LE PORTUGAL, LA BRETAGNE, ANNECY : une histoire à suivre…


Le Festival d’Annecy nous plonge cette année dans l’univers envoûtant de la culture portugaise, son océan de couleurs, de sons et d’émotions… dans un voyage inoubliable !

La sélection met en avant de nombreux films portugais dont quatre films de Regina Pessoa, marraine du Campus Mifa, parmi lesquels Oncle Thomas – La Comptabilité des jours (Tio tomás, a contabilidade dos dias) ayant reçu le prix du jury du Festival d’Annecy en 2019 et Histoire tragique avec fin heureuse (História trágica com final feliz) récompensé du Cristal d’Annecy 2006.
D’autres films multiprimés seront également présentés tels qu’Ode à Infância de João Monteiro et Luís Vital, et Le Crime particulier de l’étrange Monsieur Jacinthe (O peculiar crime do estranho sr. Jacinto) de Bruno Caetano.
Ce focus sur le Portugal sera également l’occasion de revoir des films coproduits en Bretagne et soutenus par Bretagne Cinéma : Au Coeur des ombres d’Alice Guimarães et Mónica Santos (2018), La Veste rose de Mónica Santos (2022).

Mais le Portugal et la Bretagne ont depuis longtemps un lien particulier… une histoire en commun, le saviez-vous ? Michel Guilloux, qu’on ne présente pas dans le paysage audiovisuel et cinématographique breton, et qui fut l’un des initiateurs de cette histoire, nous raconte…


AU COURRIER DE FILMS EN BRETAGNE… quelques rappels

Michel

Quimper, samedi 25 mai 2024

Bonjour Films en Bretagne,

En jetant un œil sur le site du festival de cinéma d’animation d’Annecy, je tombe sur un programme intitulé « Hommage à l’animation portugaise » et je découvre des noms connus : Abi Feijo, Regina Pessoa et un certain José Miguel Ribeiro à qui le festival consacre une séance entière !

Ces noms résonnent chez moi et me replongent… dans une autre époque.

Il y a 31 ans en 1993 et pendant 9 mois furent organisées à Rennes et à Porto, deux sessions d’un stage de formation à l’animation avec 6 stagiaires bretons et 6 portugais.

Parmi eux, le fameux José Miguel mais aussi Philippe Jullien, Luc de Banville, Pierre Bouchon, Fabienne Collet, Yann Thual et Laurent Gorgiard.
Les stagiaires portugais étaient : Graça Gomès, Maria Silva, Regina Pessoa Martins, Filipe Moreira da Silva, José Carlos Pinto et José Miguel Ribeiro

Ce stage avait été imaginé par Jean-Pierre Lemouland avec la complicité de Yvon Guillon (CREA-Université de Rennes 2) et de nos partenaires portugais, Abi Feijo et Jorge Neves. Il faisait suite à la collaboration développée entre Jean-Pierre, Yvon et moi-même, alors producteur-gérant de la société Lazennec Bretagne, sur deux films d’animation Vincent et Rêves de Lumières qui avaient permis de créer des studios éphémères et de rassembler de jeunes compétences pour la fabrication de ces films.

Déclencheur d’une véritable professionnalisation du secteur, ce stage a laissé beaucoup de traces positives et porte encore ses fruits aujourd’hui.                                 

A l’époque, la réglementation en matière de formation professionnelle nous permettait d’organiser ce type de stage, mais ce ne fut pas une mince affaire : trouver les financements pour l’organisation du stage, mais aussi pour les stagiaires, leur transport, leur hébergement, trouver les intervenants professionnels qui allaient faire de ce stage un moment exceptionnel et bien sûr trouver un lieu adapté à l’animation suffisamment vaste pour accueillir 12 stagiaires. Ce fut l’ancienne clinique de la Sagesse avant sa démolition. Une maternité pour faire accoucher le développement d’un secteur professionnel le long de la Vilaine et du Douro !

Ces 9 mois furent des moments inoubliables pour ceux qui y participèrent et un vrai casse-tête pour ceux qui l’organisèrent… Jean-Pierre ne se ménageait pas pour maintenir le niveau d’exception de ce stage, Yvon était bien dans son rôle de perpétuel agitateur et de dénicheur de solutions et grâce à une tendance (plus ou moins inconsciente) à aimer les défis sur des terrains inconnus, j’ai réussi le tour de force de boucler ce stage dans un équilibre financier. Le dernier défi fut de répondre correctement aux questions très complexes posées dans le compte rendu de subvention des financements européens : j’avais l’impression qu’il fallait un doctorat de sociologie pour y répondre !

