Olivier Broudeur et Anthony Quéré : entre deux


L’un est passionné de cinéma, l’autre de littérature. L’un a fait des études d’architecte, l’autre de philosophie et d’ethnologie. L’un aime Spielberg et De Palma, l’autre préfère Sokourov et Pasolini. Quand l’un se couche, l’autre se lève. Educateurs, Anthony Quéré et Olivier Broudeur travaillent en horaires décalés dans le même centre de formation à Brest. Les collègues sont devenus amis et forment, depuis près de 8 ans, un couple de cinéma. 

Leur premier court métrage « Erémia-Erèmia »  a reçu le Prix spécial du jury au Festival de Clermont-Ferrand en 2008 et le deuxième « Dounouia, la vie », le Prix ACSÉ (agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances). Ils viennent de terminer le montage de leur troisième opus intitulé, sans doute provisoirement, « Des aurores boréales ». Et poursuivent l’écriture d’un long métrage, accompagnés par Mathieu Bompoint, de Mezzanine Films, et Olivier Bourbeillon, de Paris-Brest Productions.

Entre le ‘’je’’ et le ‘’nous’’, ils abordent sans fard les particularités et les difficultés de la coréalisation.

 – Comment est né votre désir de faire des films ?

Anthony Quéré : C’est un désir qui m’a toujours habité. J’aurais voulu faire des études de cinéma, mais c’est inconcevable lorsque vous êtes issu d’un milieu populaire modeste comme le mien. Je fais partie de cette première génération qui a grandi avec l’omniprésence des écrans par le biais de la télévision, qui a eu accès pour la première fois à des moyens de diffusion de masse : les premiers magnétoscopes VHS et l’émergence des vidéo-clubs. J’ai toujours consommé de l’image, que ce soit au cinéma ou à la TV. J’avais également deux cousins passionnés de cinéma qui se débrouillaient pour avoir du matériel vidéo de dernière génération au début des années 80. Ils pirataient les films dans les salles de cinéma avec des caméras vidéo portatives. Ils avaient des magnétoscopes dès la fin des années 70. Toujours un coup d’avance. Ils ont énormément participé à mon apprentissage cinématographique.

 Olivier Broudeur : Je n’avais pas le désir de faire des films. C’est Anthony qui l’avait. J’y ai pris goût. Le désir même de faire des films était inaccessible pour moi. Je n’ai pas du tout été élevé avec l’idée qu’on puisse se réaliser dans l’art ni qu’on puisse réaliser un quelconque désir.

– Comment a germé l’idée du premier film et l’envie de le coréaliser ?

O.B. : Anthony m’avait demandé de lire un scénario qu’il avait écrit. Je l’ai fait et l’ai aidé à l’améliorer, mais ça n’a pas eu de suite. Quelques années ont passé et, dans un moment particulier de tension nerveuse, j’ai pensé à ma vie d’avant avec une forme de nostalgie. Alors, j’ai écrit une ébauche de notre premier scénario. Je l’ai soumise à Anthony qui m’a dit qu’il trouvait ça intéressant et qu’il était d’accord pour que nous tentions d’en faire un film. Moi, tout seul, je n’aurais pas su ou pas pu. Il a un œil que je n’ai pas. Et puis on est amis proches. C’est fantastique de construire des choses communes avec des personnes qu’on apprécie vraiment.

A.Q. : Puis l’un de nous a eu vent du concours Estran et nous avons décidé de présenter ce scénario en 2005. Il a été sélectionné et grâce au dispositif Estran, nous avons pu suivre une formation à l’écriture (pour Olivier) et à la réalisation (pour moi). Après quoi, nous avons rencontré le producteur Daniel Laclavière, d’Aber Images, qui a tout de suite cru en notre projet. En 2007, nous réalisions Erémia-Erèmia, projet que nous avons porté à deux durant une période assez compliquée pour nous sur notre lieu de travail. Il semblait essentiel que nous le réalisions ensemble.

O.B. : Cette première expérience a été une révélation. Réaliser un film dont on a écrit le scénario, c’est rendre visible un monde intérieur. C’est comme construire sa maison de ses mains ou planter un arbre. C’est là, on l’a fait, et personne ne nous le reprendra jamais.

