’aujourd’hui l’homme n’est plus -, comme une écriture de l’ombre dans la lumière, plutôt que l’inverse.

Figure tutélaire, adorée, admirée. Le père et son mystère. Celui-ci a aussi ses secrets, classés « secret défense ».
Il parle. Les fils restent noués, encore. Il parlera, un peu plus, le regard dérobé.
Esquive du regard, esquive d’un face à face, esquive du jugement après coup ? On sent pourtant à chaque instant un projet d’apaisement.


Un fils à qui parler ?

Les images ne sont pas dans l’ordre… certes. C’est pourtant parfois dans le désordre que se joue la lecture du récit. Le film nous le rappellera plus tard avec force. Dans un assemblage d’archives sur support argentique, c’est tout une joie de vivre qui se dessine, mais aussi les images qui manquent.

Nous voilà dans la préparation du voyage. Juste avant le départ. Il y a là le fils du fils. Celui à qui parler, où en tout cas avec qui échanger sur le but de ce voyage. Un jeu de devinette pour que les choses secrètes ne restent plus secrètes, que le jeu soit clair. Il y a là le fils du fils qui pourtant ne mesure pas, non sans une certaine légèreté, la gravité du projet. Evocation subtile du leg. Trace d’un « destin » partagé – celui d’une vie ici et là-bas. Trace d’un instant non partagé : ce qui se joue pour l’un, ne se joue pas pour l’autre.

Ce père-là, Paul, n’a pas de secret pour ce fils-là.


 

Un plan simple

Le programme atomique français s’inscrivait sans nul doute dans l’idée qu’on pouvait se faire du « progrès »… Les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, ultimes bombardements stratégiques américains des 6 et 9 août 1945, sont loin, et dans le temps, et dans l’espace… Ils ne signent pas moins le vrai début de la guerre froide dans une démonstration de force sans précédent et deux armes « probantes », l’une à l’uranium, l’autre au plutonium. Et des effets secondaires cachés, au-delà des 200.000 morts.

L’idée de « progrès » se pétrit de stratégies, de positionnements et de postures dans chaque camp. La France entre rapidement dans la danse. D’abord dans le désert du Sahara (pas assez loi ?), puis en Polynésie. Le plan apparaît simple, a posteriori : loin, les secrets sont mieux gardés + une ancienne colonie devenue territoire d’Outre-Mer + des relais d’opinion influents (Rudy Bambridge, puis Gaston Flosse) + un déploiement militaire nouveau engagé depuis 1962 (suite au référendum d’autodétermination algérien de 1961 !) = une confidentialité assurée et beaucoup de marges de manoeuvre.

D’autant plus que tant la société civile que les militaires eux-mêmes (les vétérans victimes sont également nombreux) ignoraient l’ampleur de la choses et les dégâts causés par « l’engin »… Euphémisme d’évitement que celui de l’« engin », comme le rappelle si justement la voix de Paul dans le film… désignant au choix une chose énorme qu’on peine à nommer ou à définir, une machine complexe et puissante, une construction humaine qui fait peur.

Au fil des années, les enquêtes, rapports, études… vont se succéder sans pour autant aboutir quant à la reconnaissance des faits et des victimes, arguant notamment d’une « surmortalité non observée ». Le choix des mots. Et leur froideur administrative.

Une étude de 2009 (43 ans plus tard !) tenant compte d’autres facteurs que cette « surmortalité non observée » – maladies cardiaques, maladies pulmonaires, maladie de peau, certains cancers –  ne fut jamais publiée. Il faudra attendre décembre 2012, et la levée partielle du secret-défense sur 58 documents, pour confirmer la prise en compte de l’ensemble de la Polynésie comme zone touchée par les retombés radioactives.
Pourtant, dès la première explosion de 1966, les responsables militaires savent les retombées radioactives plus importantes que prévu sur l’île de Mangareva. Mais, cette information n’est rendue publique qu’en 1998, par le journaliste Vincent Jauvert.

Mais, une étude de l’INSERM montrera que, sur les 229 cas de cancers de la thyroïde recensés entre 1981 et 2003, une dizaine seulement serait attribuable aux essais nucléaires, avec potentiellement une dizaine d’autres cas pouvant apparaître dans le futur, soit une sur-incidence comprise entre 4 et 8 %.


Trivialité du geste

Que fait-il ? Il creuse des trous dans le sol de béton de la terrasse d’une maison « de mauvaise qualité et dont plusieurs éléments ne sont pas finis ».
Il creuse des trous dans le sol, puis y balaie l’eau de pluie qui s’est accumulée pour qu’elle s’écoule.
Aucun exotisme. Que du pragmatisme. De la normalité… Un ailleurs qui nous ressemble, et une trivialité qui nous rassemble : La Polynésie nous semble soudain si proche, son quotidien si ordinaire, cet homme si peu secret.

