Gaëlle Douël
« Avec Ty Films, j’encadrais des étudiants de la Licence 2 en Art de l’Université de Bretagne Occidentale (UBO). Ils viennent faire de la pratique à Mellionnec. Ils devaient arriver le lundi matin, premier jour du confinement, pour leur dernier temps de travail ici. Je ne pourrai malheureusement pas continuer à les accompagner pour préparer leurs films de fin d’études. Cela m’a chagrinée. Et puis, les tournage des portraits de Mellionnec allaient commencer, c’est très important pour nous ce temps de travail avant le festival fin juin. Tout cela est suspendu et nous ne savons toujours pas si nous allons pouvoir reporter le festival. J’ai également un long-métrage en écriture. J’ai un bureau à la Maison des auteurs, qui a fermée. Toutes mes activités professionnelles sont à l’arrêt.
Les quinze premiers jours du confinement, chez moi, nous étions tous malades et angoissés de ne pas savoir ce que nous avions… Il fallait être à l’écoute de son corps, je n’avais plus aucune disponibilité pour le travail, l’écriture, la création. Maintenant je dois m’occuper de mes deux enfants, les devoirs, la logistique au quotidien. Je n’ai pas une heure pour travailler alors que trois ne suffisent pas à me replonger dans l’écriture de mon film. Je n’ai pas de pièce chez moi où je pourrais installer un vrai bureau, alors je navigue entre le salon et la salle de bain ! Ma situation reste malgré tout confortable. J’habite à la campagne, avec deux hectares de champs autour de la maison.
Ce que je déteste le plus dans cette période, c’est la méfiance envers l’autre. Au quotidien, je me bats contre ça. Cela me perturbe beaucoup d’être ramenée à cela en permanence, dans ce rapport au monde. Il faut aussi gérer l’angoisse des enfants car ce « merdier » les perturbe. Je n’écoute plus les infos avec eux sinon, on ne parle que de ça. On se raccroche à des choses positives comme Le journal du samedi soir concocté et diffusé par Elise, la libraire de Mellionnec. On envoie des photos, des textes, des dessins et elle fait une super compilation que l’on reçoit le samedi soir, à l’heure de l’apéro.
Pour l’après, je n’ai pas envie de rentrer dans les grandes théories sur les dysfonctionnements du monde. Il va falloir se réorganiser, faire des choix. J’ai une échéance en décembre pour mon long-métrage. L’été arrive, il faudra gérer les enfants… Je ne sais pas comment je vais pourvoir m’y remettre car il me faut dégager plusieurs semaines entièrement consacrées à l’écriture. Et puis tout ce travail, ces tournages et ateliers reportés ou annulés, c’est problématique pour nous tous qui sommes déjà dans une fragilité économique. »
Hervé Drézen
« Je devais donner quelques cours à l’Université Rennes 2, ils sont annulés. J’avais également débuté un atelier à l’hôpital psychiatrique Guillaume Régnier à Rennes, la création d’un film avec 8 personnes. Cet atelier sera décalé et sans doute resserré. J’ai juste eu le temps de terminer le montage du film Imagine demain, on gagne de François Langlais et Arthur Thouvenin pour les chaînes locales. Par contre, le montage des bonus du DVD d’Agathe Oléron est en stand-by.
J’ai eu une aide à l’écriture pour un projet de documentaire avec Hubert Béasse sur la boxe et les premiers mouvements anti-colonialistes. C’est un film d’archives. Lorsque le confinement a débuté, nous mettions en commun nos recherches et nous nous apprêtions à écrire le dossier. Je me suis trouvé complètement bloqué. Sans compter les repérages prévus pour un film sur les camping-cars qui allait reprendre avec les beaux jours et d’autres repérages prévus avec une collègue pour un film sur les violences conjugales.
Les quinze premiers jours du confinement, j’étais incapable de me concentrer. Habituellement, j’arrive à prendre de la distance avec les actualités anxiogènes en écoutant France Culture. Et là bizarrement, je me suis retrouvé collé à Facebook, à écouter, lire tout un tas de chose sans imprimer la moitié de ce que je recevais. Je me suis mis une grosse pression pour écrire. « Il faut, il faut, il faut… » J’en avais des palpitations. J’habite à Rennes en appartement. Ça me pesait déjà de vivre en ville mais là, ça devient problématique. Cette méfiance entre les corps, je trouve ça flippant.
À partir du moment où j’ai changé de disque en me disant que le confinement allait durer, j’ai commencé à me détendre. J’ai pris un petit camescope, j’ai filmé le quotidien, ce que je voyais depuis ma fenêtre. Puis je me suis remis à réfléchir à l’écriture. Je me suis replongé dans le passé pour le projet avec Hubert. Notre matière en terme d’archives est énorme. Alors j’ai commencé à ranger tout ça et à faire un montage à partir de photos. Maintenant, j’ai envie d’écrire.
En dehors de l’aspect professionnel, le confinement ne me pose pas de gros problèmes. Au niveau familial, je trouve notre petit cocon plaisant. C’est un temps pour mes proches que je n’aurais pas pu avoir sans le confinement. Dommage qu’il soit imposé. Politiquement, je me dis aussi qu’il faudrait que cela dure longtemps, pour que les gens prennent conscience que notre système arrive à bout de souffle.