Les retombées de ce stage furent très nombreuses.

Pour les stagiaires tout d’abord puisque la plupart d’entre eux continuent à travailler dans le domaine du cinéma d’animation, et ce n’est pas Pierre Bouchon qui dira le contraire, lui qui se retrouvait quelques mois après le stage avec son film Ovo vendu à une télévision japonaise et lauréat dans de multiples festivals !

Ensuite pour la création d’un véritable pôle de cinéma d’animation reposant sur deux sociétés rennaises JPL Films, créée par Jean-Pierre deux ans après le stage avec les succès qu’on lui connait, et Vivement Lundi ! créée par Jean-François Le Corre et Valérie Amour-Malavieille en 1998.

A Lazennec Bretagne, dès l’époque du stage, Jean-François était devenu le véritable interlocuteur pour les films d’animation : il les sentait, comprenait beaucoup mieux que moi, et était capable de dialoguer avec les réalisateurs. Quelques années plus tard, il a su accompagner un jeune réalisateur, ancien stagiaire bourré de talent, Laurent Gorgiard qui nous a légué un film exceptionnel, L’Homme aux bras ballants. Laurent, malheureusement nous a quittés peu de temps après.

Autre retombée non négligeable : l’ouverture vers l’international. Notre petite « coproduction » franco-portugaise fut un début d’apprentissage d’une collaboration avec des partenaires étrangers grandement facilitée par l’existence du fameux programme Cartoon de l’Union européenne. 

Comme le disait Jean-Pierre Lemouland, dans une interview à Place Publique en 2015 : Le succès de l’animation rennaise est clairement apparu avec L’homme aux bras ballants de Laurent Gorgiard en 1997, produit par Lazennec Bretagne, et Le Cyclope de la mer de Philippe Jullien qui fut la première production de JPL Films, en 1998. Tous les deux sont des anciens du stage franco-portugais, ils remporteront plusieurs dizaines de prix dans le monde entier. Ces deux films peuvent être considérés aujourd’hui comme des standards du cinéma d’animation. Ils donnent une direction à l’animation rennaise : le volume animé, dit stop-motion.

Depuis la fin du stage en 94, combien de films créés le long de la Vilaine ? Des dizaines, des centaines en comptant les épisodes des différentes séries. Des prix innombrables, des coproductions internationales, une reconnaissance du milieu et des financeurs, qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux.

Ce stage était une belle idée, je suis bien heureux d’avoir, en le co-organisant apporté ma petite pierre à un édifice expérimental et fragile il y a 30 ans, devenu incontournable aujourd’hui.

Bien à vous,

Michel Guilloux


DANS NOS MÉMOIRES… quelques films

Ovo
de Jose-Miguel Ribeiro, Pierre Bouchon et Yvon Guillon – 1994

Un œuf, dans un poêle à frire, se trouve confronté à une spatule bien décidée à l’attraper. Mais celui-ci a quelques cartes à jouer.
Scénaristes : Pierre Bouchon, José Miguel Ribeiro, Yvon Guillon • image : Pierre Bouchon, José Miguel Ribeiro • son : Estudio De Som Rangel • Monteur : José Alvares Pereira • musique : Manuel Mentugal • Producteur délégué : Michel Guilloux

José Miguel Ribeiro est réalisateur, illustrateur mais également professeur.
En 1992, il est diplômé d’un master en arts plastiques et peinture. Il a étudié le dessin et l’animation de marionnettes à Rennes puis à Porto an 1993/94. 
En 2000, avec son film The Suspect, il reçoit le Cartoon d’or. Puis, en 2012, il fonde avec Ana Carina sa société de production Praça Filmes. Ces dernières années, il a dirigé la série télévisée pour enfants Homes things en stop motion et les courts-métrages Sunday Drive, Journey To Cape Verde et Fragments. Ce dernier a été sélectionné au festival de Locarno 2016 puis primé Meilleur documentaire du festival de courts de Clermont-Ferrand en 2017. Il a également réalisé en 2022 la fiction Nayola écrite par Virgílio Almeida (d’après la pièce A caixa preta de José Eduardo Agualusa et Mia Couto), en coproduction avec JPL Films. Le film fait la première du festival d’Annecy et a été récompensé comme Meilleur film d’animation au festival de Guadalajara Film Festival à Mexico.