A cet instant du film, Paul est à côté, il aide, il partage ce quotidien et réduit la distance entre Rurutu et nous : nous pourrions faire ces gestes, nous pourrions être lui, ou regarder nos pères faire ces gestes. Observation pacifique. Approche.

Et ce sol où par touches minuscules, la chose stagnante s’écoule… Tant de secrets nous invitent à interpréter chaque signe, à lire ce qui se joue dans chaque détail de ce qui nous entoure.


Réalité, réalité ?

Des images du bonheur : une famille qui se déplace et se rassemble partout, ses moments de joie, l’intuition granuleuse de ce qu’elle a réussi à devenir, la conformité aussi à l’idée qu’on pouvait se faire du confort et de la modernité dans les années 60/70.
Le montage est dentelé – comme de la dentelle, ou un couteau. La mémoire est fragmentée, heurtée, comme un peu irréelle.

Le drame se joue à la fois à posteriori, après les jours heureux. Il se joue aussi à priori, parce qu’il est le moteur du film, l’énergie de sa quête.

Chercher, fouiller, gratter. Prendre le temps et la place de le faire, le temps d’un film (n’oublions pas que l’aventure d’un film est plus longue que le film, et que celle-là commence il y a plusieurs années !) Cette famille s’est beaucoup filmée, et il y a dans ces images autant de vérités à dénouer que de souvenirs à célébrer, à distance pourtant, dans une forme d’archéologie familiale où les ères s’entremêlent, où chacun est présent à tous les âges.


Un bout de vérité

Dans sa quête de vérité, Paul trouve une bobine de film. Elle est comme échouée dans la somme des archives laissées par le père.
Même si durant ses longues années, il a filmé souvent, il a été appelé à remettre l’ensemble des bobines tournées sur les installations à sa hiérarchie. Secret défense.

Pourtant cette bobine est bien là. A-t-elle été soustraite à cet inventaire de départ ? Est-ce un oubli ? Paul n’aura sans doute jamais la réponse, nous n’aurons donc jamais la réponse.

Toujours est-il que cette grande chose abstraite, l’« engin » et ses installations, apparaissent. Avec leur réalité matériel, les personnels qui passent, la réalité du climat… La parenthèse cachée dans l’archipel devient réelle, quantifiable, identifiable… moins secrète.

Cette bobine oubliée, ou soustraite, devient soudain, plus qu’une trace, un message : colonisation du paysage, mépris(e) des peuples, secrets et soumissions mêlées des villes de garnison, une idée passée du progrès.

Se souvenir de Henri Hiro, cinéaste, dramaturge, poète et militant : parce qu’il estime vivre dans un pays subordonné à l’État colonial, ses œuvres s’attaquent à la mythologie du progrès, aux atteintes à l’identité d’un peuple autochtone et à son environnement.

Qu’en sera-t-il ?
[…] Ceci est une prière !
Oh, l’amour de mon pays,
dont le flot sans relâche a baigné ma jeunesse
en son âge le plus tendre !
Qu’il oigne encore mon corps tout mortel,
Et vive cet amour !
Vive ! Vive ! Vive encore et toujours !
Qu’il vive et abreuve ma terre natale,
Pour que fleurissent en leur essaim
Les enfants de ce sol,
enfants de mon pays.


L’histoire au bout d’un fil

Cet homme qui slalome sur la mer au gré des vagues et de la vitesse, qui est il ? Une incertitude subsiste dans le flou et le grain de l’image. Est-ce le père, ou un oncle ? L’oncle semble apparaître sur (le même bateau). La métaphore est filée à plusieurs reprises dans le film… parce que ces moments de détente faisaient partie de la fête, d’une joie de vivre, d’une insouciance colorée.
Ne pas vouloir, ne pas pouvoir parler. En parler. Et vivre un rêve éveillé.

Pourtant, le fil de l’histoire suit son cours, avec un autre épisode, une autre manière de colonisation.

Pour mémoire, la Marine Nationale crée à l’été 1965 le Groupe aéronaval du Pacifique : la Force Alfa constituée de plus de 3 500 hommes et 7  bâtiments aborde la Polynésie Française le 22 mai 1966…
Le 2 juillet a lieu le premier essai nucléaire aérien à Moruroa. Il sera révélé bien plus tard, dans les années 1990, que les retombées constatées étaient comparables à celles mesurées à proximité de la centrale de Tchernobyl après la catastrophe. La population civile, et les soldats, étaient pourtant maintenus dans une ignorance totale. Aucune mesure n’avait été prise pour les protéger.
Deux ans plus tard, le 24 août 1968, c’est le premier essai d’une bombe H à Fangataufa. Le tir libère 2,6 mégatonnes.

Aux élections du 23 mai 2004 pour le renouvellement de l’Assemblée de la Polynésie française, les opposants à Gaston Flosse forment une coalition politique : l’Union pour la démocratie (UPLD). L’indépendantiste Oscar Temaru devient le nouveau président de la Polynésie française pour quelques mois. Une commission d’enquête locale est alors créée (enfin), confirmant les hypothèses de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) et de Moruroa e Tatou (Moruroa et nous) quant aux retombées radioactives six à sept fois supérieures à la normale.