A.Q. : Cela dit, le tournage n’a pas été de tout repos. Faire un film reste une expérience intense. Avant de coréaliser ce premier film, j’avais eu quelques expériences comme régisseur et assistant réalisateur sur des courts métrages produits et autoproduits qui m’avaient heureusement permis de connaître un plateau de tournage. Nous avons bien préparé le tournage en amont. J’avais une vision plus technique qu’Olivier. J’ai notamment beaucoup travaillé avec Julien Lamanda, un dessinateur brestois, sur un story-board détaillé. Après un repérage précis de lieux où nous souhaitions tourner, nous avons constitué notre équipe avec de nombreux techniciens locaux qui ont su être disponibles et attentifs à nos demandes.

– Comment travaillez-vous en duo ?

A.Q. : Nous travaillons ensemble à chaque étape de création du film. Nous avons des phases de travail communes, d’autres où nous intervenons l’un après l’autre et cela pour le développement, la réalisation et la post production du film.

O.B. : Anthony a une pensée analytique quand j’ai une pensée synthétique : il comprend les méandres, je regarde la ligne du canyon. Je crois que nous avons beaucoup besoin l’un de l’autre : sans méandre tout est surfait, sans ligne, on ne va nulle part. Anthony est beaucoup plus fort que moi sur le découpage technique, même si je m’améliore. Sur le tournage, on est très rarement d’accord, c’est très âpre.

A.Q : Comme le jour où Olivier a quitté le plateau de « Erémia-Erèmia » me laissant seul avec une équipe totalement désemparée. Il tenait à filmer un lapin dans l’herbe ! Nous devions encore tourner quelques plans sur ce lieu avant de le quitter définitivement. Plus personne ne me suivait. J’ai alors déplacé la caméra et j’ai réussi à insuffler le minimum d’énergie nécessaire à l’équipe pour faire ce plan et terminer la journée.

 O.B. : Mais il y a parfois des moments de grâce où on se comprend parfaitement. Là, c’est formidable.

– Quels sont les avantages et les inconvénients d’être à deux ?

O.B. : Les avantages, c’est une complémentarité indéniable, mais aussi une pugnacité renforcée. Les inconvénients : des discussions sans fin qui témoignent de deux visions radicalement différentes du cinéma.

A.Q : Nous ne sommes jamais dans le creux de la vague durant le processus de création. Il y en a toujours un des deux pour porter l’autre et le projet. Mais ni l’un, ni l’autre, ne faisons exactement le cinéma que nous aimons. C’est peut-être ce qui fait aussi son originalité. Notre producteur, Mathieu Bompoint (Mezzanine Films), dit qu’Olivier est le théorique et que je suis le pragmatique. Je pense que cela nous résume assez bien. Je suis plus à l’aise qu’Olivier lors de la réalisation, il me semble. Je m’adapte plus vite et mieux que lui aux contraintes matérielles, humaines et temporelles sur le plateau. Olivier aime jouer avec les idées, les concepts. Il ne perd jamais de vue nos intentions.

– Comment conciliez-vous votre travail d’éducateurs avec celui de cinéastes ?

 A.Q. : C’est extrêmement compliqué. Nous travaillons tous les deux à plein temps 39 h par semaine. Nous avons, néanmoins, des périodes de vacances assez conséquentes qui nous permettent de développer nos films. Je crois tout de même avoir atteint mes limites et la volonté de me consacrer seulement au cinéma devient nécessaire aujourd’hui. Le statut d’auteur-réalisateur est particulier, nous ne sommes pas intermittents et c’est nous qui initions notre travail de cinéma. L’idée de monter ma société de production (1) a pour but à moyen terme, je l’espère, de me permettre de vivre, en partie, de ma passion. Je ne sais pas si c’est la bonne solution. Produire et entreprendre en France aujourd’hui est devenu très difficile.