L’homme aux bras ballants
de Laurent Gorgiard – 1997
Par une nuit sans lune, dans une ville endormie, marche un personnage aux bras démesurés. Précédé par son ombre, il se rend dans une arène accomplir un rituel.
Scénariste : Laurent Gorgiard • image : Olivier Gillon • animation : Jean-Marc Ogier • décors : Jean-Marc Ogier et Bruno Collet • musique : Yann Tiersen • monteuse : Anne Rennesson • son : Patrick Le Goff • auteur de l’œuvre originale : Gilles Gozzer • Production : Lazennec Bretagne /Canal Plus • producteur délégué : Jean-François Le Corre

Le commentaire de Patrick Le Goff : « […] Il sera question de trou, de mort et de régression. Et d’une évidente poésie.
Le film est marqué par la linéarité, qui s’exprime dans deux axes différents. L’axe horizontal bien-sûr, qui permet au personnage, de façon classique, d’avancer d’un point à un autre, en ligne droite. Un axe solide, terrien, sur lequel les chaussures claquent comme pour en certifier la nature strictement matérielle. Et l’axe vertical, plus évanescent, le personnage sortant au début d’une sorte de cave (en tout cas d’un lieu souterrain), pour finir le regard levé vers la lune, au stade ultime de son développement. Le premier plan, un panoramique vertical vers le bas, souligne, à rebours, cet axe de nature plutôt mystique. Entre ces deux plans jumeaux (deux fois la ville et le ciel, avec ou sans lune), le plan mystérieux d’une ombre inquiétante, le titre, puis un trajet linéaire décrivant 5 lieux : le trou, le mur écran, la ruelle couloir et sa porte en ogive, le tunnel noir puis l’arène blanche et ronde à la fin.
Au cœur de ce court récit, un personnage ambivalent, et même dissocié. Un personnage manifestement handicapé, traînant des membres supérieurs devenus tentacules. Son costume, son attitude, cette difformité, son asymétrie (nous y reviendrons tout à l’heure) tout concourt à le faire passer pour un monstre, d’autant qu’il semble, dans les premiers plans, revenir d’entre les morts. Les plans qui représentent cette dissociation (qui, en terme psychanalytique, s’apparente à une schizophrénie) sont d’abord les plans dans lesquels sa gigantesque ombre semble douée d’une vie propre, s’étalant sur un mur ou dans l’alignement d’une étroite ruelle. On verra plus tard que ce double n’est pas, contrairement à l’usage dans les films de genre, un double maléfique, mais l’expression d’un pouvoir magique et bénéfique, une sorte de métempsychose positive qui permet d’éclairer le monde. Une ombre paradoxale qui donne, en s’effaçant, vie à ce qui la rend possible, la lumière, inversant la loi naturelle.
Avant que la musique de Yann Tiersen ne nous parvienne, j’avais travaillé un certain temps sur les bruitages. Puisque, à mon avis, les contraintes sont un fort moteur de la création, j’avais proposé à Laurent de nous imposer la contrainte suivante : le studio son était installé dans une petite pièce de la cave (décidément!) de ma maison, et je disposais d’un câble de micro d’une dizaine de mètres. Je me suis astreint à n’enregistrer que les objets qui étaient déjà présents dans ce rayon de 10 mètres. Comme nous étions dans une cave, nous avons trouvé du bois, du cuir, de la terre et quelques autres matières qui me semblaient correspondre à l’univers de cet étrange film (étrange et muet : un film d’animation, ne l’oublions pas, est – pendant un temps au moins – totalement muet). Je trouvais aussi dans cette cave un vieux jouet à roulettes de bois, que vous entendez « couiner » sur le plan de l’ombre avant le titre. Je voulais évoquer l’Ankou (la personnification de la mort en Bretagne), et ainsi augmenter le caractère inquiétant de ce plan très expressionniste (je pensais aussi au Nosferatu de MURNAU bien-sûr). Ensuite, tout le travail a consisté à « donner » du poids à ce personnage (la marionnette ne faisait qu’une trentaine de centimètres, il ne fallait pas que ça se voit, et le son en animation a entre autre pour fonction spécifique d’augmenter l’échelle des personnages animés), mais aussi à illustrer son asymétrie manifeste (en particulier au niveau des pieds). Une