[Partage de regard sur les films] KENAVO ou la transition


Dans cette rubrique, des chroniqueuses et chroniqueurs proches de Films en Bretagne posent leur regard sur des films qu’ils ont aimé et nous disent tout le bien qu’elles et ils en pensent.


KENAVO ou la transition

Dans le camping-car familial, en plein confinement (le premier, le brutal, celui du trauma), Maël Caradec a exploré les transitions. Celle de sa vie de jeune adulte, celle de la société face à la restriction des libertés. Il pensait à ce moment être dans l’écriture d’un récit d’anticipation, celui d’une société où les restrictions énergétiques guideraient nos vies, c’était en novembre 2020. Peut-être a t’il lui aussi relu 1984 durant ces mois étranges, peut-être a t’il conscientisé que Big Brother n’était plus si éloigné de notre réalité. Si Kenavo n’offre pas une société sectaire, il n’en reste pas moins que l’énergie règne. La fée électricité est ainsi devenue impératrice omniprésente et cruelle. Cet aspect du film répond au cahier des charges d’un appel à projets lancé par Canal + “On s’adapte” bâti sur deux axes : 15 minutes, parler de l’écologie dans un futur proche. Maël Caradec ne s’adapte pas (son film fait 17 minutes), ses personnages ne s’adaptent pas. Ils transgressent les règles, chacun à son niveau. Erwan veut quitter cette blague amère qu’est devenu le monde et rejoindre une Zone Libre. L’accompagnement de sa mère Luna dans la quête de liberté de son fils est une transgression des règles, bien qu’elle même ait choisi de rester dans les normes. L’épicière, sauveuse matérielle antipathique, ne s’adapte pas. Les policiers effectuent leurs rôles, on ne leur demande rien d’autre que leur fonction, ils ne s’adaptent pas, ils font leur travail.On ne s’adapte pas et cela donne inévitablement des choix, des au-revoirs.
Plus que les interrogations éco-anxieuses, le réalisateur explore cette notion, et l’annonce de façon douce dans son titre, Kenavo signifie “au-revoir”. L’au-revoir à un monde, l’au-revoir d’une mère et d’un fils.

Kenavo © Eloi Besson

L’au-revoir de Luna et Erwan se construit tout au long du film, en mouvement dans ce van qui est lui-même une menace permanente. Le choix du road trip offre une possibilité de dialogue intense, se parler sans se regarder, aller plus loin que dans la vie quotidienne. La route donne cet espace hors du temps, ces moments suspendus. Luna et Erwan revivent dans ce van ce qui est essentiel, ce qui est dénué de pragmatisme, tout en étant contraints par le véhicule. Étrange espace de liberté et de restriction.
Ils explorent leurs douleurs, leurs incompréhensions, leurs souvenirs qui par nature sont tronqués, mais cet au-revoir se confronte à l’amour malgré les incompréhensions de choix de vie. Maël Caradec pose un regard bienveillant sur ses personnages, le regard qu’il pose sur lui-même, lui qui un jour sera peut-être Luna. Sur ces choix auxquels nous avons été violemment confrontés dans nos vies sur tous les aspects, et dont nous n’avons peut-être eu qu’un avant-goût.. Ces choix cadrés par la peur. Il se refuse d’émettre le moindre jugement et pour autant son regard sur la société et ses absurdités est clair. Il pose la question de notre conception de la liberté, de notre gestion des incertitudes, de notre rapport au confort des normes. Mais les normes ce n’est pas pour tout le monde, c’est cela qui permet les mouvements, et in fine les avancées. Même si ici le spectateur a la responsabilité de son choix de fin, l’histoire est ouverte, elle reste une transition. Tous les possibles sont là et c’est à nous de décider de quelle façon les protagonistes vont vivre, s’ils vont se revoir un jour, même juste se téléphoner, et de quelle façon le monde de 2038 va évoluer.

Le contournement des règles est clair, d’emblée, posé : la société est contre l’humain, contre la liberté, contre les émotions. Elle est contre l’idée qu’une mère accompagne son fils qui va devenir un homme, qui fait ses choix de vie. La société est contre la marge, sous couvert d’une préoccupation écologique. Elle impose avec une violence inouïe son incapacité d’anticipation et de gestion. Elle culpabilise, enferme, dissuade, et fait payer à ceux que l’on n’a pas accompagné et sensibilisé. Par cette violence elle révèle l’intensité, du chaos sortent les passions les plus fortes, mais rien ici n’est militant, rien n’est contre, rien n’est exagéré. On nous livre un film de l’anti-déni, de l’anti-violence, presque trop doux quelque part et qui pourtant est un juste portrait de ce à quoi nous sommes tous et toutes confronté·es. La prise de recul à tous niveaux est épatante pour un réalisateur de cet âge. Pourtant, il y a quelque chose d’enfantin dans le sous-texte de l’écriture, le choix de Joséphine de Meaux parce que madeleine de Proust du réalisateur dans Nos Jours Heureux, le départ du fils semblable à ceux sur le quai du train pour retourner à Paris, le fait de s’émanciper de la mère, de l’oedipe. Mais Maël Caradec met les choses à leur juste place. Sa narration est d’une fine justesse sur tous les plans, pour nous prendre avec douceur et nous laisser sans choc émotionnel mais avec une conscience que l’on ne peut ignorer.

Anne-Cé Pepers, octobre 2022


KENAVO de Maël Caradec
16’57 / 2021 / Pictor
En 2038, la France poursuit sa transition énergétique et les déplacements de plus de cent kilomètres sont proscrits. Au volant de son van électrique, l’intrépide Luna, brave l’interdit pour conduire son fils de 20 ans, Erwan, vers la Zone Libre. Savourant ses derniers moments avec lui, Luna l’accompagne pour, peut-être, mieux le laisser partir.