L’histoire de Modibo, héros de « Dounouia, la vie »

Olivier Broudeur « À 13 ans, Modibo, que j’ai vu naître, a quitté le foyer de Lamine, son père qui est notre ami à moi et à mon frère jumeau. Nous l’avons cherché partout, au Mali, au Maroc, à Ceuta, partout. Sans succès. Alors, j’ai écrit le scénario de « Dounouia » pour lui, parce que je pensais qu’il était mort. Mais un jour, j’ai reçu un appel de la frontière mauritanienne me disant qu’un homme avait trouvé un jeune esclave qui disait me connaître et qui avait mon numéro dans sa poche. Cet esclave, c’était Modibo. Quand j’ai su cela, j’ai demandé à Mathieu Bompoint, notre producteur, de tout faire pour que Modibo joue le rôle que j’avais écrit pour lui. Mathieu m’a fait confiance et a accepté. Merci Mathieu ! Et Modibo est arrivé ici, à Brest. Il n’avait jamais vu de film, ne parlait aucun mot de français, mais je pense pouvoir dire qu’il est formidable dans le film. »

– De quoi se nourrit votre travail cinématographique ?

 O.B. : De tout ! De la vie, de la contemplation de la nature, et des centaines et centaines de livres lus et films vus. Il y a une chose aussi très forte, mais qui ne doit pas prendre le pas sur tout le reste, c’est le sentiment de révolte éprouvé devant certaines problématiques contemporaines. Dounouia, par exemple, est né des liens très forts que j’ai avec le Mali et de la disparition soudaine – et temporaire heureusement – de Modibo qui joue dans le film.

A.Q. : Dounouia, la vie était un témoignage que nous voulions rendre à cette jeunesse que nous côtoyons chaque jour sur notre lieu de travail. Olivier tenait plus précisément à y lier une expérience personnelle. Pour ma part, je me nourris entièrement et exclusivement d’images et de sons. Le cinéma bien évidemment, mais aussi la musique, la bande dessinée, les séries TV, le web. Je lis assez peu. Je suis très peu sensible à la littérature.

– Les personnages principaux de vos deux premiers courts métrages sont silencieux. Vous privilégiez l’expression des corps. Vous défiez-vous de la parole, d’un cinéma psychologique à la française où les dialogues prévalent ?

 A.Q. : Je trouve que le cinéma français est trop bavard, trop littéraire, c’est le cinéma d’une certaine classe sociale. Il laisse trop peu de place à l’image, aux sons, aux sensations. Les critères de sélection des projets audiovisuels en France sont essentiellement littéraires et ultra balisés. Aujourd’hui, quel organisme sélectionne un projet sur une proposition sensorielle, sonore ou/et visuelle, une proposition artistique ? Nous cherchons à faire un cinéma de sensations. Un de nos questionnements est effectivement la place du corps dans notre société. Où peut-il s’accomplir, se réaliser ? Où est sa liberté d’expression ? Dans notre dernier court métrage Des aurores boréales, l’expression du corps est moins évidente, travestie, maltraitée. Il y avait là aussi l’idée de l’exprimer dans un environnement plus urbain, alternatif. Dans le long métrage que nous développons, cette thématique est essentielle.

Je considère le cinéma comme une forme d’expression, d’art, qui peut être exigeante. Elle se doit aussi d’être légère et sans prétention.

 O.B. : Hitchcock dit : « Je mets des dialogues quand je ne peux pas le raconter autrement ». Je suis assez d’accord avec cette phrase. J’aime beaucoup les dialogues quand ils sont bien écrits. Mais je ne suis pas certain que nous, nous les écrivions bien. En revanche, ce que je constate, c’est que moins nos versions de scénarios sont élaborées, plus elles contiennent de dialogues. Je pense que mon inclination naturelle est de ne plus en mettre du tout. Mais Anthony, heureusement (?), me retient.

Un film, c’est comme un haïku. Cette comparaison ne me quitte jamais, elle est mon projet esthétique même. Il s’agit de mêler le permanent – l’eau, la mer, le vent, la nature, etc. – à l’impermanent – les rapports humains, les sentiments, les expériences, etc. Je pense que chaque personne a la tentation du beau. La force du cinéma est de pouvoir offrir cela au spectateur : du beau à un moment de sa vie. J’essaie d’offrir cela à nos personnages. La beauté peut être dionysiaque ou apollinienne, peu importe – je pense même qu’elle doit être les deux dans un film qui est, avant tout, une œuvre artistique -, mais elle a le droit d’habiter les individus et ceux-ci ont le droit de la vouloir.