J’ai plus peur pour la suite, physiquement. Il y avait des manifestations violentes et je ne vois pas comment continuer à lutter autrement qu’avec le corps. Est-ce que j’aurais le courage de m’engager physiquement ? La ville est un modèle violent. J’avais prévu de déménager à Penmarc’h avant le confinement. Maintenant je me demande si ce n’est pas une sorte de fuite et je culpabilise. Je travaille sur le colonialisme. Je vois beaucoup d’images de cette violence exercée sur les corps. Les guerres de décolonisation ont été sanglantes, il a fallu se battre, se faire torturer. Il faudra la même force pour se sortir du capitalisme. Il y aura les personnes qui voudront un retour à l’ordre, car c’est rassurant et les autres qui voudront autres choses. Et j’évite vraiment de penser à l’après financièrement. « Après », c’est aussi quels films faire ? Les espaces de diffusion se rétrécissent, on ne pourra pas faire tous les films…»
Sandra Blondel
« J’ai commencé à faire des films à l’Université Paris 3 où je suivais des études de Lettres. J’ai squatté le dernier étage de la fac où il y avait plein de matériel géré par les techniciens audiovisuels. J’ai sympathisé avec l’un d’eux et j’ai commencé à emprunter du matériel pour filmer. Et puis j’ai rencontré Pascal Hennequin, qui travaillait alors dans l’ingénierie automobile et pratiquait la photographie.
Nous sommes partis faire un tour du monde et un premier film sur le commerce équitable. Nous avons créé Fokus 21, une association de production pour faire des films ensemble. Nous avons réalisé trois long-métrages, un web-doc, quelques films institutionnels. Nos films racontent à chaque fois une étape dans notre cheminement personnel.
Je suis plutôt d’une culture anti-capitaliste. Pascal lui, était moins politisé. Tous nos films sont auto-produits. On gère tout le processus, de la production à la distribution en apportant beaucoup de soin à la diffusion. Nous sommes dans une forme de circuit court, de travail artisanal. De cette façon, nos films voyagent, ils sont vus et surtout, ils génèrent beaucoup de rencontres qui nous nourrissent énormément.
Après notre deuxième film Bonheur National Brut sorti en 2008, nous nous sommes installés à Marseille. Nous avons créé une télé participative et nous nous sommes intéressés de près au changement climatique. Pas loin de trois ans de travail pour faire aboutir Irrintzina, notre troisième long-métrage. Une immersion dans le mouvement citoyen Alternatiba et une prise de conscience très douloureuse de l’urgence écologique dans laquelle nous nous trouvons.
En 2015, sur les conseils du philosophe Patrick Viveret, je lis Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens. J’ai commencé à écrire un film sur l’effondrement. Ce travail m’a plongé dans des angoisses très profondes et m’a amené à tout arrêter.
Avant de partir, nous avons organisé un évènement sur l’effondrement en décembre 2018. Quelques jours après avoir collé nos affiches oranges « Effondrement(s) » dans la ville, les immeubles de la rue d’Aubagne s’effondraient. Pour nous, notre famille, cela a été un moment apocalyptique… Il fallait quitter Marseille.
Nous étions passés à Douarnenez pour le tournage de Irrintzina. On s’y était beaucoup plu et on a eu envie de s’y installer. Nous sommes arrivés l’été 2019, sans véritable projet même si avec Pascal nous avons continué à filmer certains moments de notre cheminement, de façon intuitive. Avec ce film sur l’effondrement, j’avais l’impression d’avoir écrasé mon imaginaire. Plus rien ne pouvait repousser, germer. Pour moi désormais, créer c’est agir concrètement. Nous nous investissons dans la vie locale, et me concernant, dans la campagne pour les élections municipales.
La première semaine du confinement a été extrêmement dure. Mes angoisses par rapport à l’effondrement ont naturellement ressurgi. Et puis il y a eu les Kinos, initiés par le Cinéma le Club de Douarnenez. On s’est lancé ! Nous en sommes au troisième et c’est super bien. Filmer, c’est vraiment ce que j’aime !
En ce moment, nous sommes dans un entre-deux. Nous avons le temps de faire des choses maintenant que l’on ne pourra sans doute plus faire après, comme écrire, faire des films, créer avec pas grand chose, aller chercher de la matière profondément. Après, les préoccupations seront ailleurs. Il faudra s’organiser localement pour ne plus dépendre de la grosse machine. Nous pouvons faire des choses formidables à 14 000 personnes, à l’échelle d’une petite ville comme Douarnenez. Nous pouvons créer un espace de résilience. J’espère que les gens auront assez de temps pour réfléchir avant la tenue des nouvelles élections municipales.
Nous avons la puissance d’agir collectivement, réinvestissons nos territoires ! Quelle est la place pour créer, faire des films dans cette urgence-là ? L’effondrement c’est aussi ça, c’est faire le deuil de certaines choses, pour nos enfants…»
Propos recueillis par Pauline Burguin
Lire la 1ere partie : L’urgence d’inventer – un reportage de Pauline Burguin 1/2