asymétrie contribuant elle-aussi à mettre le spectateur sur une fausse piste, puisqu’au final le personnage est bon : il ne fait pas le mal, il « allume » la lune, comme d’autres le faisaient avec les réverbères. Nous l’avons aussi fait respirer, de façon à lui inventer un intérieur, qu’on est en droit d’appeler « une âme » (animer, c’est insuffler la vie). Enfin, il fallait faire exister la ville, avec ce grondement caractéristique, comme un moteur sonore et lointain, constitué de nombreux sons (des infra-basses, du vent.. et un glas que l’on distingue bien au début, sur la toute première note de musique). Les plus musiciens d’entre vous noteront que la note de ce glas n’est pas sur la même tonalité que la note de musique, créant un petit effet de dissonance destiné lui aussi à créer une tension, une dissociation sonore. L’harmonie viendra petit à petit, pour exploser en bouquet sur un générique très « dansant ».
Lorsque la musique de Yann Tiersen est arrivée, nous l’avons « collée » sur la time-line du logiciel de montage son, puis nous avons regardé et écouté le tout. Elle durait exactement le temps du film, sans aucune interruption. Elle fonctionnait très bien avec cet univers, et a très certainement contribué à la fortune critique de ce film, de très nombreuses fois primé et diffusé. Mais il m’est apparu que cette continuité tendait à créer un effet « clip », l’image venant pour ainsi dire illustrer le brillant morceau d’un compositeur dont la célébrité allait alors croissant (il écrira la musique du Fabuleux destin d’Amélie Poulain 3 ans plus tard). Il fallait briser cette trop belle continuité, et surtout retrouver la tension que nous avions réussi à créer, dans l’arène au moment du décompte (c’est ainsi que je nomme les 4 coups que le personnage donne avant de s’étirer, de développer son anatomie soudain élastique). Comme le musicien refusait de « couper » le morceau, j’ai dû inventer des coupes à partir de deux courtes suspensions présentes dans la musique. Le premier « trou » (un relatif silence est un trou, surtout s’il apparaît dans une bande son par ailleurs assez chargée) devait faire 33 secondes (avant que le personnage n’étire ses bras la première fois), et le second 9 secondes. Ces moments sans musique permettent de faire exister le personnage et le lieu (par la résonance) à un moment crucial de suspension, qui précède ce final organique et informel donnant naissance à un cercle parfait, qui devient lune. C’est un silence qui précède le climax et qui en augmente par contraste l’intensité.
Le film (et c’est un de ses intérêts) se prête particulièrement bien à l’interprétation et à l’analyse. À des interprétations multiples, même, tant la forme est ouverte, poétique. Personnellement, j’ai fini par voir le film « à l’envers » : au début (si l’on veut bien commencer par la fin) brille une lune toute féminine, puis sous nos yeux un corps naît du magma informe, à l’intérieur d’une arène-ventre ornée de deux étriers, alors le personnage sort de ce ventre par une étroite fente ogive, marche, avance, grandit aussi (par son ombre en particulier), et disparaît dans la tombe à la fin. C’est d’ailleurs avec cette « vision » d’une vie à rebours que j’ai placé ce glas au tout début du film. Il est rare que je tende ainsi vers des interprétations d’ordre psychanalytique, suggérant ici la régression freudienne (le retour à un état antérieur du développement). Je me souviens m’être un peu amusé et avoir voulu intriguer Laurent, venu assister à cette analyse dans un de mes cours à l’Université, en le confrontant ainsi à une lecture personnelle et… inattendue pour lui. Il avait écouté, un peu interloqué, et puis souri, de son large sourire.
Il faut voir l’Homme aux Bras Ballants sur un écran, à partir d’une belle copie 35mm, support pour lequel il a été conçu. Seule façon d’appréhender de façon tactile la « peau » de ce film sensible et humaniste (la pellicule c’est, étymologiquement, la « petite peau »), dans lequel le difforme et le sombre donnent naissance à la perfection d’un cercle et à la lumière, abolissant la nuit. »

