Les Illettrées : une question de regard


Les Illettrées - Crédit : Catherine Nédelec

 

Le réalisateur Philippe Guilloux termine son huitième film. Un documentaire qu’il accompagne déjà dans les salles bretonnes et qui arrive à brûle-pourpoint tant il offre un éclairage, en creux, d’un malaise national. Les Illettrées, c’est une histoire de relégation sociale, de fracture territoriale. Elle est incarnée ici par quelques-uns des 889 employés privés de leur emploi, en 2013, après la fermeture de l’usine finistérienne GAD. Passée l’onde de choc, le réalisateur a voulu poser sa caméra tout près des gens pour les laisser raconter. Entretien avec Philippe Guilloux.

 

« Dans les sociétés qui me sont données, dans les dossiers que j’ai, il y a la société GAD. Vous savez, cet abattoir. Il y a dans cette société une majorité de femmes. Il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées ! » (Emmanuel Macron, Ministre de l’économie, Europe 1, septembre 2014). « Illettrées ». Cet adjectif résonne encore violemment dans la tête des anciens salariés de l’abattoir GAD de Lampaul-Guimiliau qui a fermé ses portes en 2013, après huit mois de lutte. Dans Les Illettrées, le réalisateur Philippe Guilloux s’est attaché à donner la parole à sept personnes licenciées de cette entreprise : Joëlle, Hassina, Olivier, Patrick, Neil, Fabienne et Frédéric. « Le film n’est pas l’historique de l’entreprise ni un film sur le conflit. Il traite du chômage et plus particulièrement de ce à quoi sont confrontés les salariés lorsque l’usine où ils ont travaillé pendant dix, quinze, vingt ans, ferme. Si j’ai gardé le terme utilisé par Emmanuel Macron, c’est parce qu’en plus de perdre leur emploi, ces personnes sont souvent désignées comme responsables de leur sort. Pas formées, pas assez mobiles, pas assez flexibles : on oublierait presque que si elles sont au chômage, c’est d’abord parce qu’on les a privées de leur emploi. »

En préparant son film, Philippe Guilloux a entendu beaucoup de réserves sur la forme qu’il souhaitait lui donner. «Le chômage, médiatiquement, ce sont des pourcentages, des catégories, une courbe qu’il faut inverser. Je voulais rappeler que ce sont avant tout des femmes et des hommes et que ce qu’ils vivent n’est pas une partie de plaisir. Dès le départ, je me suis donc orienté vers un film « talking heads », forme souvent décriée. Certes, il ne suffit pas de mettre des gens face à une caméra pour faire un film mais l’actualité nous montre que beaucoup de gens estiment ne pas être entendus et plus encore écoutés et il me semble que les documentaristes ont un rôle de passeur important. »

 

Joëlle
Joëlle, 54 ans, 17 ans chez GAD

 

Grâce à une aide au développement de la Région Bretagne, Philippe filme d’abord Olivier, Joëlle et Patrick. Il monte un teaser pour les chaînes locales bretonnes qui les convainc d’entrer en coproduction. Il utilise également ce montage pour trouver d’autres protagonistes et vaincre leurs réticences. Certains voulaient tourner la page, d’autres se posaient la question de leur légitimité : pourquoi eux ? 889 employés avaient été licenciés. Mais une fois rassurés par les intentions du réalisateur, ils ont dit oui.

Dans le film, les anciens salariés de l’abattoir redécouvrent ponctuellement les images d’un passé pas si lointain. Sur la scène de tournage, deux vidéoprojecteurs diffusent des images d’archive : une installation complexe patiemment préparée par Philippe Guilloux, son chef-opérateur et son preneur de son.
Tébéo, la chaîne finistérienne, a fourni les archives télévisées du conflit et de la fermeture et Philippe a retrouvé, après plusieurs mois de recherches, un film tourné dans l’entreprise à des fins promotionnelles dans les années quatre-vingt-dix. Le réalisateur s’est demandé s’il avait le droit de montrer ces images aux personnages et de filmer leurs réactions. « C’est une expérience difficile, violente même. La douleur et le traumatisme sont encore là. Être face à une caméra n’est jamais anodin. Il y a un avant et un après tournage. Il faut en avoir conscience quand on demande à des personnes de se laisser filmer. Ici plus encore que pour mes autres films, j’ai pris grand soin de prévenir ceux qui acceptaient de témoigner. » Ces images sont déformées par le support sur lequel elles sont projetées (murs en pierre, rideaux…). « J’avais un problème de qualité des archives et la projection permettait de résoudre ce problème. Et puis je me suis dit que ça serait intéressant d’inverser les choses : les ouvriers sont souvent filmés  ‘à l’arrache’, dans le cadre de reportages, tandis que les politiques bénéficient – eux – de l’image valorisante des plateaux de télévisions. Ici, c’est l’inverse. Ça nous a aussi obligés à mettre en place un dispositif assez complexe pour la lumière qui demandait un gros travail d’installation, plus de quatre heures. ».

