De guerre en filles
Le film s’ouvre sur un paysage de rêve : les couleurs chatoyantes d’une forêt tropicale, la musique de la pluie fine qui martèle les feuilles, les chants des oiseaux qui l’accompagnent. Petit à petit la pluie s’intensifie et cogne, des bruits de balles fusent, la respiration d’un homme qui court s’accélère. Puis, atteint par une balle, l’homme s’effondre dans un lac. La guerre n’est jamais loin dans Nayola, en fait elle est toujours là et se rappelle brusquement : à la façon de soldats qui surgissent des hautes herbes d’un champ placide ou lorsque le brasier d’un coucher de soleil se confond avec les flammes qui ont dévasté un village. Une manière d’entrer de plein fouet dans l’histoire de l’Angola, pays plongé dans des décennies de guerre. Après avoir gagné son indépendance contre la puissance occupante portugaise en 1975, des chefs rivaux appuyés par des puissances étrangères- bloc soviétique, contre Afrique du Sud et États- Unis – s’affrontent pour le contrôle du pouvoir et des richesses pétrolières. On n’en saura pas plus sur les forces en présence, juste que c’est une guerre fratricide, et forcément absurde. Une scène le raconte bien : un neveu tient en joue son oncle qui vient d’être fait prisonnier et lui explique qu’il est dans le mauvais camp. Quelques instants plus tard, il le libère : l’oncle donne une taloche à son jeune neveu, et le reconduit chez sa mère où il posera son fusil et reprendra ses habits et ses jeux d’enfants.
Trois générations de femmes
Le réalisateur a fait le choix de ne pas rentrer dans les détails du conflit : il a préféré le raconter à travers les yeux et la voix de trois femmes : trois générations meurtries par la guerre, qui cherchent ceux ou celles qu’ils y ont perdu en espérant se trouver aussi. Le va-et-vient nous emmène entre deux époques : 1995, où la guerre civile bat son plein, et 2001 dans un Luanda, désormais en paix, où le front de mer rutilant cache des bidonvilles et une répression féroce contre ceux qui exigent des droits et la liberté. Yara, jeune rappeuse en fait partie, du toit d’un immeuble elle lance un flow rageur :
« Bienvenue en Angola, où les problèmes abondent,
L’ironie nous nourrit : vous connaissez le monde
Le sexe se professe, les mômes sont des bandits… »
Recherchée par la police pour ces chansons contestataires, elle diffuse ses CD via les chauffeurs de microbus, habile façon d’irriguer tout le pays des accents de la révolte. La jeune fille, vit chez sa grand mère, matrone gironde et taiseuse, dont on aurait tort de se laisser abuser par la bonhomie et les plats réconfortants : elle aussi en sait un rayon sur la guerre, qui lui a enlevé tour à tour ceux et celles qu’elle aimait. Elle sursaute aux bruits des pétards qu’elle prend pour des kalachnikovs : c’est l’époque du carnaval et les masques sont à la fois ce qui cache et ce qui révèle . Les dessins rendent hommage à l’incroyable beauté des traditions angolaises.
Transmission de mémoire
On comprend que c’est la fille de cette grand-mère et la mère de Yara, que l’histoire suit en 1995: Nayola, la jeune femme d’alors, enceinte, part à la recherche de son mari de combattant et finit par rejoindre un des camps, forcée par sa quête. L’histoire familiale a été percutée par les cahots de la guerre et Yara presque vingt ans plus tard se bat pour avoir des réponses : est-elle orpheline ? Abandonnée par sa mère? Qui étaient ses parents? Que sait “mama” la grand-mère ? L’adolescente n’a qu’un journal laissé par Nayola où elle tente de trouver des explications.
La quête, la perte et l’abandon, l’amour, le sacrifice : toutes ces thématiques traversent le film et chacune des héroïnes s’en empare et s’y débat pour y trouver un sens. Ce road movie nous emmène dans des décors magnifiques ou intenses : paysages luxuriants et ville vibrante. L’atmopshère est tour à tour très réaliste, en 3D ou avec certaines images d’archives qui font irruption et où le grain épais et le noir et blanc ne masquent rien de la crudité de la guerre. Parfois les traits se font plus vagues, diffus, liquides : esquisses de moments tendres qui ont la fragilité des souvenirs . Ces passages, ces changements de registres graphiques sont très réussis et emportent le spectateur, comme les flash-backs. Les “mouvements de caméra” récréés par l’animation : plongée, panoramique, rythment l’histoire. On y croise une riche et improbable galerie de personnages : un sniper qui joue de la guitare, un chef d’une gare fantôme, une infirmière de la croix-rouge qui chante pour des réfugiés dans un immeuble en ruine, un chacal fidèle qui fait des miracles.
Sortir de moi-même
Le réalisateur, José Miguel Ribeiro a étudié aux Beaux-Arts de Lisbonne, lors d’un stage à Rennes en 1999 il découvre et le cinéma d’animation, cette passion ne le lâchera pas. L’histoire de Nayola débute en 2013, après la lecture de la pièce A Caixa preta (La boîte noire) des auteurs lusophones angolais et mozambicains de José Eduardo Águalusa et Mia Couto. Il décide d’en faire un long-métrage et de collaborer avec son ami Virgilio Almeida, scénariste. Celui-ci a des racines angolaises, mais c’est aussi la propre histoire de Ribeiro qui résonne avec « Nayola », son père a servi dans des guerres coloniales portugaises. La genèse et la maturation a pris du temps, de même que de se placer du point de vue de femmes : “Ce travail pour « sortir de moi-même » a été le plus difficile, et en même temps le plus intéressant. Je suis sorti de l’endroit où j’étais, pour aller dans un endroit qui était loin pour moi”, explique-t-il.
Autre défi relevé par le réalisateur : “ m’approcher de la réalité. Entrer dans la société angolaise, dans sa culture, sa population, comprendre comment les Angolais avaient vécu cette guerre coloniale, comme ils l’appellent là-bas, la guerre de la libération, la guerre civile. Je voulais connaître l’histoire et l’évolution de ce pays du point de vue des Africains et non du point de vue des colons. (…) Cela m’a pris beaucoup de temps pour sentir, ressentir les choses avant d’entrer dans les décisions artistiques et les diriger. Je voulais être à l’aise avec le thème, et le pays ».
La musique accompagne le propos (David Zé, Bonga, le rap de Feliciana Delcia Guia qui interprète aussi Yara), mais les silences ont aussi leur importance, les soupirs parfois également.
A un moment, le sniper musicien qui prend Nayola sous son aile lui transmets comme une loi de la guerre :
- « Ceux qui ont de beaux rêves se battent mieux »
- « Les armes tuent aussi les rêves,” lui réplique-t-elle sans illusion
Les dessins et les films comme celui de José Miguel Ribeiro les ramènent à la vie.