Spécialisé dans les courts-métrages d’animation, Laurent Gorgiard a créé un univers de bricole féerique, fait de marionnettes poétiques et de musique. Après un brevet de technicien en Arts Graphiques à Paris, il étudie aux Beaux-Arts de Rennes. De 1989 à 1990, il travaille comme storyboarder au studio COL-IMA-SON. En 1990, il suit un stage de formation (assistant lay-out) au CFT Gobelins. En 1993/95, il suit un stage franco-portugais de formation au dessin et au volume animés. Manège infernal, son premier film réalisé en 1993, est distribué aux Etats-Unis par le Spike & Mike Animation Show. Il signe la mini série Court-Circuit en 1996 puis conçoit et co-réalise la série Petra’larez (100 x 1’) en 1999/2000. Il a réalisé plusieurs publicités et vidéomusiques dont La Plume pour le groupe Louise Attaque. Il est décédé brutalement en 2003.

Le Cyclope de la mer de Philippe Jullien — 1998
Afin de rompre sa solitude, Le Cyclope de la Mer, gardien de phare de haute mer, s’invente une colonie de marionnettes en bois flotté auxquelles il donne mouvement et voix, jusqu’au jour où il recueille un poisson rouge sur la plate forme du phare.
Scénario : Philippe Jullien et Jean-Pierre Lemouland • Réalisation : Philippe Jullien • Image : Pierre Bouchon • Décors : Jean-Marc Ogier, Fabienne Collet, Hugues Brière, Benjamin Botella • Animation : Souad Wedell, Fabienne Collet • Musique : Yann Tiersen • Montage : Anne Rennesson • Son : Thierry Gault • coproduction : JPL Films / Arte

Le commentaire de Transmettre le cinéma : « Le cyclope de la mer est avant tout un film sur la solitude, l’histoire d’un être imaginaire indéfectiblement lié à un phare dont il est un prolongement (son œil qui sert de balise) et qui s’invente des compagnons imaginaires pour tromper son isolement. A cet égard, le film de Philippe Jullien offre un beau portrait de l’animateur dès lors que l’on accepte l’idée que le personnage du cyclope, sculptant, façonnant des personnages de bois, pourrait très bien être un double de l’animateur, celui-là même qui, dans son atelier, fabrique puis anime avec la plus grande minutie des marionnettes. Aussi, quand il constate que le poisson est malheureux, le cyclope ne décide pas de le rendre à la mer, mais choisit de lui offrir un univers de substitution, de recréer en miniature un environnement dans lequel son compagnon se sentira à sa place : à l’instar du réalisateur, le cyclope offre au poisson un océan de carton, un ersatz, auquel celui-ci ne se laissera pas prendre. Est-ce alors la prétention du cyclope à recréer l’océan en miniature qui provoque la tempête ? A l’eau plate et paisible de l’aquarium succède en effet le déferlement de flots qui, détruisant en partie le phare et laissant finalement le cyclope aveuglé, laisse entrevoir l’idée d’une sorte de châtiment divin (le nom de Poséidon, dieu de la mer dans la mythologie grecque, venant ici assez vite à l’esprit). Comme si – hypothèse – par la force des éléments, le poisson se vengeait d’un trop long enfermement et réaffirmait cette indépendance dont le maladroit cyclope a voulu le priver. » (Stéphane Kahn)

Issu des arts plastiques, mais initié au cinéma d’animation en 1989 par Jean-Pierre Lemouland, Philippe Jullien comme sa carrière comme co-auteur, décorateur et animateur du film Règne de sucre. Les collaborateurs renouvellent l’expérience avec Vincent (1990) et Rêve de lumières (1991). De 1992 à  1995, il participe à  des séries télévisées à  titre de décorateur. C’est en 1998 qu’il passe à  la réalisation avec Le cyclope de la mer. Ce court-métrage sera primé 26 fois et remporte notamment le Fipa d’Or de Biarritz en 1999. En 2000, il signe coup sur coup deux réalisations, sur le thème du racisme. Tadeus, qu’il co-réalise avec Jean-Pierre Lemouland, puis Sans autre t’es rien et Ruzz et Ben.