– Votre troisième court métrage est-il dans le prolongement des deux premiers ?

 A.Q : Oui, ce film est dans la continuité des deux précédents. C’est un drame social emprunt d’une certaine poésie. Mais nous avons voulu casser, d’un point de vue esthétique, le réalisme avec lequel est généralement représenté le film social. Le travail sur l’image a été particulièrement déterminant, le choix du format, de la lumière, des objectifs qui confèrent à l’image une tonalité singulière et contemporaine. Nous ne souhaitions pas être dans une approche trop crue de notre sujet. Nous avons choisi délibérément le contraire. Le film est à nouveau produit par Mezzanine Films, nous avons obtenu l’aide du CNC, de la Région Bretagne et du Conseil général du Finistère, ce qui nous a permis de le faire dans des conditions tout à fait confortables.

O.B. : Ce film est inspiré de notre travail à Anthony et à moi. C’est l’histoire de Vanessa, une jeune fille qui sort de prison et qui vit chez sa demi-sœur qu’elle n’a pas vue depuis des années. La cohabitation est difficile. Vanessa n’est présente à personne. L’est-elle à elle-même ? Elle passe ses nuits dehors. Elle se bat, rackette, vole. Elle erre et va regarder des stunts de motos qui la fascinent, comme les lumières de la nuit. Le tournage a été une expérience douloureuse et dense, essentielle et fragile. L’équipe était fantastique. Toutes ces personnes si bienveillantes réunies pour nous aider à créer quelque chose… Est-il pensable de ne pas être à la hauteur de leur attention ? Et on ne peut que témoigner de la reconnaissance aux organismes publics de soutenir ainsi la création cinématographique. Nous recevons bien de l’argent public pour faire nos films, c’est une responsabilité.

– Où en est votre projet de long métrage ?

O.B. : On ne l’a pas abandonné. Mais on a refait toute l’histoire. Elle est maintenant beaucoup plus simple et évidente. Cela va nous permettre d’aller davantage vers ce que nous voulons, une forme de brutalité des émotions. Le projet traite de l’histoire de Jean qui est l’ouvrier travailleur tranquille et consentant de son père, Louis, à la ferme familiale, sur la côte finistérienne. La simplicité et la tranquillité de la vie de Jean sont rompues par l’arrivée d’une jeune stagiaire, Camille. Cette dernière va bouleverser les habitudes et révéler la domination sournoise de Louis. Jean, après avoir connu l’amour avec Camille, devra faire des choix pour, enfin, vivre sa vie.

A.Q. : Le projet est en développement depuis 4 ans. C’est Mathieu Bompoint qui nous a encouragés à le faire. Je ne sais pas si nous étions prêts, il y a 4 ans, mais aujourd’hui je me sens légitime. Nous avons obtenu l’aide à l’écriture du CNC et celle au développement de la région Bretagne. Nous avons présenté deux fois le scénario à l’avance sur recette du CNC. Bien qu’ayant eu des retours encourageants de la commission, nous avons reçu deux refus. Nous avons obtenu une dérogation pour déposer le projet une troisième fois. Les délais sont tellement longs entre les commissions et notre temps libre est tellement compté qu’il est compliqué de savoir si nous aurons encore l’énergie nécessaire pour le présenter une nouvelle fois. L’objectif que nous nous sommes fixé, avec notre producteur, est la fin de l’année 2015. Nous envisageons aujourd’hui sérieusement de le tourner dans une économie plus réduite avec l’appui de notre producteur, de dispositifs innovants comme le Breizh Film Fund du Groupe Ouest et de toutes les énergies locales et régionales qui voudront bien nous accompagner.

Propos recueillis par Nathalie Marcault

(1) Avec Adeline Le Dantec et Mael Cabaret, Anthony Quéré a monté récemment la société de production Les 48° Rugissants (lire article, ici).

Photo de Une : Olivier Broudeur et Anthony Quéré sur le tournage de leur dernier court métrage, « Des aurores boréales ». Copyright David Poulain.