Le temps file, le fil de l’histoire se consume. Ce qui est loin des yeux est loin du coeur dit le dicton. Ce qui est loin de nous, nous arrange tant parfois.

 


En champ et contrechamp

Pour clore le film, il y a ce long plan de paysage qui surplombe la mer. Ce n’est pas cette photo.
Quelqu’un descend la pente, et chemine pour sortir de l’histoire, sortir doucement du paysage… Il y a quelque chose de l’apaisement, de la sérénité trouvée, ou retrouvée. Paix de trouver  « non pas la vérité, mais une vérité » comme le dit Paul.
Ce plan de fin rappelle cette image de L’oiseau de paradis où Yasmina (Blanche-Neige Huri) avance vers nous, le ciel derrière elle. Et la boucle se boucle de deux films qui se font écho. Il y avait les histoires et légendes qu’on se racontait à Tahiti, le soir autour du feu ou de la lampe – « parce qu’on avait pas la télé ». Avec Moruroa Papa, il y a l’Histoire et sa légende dont on ne parlait pas.

Il faut néanmoins énoncer quelques chiffres, parce que malgré leurs secrets, ils ne mentent pas, malgré le conditionnel :

La France a procéder à 193 expériences nucléaires en Polynésie Française entre 1966 et 1996, à raison de 46 tirs aériens et 147 tirs souterrains sur les atolls de Morurora et Fangataufa.
130.000 personnes ont travaillé pour les essais nucléaires français dans le Pacifique.
23 formes de cancers sont aujourd’hui reconnues par l’Etat comme ayant pu être causés par l’exposition aux radiations.
Quelque 10.000 personnes auraient pu avoir contracté un de ces cancers.

Depuis la signature en 1996 du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), la France s’est engagée à ne plus jamais réaliser d’autres essais nucléaires. Ils sont, depuis, effectués à l’aide de simulations et d’expériences de fissions et de fusions à très petite échelle. Des tirs froids et essais de détonique auraient eu lieu à Moronvilliers dans la Marne.
Le conditionnel, toujours.

 


L'auteur : Paul Manate Raoux

Né à Papeete, Paul vit toute son enfance à Tahiti, avec ses trois frères et soeurs, son père Daniel Raoux et sa mère, Aniitetua Manate, originaire de Rurutu, une petite île de l’archipel des Australes, en Polynésie Française. Ses premiers souvenirs de cinéma datent de cette période où enfant, il allait avec ses cousines au « drive-in » pour voir en plein air, allongé sur la plateforme du pick- up familial, le dernier Bruce Lee ou « Grease » avec John Travolta.

Au début des années 80, la famille s’installe en métropole où ses envies de cinéma se concrétisent. Après Sciences-Po, il obtient un DEA de Cinéma à la Sorbonne, et travaille deux ans comme responsable pédagogique au CEFPF, Centre Européen de Formation à la Production de Films. Il décide alors de «faire des films » et tout en travaillant comme technicien sur des tournages en régie, assistanat ou direction de production, il commence à écrire des histoires, documentaires et fictions. Il écrit et réalise trois documentaires pour Paris-Première et Arte sur les musiciens George Clinton, Abbey Lincoln et Terry Callier, et quatre court-métrages de fiction, Ina, Mes quatre morts, A l’arraché et Nevermore.

Devenu lecteur-consultant pour la direction du cinéma de Canal + au tournant des années 2000, il s’installe en Bretagne, à Rennes, où il vit toujours. Il continue d’alterner la fiction et le documentaire dans ses projets. En 2018, il réalise à Tahiti L’oiseau de paradis, son premier long métrage de fiction, qui sort en salles le 29 juillet 2020. Il vient de terminer Moruroa papa, un documentaire sur « les années atomiques » de son père, et commence l’écriture d’un second long-métrage de fiction.


Liste technique & artistique

Documentaire – 63’ – 2022
Auteur-réalisateur : Paul Manate Raoux • image et son : Paul Manate Raoux • Images additionnelles : Denis Pinson Son • Montage : Camille Lotteau • Prémontage des archives : Françoise Le Peutrec • Étalonnage : Guillaume Kozakiewiez • Montage son / Pablo Salaun • Mixage :  Henri Puizillout • Musique originale : Olivier Mellano • Yukulele : Teivi Alain Raoux

Une coproduction A perte vue / Filmin’Tahiti
Productrice déléguée : Colette Quesson • Productrice associée : Catherine Marconnet • Assistanat de production : Inès Lumeau, Margaux Pabois • Chargée de production : Tareparepa Teinauri
en coproduction avec France Télévisions Nouvelle-Calédonie la 1ère et  TVR
Avec le soutien de la Région Bretagne, du Centre national de la cinématographie et de l’image animée, de la Procirep / Angoa