A Noite (Une nuit) de Régina Pessoa – 1999
C’est l’histoire d’une enfant et de sa mère, deux êtres qui ne communiquent pas entre eux. Une solitude qui atteint parfois la taille de la nuit. Noire est la nuit. Noire est la mère. Et l’univers entier devient noir quand vous êtes seul et abandonné.
Scénario : Regina Pessoa, Yann Thual • Image : Regina Pessoa • Montage : Abi Feijo, Regina Pessoa • Production : Filmógrafo, Estúdio de Cinema de Animação do Porto, Lda

Le commentaire de Ciclopefilmes : C’est l’histoire de deux vies solitaires qui ne communiquent pas entre elles. C’est cette solitude qui parfois atteint la dimension de la nuit. Et noir devient tout l’univers quand il est seul et abandonné. Ce sont les mémoires enfantines des peurs nocturnes, quand il est heure de dormir et de bercer les vies et les songes. Quand cela n’arrive pas, il semble que la nuit est éternelle et que le jour ne viendra jamais. Restent les ombres et la solitude, se réveillent les fantaisies et les peurs, croissent les petits bruits et les silences.
Pour la technique utilisée dans ce film, et pour que la clarté apparaisse il faut déchirer le noir de la peinture qui couvre les plaques en plâtre. Un jeu de lumière et d’ombres pour former chaque image. Un travail solitaire, dans une chambre peinte en noir. Ironiquement il y’a un certain parallélisme entre la solitude, l’isolement, le noir que l’histoire raconte et la solitude et l’isolement de la chambre noire du tournage… Chaque image est filmée et détruite pour donner lieu à l’image suivante. L’ombre succède à la lumière, continuellement. À la fin,  l’unique enregistrement des milliers de dessins c’est le film lui-même et le dernier dessin qui est resté dans chaque plaque de plâtre.

Régina Pessoa est née à Coimbra mais a vécu dans un village à proximité jusqu’à ses 17 ans.
Ne possédant pas de télévision, elle a passé beaucoup de temps à lire, à écouter les anciens écouter des histoires et aussi à colorier avec du charbon de bois les portes et les murs de la maison de sa grand-mère. Elle a passé sa maîtrise en peinture à l’Université de Porto en 1998 et alors qu’elle était encore une étudiante, elle a fait partie de différents ateliers d’animation, participant à l’Espace Projets (Annecy, 1995) avec le court-métrage A Noite (Une nuit) terminé en 1999.  
Animatrice au sein du studio Filmógrafo – Estúdio de Cinema de Animação do Portodès, elle participe alors à la création de plusieurs films d’Abi Feijo (The Brigands, Fado Lusitanio, Clandestine). Elle a reçu le Cristal du court métrage d’Annecy en 2006 pour son film Histoire tragique avec fin heureuse. Lauréat de 50 prix partout dans le monde, ce film est le court métrage d’animation portugais le plus récompensé au monde. Kali, le petit vampire a été récompensé par le prix Hiroshima en 2012, par le Premier prix au court-métrage d’animation au festival international de films d’enfants de Chicago en 2013, par le Golden Gate Award du meilleur court-métrage à San Francisco en 2013.

Année portugaise d'Annecy : des projets en codéveloppement, des films à voir ou revoir

Le pitch au MIFA d’un projet développé en coproduction avec JPL Films :

A flor e o peixe de José Miguel Ribeiro
À travers un poisson et une fleur, deux enfants découvrent qu’ils ont besoin de deux doigts seulement pour former un crochet, deux mains pour soulever un nuage et d’un seau pour créer un malentendu.
réalisation : José Miguel RIBEIRO • production : PRAÇA FILMES, Ana Carina ESTROIA / JPL Films, Jean-François Bigot et Camille Raulo • création graphique : José Miguel RIBEIRO • création musicale : Senjan JANSEN

Deux films coproduits par Vivement Lundi ! dans la rétrospective :