En contrepoint des entretiens, telles des respirations douloureuses, des plans de l’entreprise abandonnée montrent encore des traces de l’activité passée. Philippe Guilloux obtient l’autorisation d’y filmer par la Région qui venait de racheter les bâtiments, bientôt rasés pour laisser place à une autre exploitation du site.« Je crois beaucoup à la force évocatrice des images de lieux et des objets pour activer l’imaginaire du spectateur. Dans toutes les projections, les gens me parlent de ces images. »

 

Olivier, 45 ans, 19 ans chez GAD, 17 ans syndicaliste
Olivier, 45 ans, 19 ans chez GAD, 17 ans syndicaliste

 

Les Illettrées est le huitième film de Philippe Guilloux. Il est produit par Carrément à l’Ouest, la société de production, basée à Carhaix. « J’ai créé la société en 2000. C’était au départ une société de prestation. Je travaillais beaucoup comme monteur pour le magazine Thalassa, à tel point que j’ai créé une société pour répondre à leurs demandes. Elle a évolué en 2010 en intégrant la production et j’ai abandonné la gérance pour me consacrer à mes réalisations. En tant que réalisateur, j’ai deux domaines de prédilection : le social avec des films comme Voix de garage, Compléments d’objets ou Les illettrées et l’histoire de la Bretagne avec des films comme D’ar gêr, les portraits de Glenmor, de Donatien Laurent, de Nicole et Félix Le Garrec. Ces films sont coproduits avec les chaînes locales bretonnes. Je suis un fervent défenseur de la décentralisation. A un moment où s’expriment des fractures sociales et territoriales, je crois que les médias de proximité ont un rôle important à jouer. Les professionnels devraient se mobiliser là-dessus dans le cadre du grand débat, notamment sur la question des financements. Je regrette aussi que les films produits en région ne soient pas mieux exposés par des diffuseurs nationaux. »

Depuis quatre mois, une série d’avant-premières des Illettrées a déjà réuni plus de 4000 spectateurs en Bretagne. L’investissement des exploitants, le bouche-à-oreille, le relais donné par la presse et les radios régionales y sont pour beaucoup. Le réalisateur a accompagné une trentaine de séances à ce jour, parfois en compagnie de personnages du film. C’est l’occasion de rencontrer les gens et de partager des moments forts. « On dit que les spectateurs n’ont pas envie de voir des films de parole, mais ce n’est pas du tout ce que j’entends dans les salles. » Une sortie nationale est envisagée mais le film continuera peut-être son chemin tel qu’il l’a commencé : en rencontrant son public par un travail de terrain. Trouver un distributeur ? S’occuper soi-même de la diffusion ? « Nous sommes en pleine réflexion. »

 

Philippe Guilloux
Philippe Guilloux, réalisateur du documentaire Les Illettrées - crédit : Nicole Zeizig

 

Pour l’heure, Philippe Guilloux termine le montage de 39-45 : la Bretagne sous l’occupation. Il prépare aussi le tournage de son dixième film : le portrait d’une personnalité importante pour le renouveau de la culture et de l’identité bretonne. « Ca sera peut-être mon dernier film. J’ai 59 ans !  Dix films en moins de dix ans, c’est déjà beaucoup d’investissement. »

Marion Geerebaert


Le film est actuellement en diffusion sur les chaînes locales bretonnes : Tébéo, Tébésud et TVR.

 

Les Illettrées (2018 / 76’)
Une coproduction Carrément à l’Ouest avec Tébéo, Tébésud, TVR
Avec le soutien de Angoa, la Région Bretagne, le CNC et la Procirep.
Avec : Patrick, Olivier, Neil, Joëlle, Hassina, Frédéric et Fabienne
Réalisation : Philippe Guilloux
Image : Tristan Clamorgan
Son : Pierre-Albert Vivet
Montage : Philippe Guilloux, Catherine Nédélec
Montage son et mixage : Frédéric Hamelin
Étalonnage : Fred Fleureau
Musique originale : Pat O’May

Bande-annonce : https://vimeo.com/287916334