ENTRE SOMBRAS (Au Coeur des ombres)
d’Alice Guimarães et Mónica Santos
Natália, cloîtrée dans un quotidien fastidieux, part à la recherche d’un cœur volé. Dans un monde surréel où les cœurs sont la monnaie d’échange, elle est confrontée à plusieurs dangers et doit décider si elle veut donner son cœur ou le garder pour elle…
2018 • Portugal / France • coproduction Animais AVPL / Um Segundo Filmes / Vivement lundi ! / Arte France avec la participation de l’ICA Portugais, du CNC, de Bretagne Cinéma
Scénaristes : Alice Guimarães, Mónica Santos • image : Manuel Pinto Barros • musique : Pedro Marques • décors : Nuno Brandão • animation : Alice Guimarães, Mónica Santos • effets spéciaux : Michaël Le Meur, Sylvain Laurent • mixage : Paul Jousselin • Producteurs : Nuno Amorim, Jean-François Le Corre

Le commentaire de KUB : « Prouesse stylistique, écriture débridée, Au Cœur des Ombres étonne par son parti-pris formel, qui s’adresse de manière inhabituelle à notre imaginaire. Les ombres ont-elles seulement un cœur ? Peut-on impunément s’emparer du cœur d’autrui ? Le film nous questionne avant tout par des métaphores visuelles, dans une atmosphère surréaliste qui ouvre un champ plastique dont les réalisatrices, Alice Guimarães et Mónica Santos, s’emparent avec jubilation. Au Cœur des Ombres est aussi un hommage au Film Noir, un genre qu’elles réinvestissent avec un point de vue féministe, qui contribue à la singularité et à la force de leur film. »

O CASACO ROSA / La Veste Rose
de Monica Santos
Dans les années 60 au Portugal, une Veste Rose quitte la penderie et transforme l’atelier de couture en salle de torture… Un film en stop motion qui évoque de manière métaphorique la trajectoire de Rosa Casaco, un officier de la police politique portugaise.
2022 • Portugal / France • coproduction Animais AVPL / Um Segundo Filmes / Vivement lundi ! / Arte France avec la participation de l’ICA Portugais, du CNC, de Bretagne Cinéma, de la Procirep et de l’Angoa
Scénariste : Mónica Santos • image : Manuel Pinto Barros, Pedro Negrão • musique : Pedro Marques, Pedro Da Silva Martins • décors : Daniel Fonseca, Joana Nogueira, Matilde Camacho, Milton Pacheco, Nurian Brandão, Patrícia Rodrigues, Mónica Santos • animation : Joana Nogueira, Mónica Santos, Patrícia Rodrigues, Rita Sampaio • mixage : Damien Tronchot • Création sonore : Kévin Feildel • producteurs : Jean-François Le Corre, Vanessa Ventura, Nuno Amorim, Humberto Rocha, Pedro Medeiro

Le commentaire d’extra court : « Singulière proposition que ce film d’animation en pixilation. Une fantaisie chantée et musicale pour mieux raconter l’horreur d’une dictature. Des mélodies allègres et des couleurs sucrées, pour mieux glisser vers l’horreur sublimée de la torture. C’est le portrait d’un homme surnommé Casaco Rosa, littéralement “veste rose”, véritable orchestrateur de torture sous le régime dictatorial portugais.
Après Amélia & Duarte et Au cœur des ombres, la réalisatrice Monica Santos creuse son sillon dans cette technique de “pixi”, procédé de filmage et de décomposition/recomposition image par image. L’effet saccadé autorise toutes les fantasmagories. Même au service d’un sujet sombre comme celui de La veste rose. Le contraste crée un fossé ici signifiant pour raconter le passé du pays. L’action explorée à travers une maison de papier en volume d’un livre, dans laquelle la caméra pénètre puis ressort à la fin, se passe en 1974, dernière année du régime de Salazar, avant la Révolution des œillets du 25 avril. La veste rose fait œuvre de mémoire à travers le pouvoir enchanteur et instructif du cinéma. Un véritable petit théâtre, pour mieux témoigner de son pays et de son histoire. »

Mónica Santos a étudié au Royal College of Art, Communication Arte & Design à Londres. Avec Alice Guimarães, elle a co-réalisé deux courts métrages fusionnant prise de vue réelle en pixilation et animation stop-motion. Amelia & Duarte (2016) et Entre Sombras (Au Coeur des ombres – 2018) ont connu une large reconnaissance internationale, Au coeur des ombres – déjà coproduit par Animais et Vivement Lundi ! – remportant le Sophia du film d’animation 2019 décerné par l’Académie du cinéma portugais et recevant, la même année, une nomination au César du court métrage d’animation.