Le management d’écriture, ou l’art de maintenir une série à flots, en toute saison


Le compte-rendu de ces Rencontres anniversaire touche à sa fin, avec ce dernier article dédié à la fabrique de la série. Et c’est à l’écriture, par quoi tout commence, que l’on invite à revenir pour finir, avec ce dernier rendez-vous autour de deux notions : le management et l’écriture. Marine Francou, Thomas Lilti, et Maxime Crupaux, tous les trois scénaristes et chefs d’orchestre dans ces ateliers où les auteurs cogitent pour le meilleur du récit, sont venus diriger la réflexion autour d’un métier qui continue de s’inventer à chaque projet.

management ecriture
©YLM Picture

 

Avec la série, de nouvelles pratiques sont en train d’apparaître, et les plateformes rebattent encore un peu plus les cartes de ces nouvelles organisations, soumises à l’accélération du temps et à la course à la bonne intuition, la mieux structurée en récit. La demande est forte, qui réclame la quantité autant que la qualité. On a donc dû inventer une nouvelle façon de faire, de nouvelles façons d’écrire, plus efficaces, mieux adaptées.

Marine Francou a fait ses armes pendant dix ans en tant que scénariste auprès d’un maître de la série, Frédéric Krivine, dans l’atelier d’écriture qu’il met en place pour Un Village français. Elle a ensuite pris la suite d’Anne Landois à la direction d’écriture d’Engrenages, pour les saisons 7 et 8 (dont le tournage s’achève tout juste), après avoir écrit un épisode de la saison 6. 
Le réalisateur Thomas Lilti a, lui, appris à écrire sur le tas, mu par le seul désir de faire : un film, puis une série. Il a d’ailleurs bien failli commencer par la série, mais le projet Hippocrate soumis à Canal+ convainc d’abord pour le cinéma. Sorti en salles en 2014, il revient à ses origines en 2018, fort de son succès sur grand écran, pour la première saison d’une série qui en comptera bientôt deux. Dès le départ, une fois arrêté le concept avec le diffuseur, Thomas a conscience qu’il va lui falloir trouver des gens avec qui travailler. Sans pression pour ce qui est du temps (parce que c’est une première saison), il s’entoure donc de trois coauteurs. Une sorte de mini-atelier d’écriture en somme, dont il sera, de fait, le chef d’orchestre. 
Maxime Crupaux enfin, est le scénariste junior de ce trio hétéroclite. Après une expérience en production avec Dominique Lancelot, en 2011, sur une série très formatée et à très gros volumes – Section de recherches, sur TF1 –, où il accompagne les auteurs qui travaillent déjà en salle d’écriture, il devient auteur sur la série en 2013. Il part ensuite se former aux États-Unis, à l’UCLA, où il apprend l’écriture pour la série tv. De retour en France, il travaille sur la série Chérif, diffusée sur France 2. Poursuivant des expériences d’écriture collective pour les autres, à différents degrés (notamment sur la série Furtifs), il s’attache maintenant à développer ses propres projets et vient de signer une convention de développement avec Canal+. 
Voici pour poser les bases d’un métier qui se vit différemment en fonction des parcours de chacun et des projets, ici assez complémentaires pour nous permettre d’y voir un peu plus clair.

Marine Francou
Marine Francou ©YLM Picture

 

Comment en est-on venu à créer ces ateliers d’écriture, alors même que l’exercice se pense d’habitude comme solitaire ? D’après Marine Francou, « cela répond à une contrainte principale qui est celle de la contraction du temps. C’est pour y faire face que l’atelier a été inventé aux États-Unis. Si la série audiovisuelle a une ambition artistique de plus en plus affirmée, elle est aussi un produit industriel acheté par des diffuseurs qui ont de fortes exigences. Quand une série existe, elle doit revenir à l’antenne le plus vite possible ! Les nouvelles plateformes renforcent encore ces contraintes pour les auteurs : il faut être bons, exigeants, mais aussi efficaces et rapides. Sur Engrenages, il y a moins d’un an d’écriture pour une saison de douze épisodes, ce qu’un auteur ne peut pas faire seul ! On a besoin de cette démultiplication de la puissance de travail. Cependant, pour ne pas perdre le sens et l’ambition d’un récit qui doit rester unifié dans un point de vue, il faut qu’il soit porté par quelqu’un en particulier. Le directeur d’écriture est le responsable du récit, il l’oriente et arbitre en cas de désaccord ; il doit revendiquer cette autorité sans laquelle il n’est pas possible d’avancer. Tout cela avec une évidente bienveillance envers les auteurs qui doivent se sentir à l’aise pour être bons. »

Le chef d’orchestre d’une série est donc le garant de son identité, d’une cohérence globale. Un regard extérieur aussi, une distance sans aplomb, qui permet de déceler les problèmes et de réorienter l’écriture aussitôt. 
Grâce à ses expériences et à sa connaissance des enjeux qui sont à l’œuvre dans le fonctionnement de l’atelier, Marine s’est forgée une méthode qu’elle éprouve encore sur Engrenages pour ce travail particulier d’écriture à plusieurs et sur la durée.

Thomas Lilti ©YLM PIcture

 

Thomas Lilti, de son côté, poursuit une expérimentation qui, s’affinant de saison en situation, se constitue progressivement en une autre méthode, empirique, personnelle. Conscient, on l’a dit, qu’il « faut » une équipe pour écrire une série, il rappelle son frère auprès de lui pour la saison 1 (il a déjà participé à l’écriture d’Hippocrate, le film) et engage deux autres jeunes auteurs, des femmes, « parce qu’il y a quatre personnages points de vue dans la série, deux hommes et deux femmes », précise-t-il. Réunis dans une « room » d’écriture de 12m2, Thomas a du mal à « diriger » l’atelier : « Autodidacte, je ne me suis jamais senti légitime comme scénariste et eux n’osaient pas trop s’imposer, considérant qu’Hippocrate n’appartenait qu’à moi. Nous avons finalement réussi à écrire cette première saison de façon assez anarchique, et, chose assez rare, nous sommes partis et arrivés à quatre ! Sauf que pour la deuxième saison, nous savions que cela ne pourrait plus marcher de la même façon. » Il faut dire que Thomas écrit et réalise. Le temps est, là encore, au cœur de tout le processus, mais il réussit à imposer à Canal+ une saison 2 à N+2 (ans), pour pouvoir tout faire… Une saison 2 qu’il faudra faire écrire : « Je n’avais pas saisi ce qui était en jeu et croyais naïvement réussir à augmenter la cadence en augmentant le nombre d’auteurs. Mais la greffe n’a pas pris. Anaïs Carpita, Claude Le Pape et moi avions un train d’avance sur les autres scénaristes, que j’ai fait l’erreur de vouloir placer au même niveau que nous. C’était un leurre, et mon rêve de grande coopérative d’écriture ne fonctionnait plus. Nous ne sommes plus que trois aujourd’hui… La saison 2 sera bientôt écrite, et je suis fier du résultat, mais c’est un échec du point de vue du management… ». Une convention d’écriture vient d’être signée pour la saison 3 et la question d’un atelier d’écriture se pose à nouveau pour Thomas : « Il faut que je réussisse à passer le témoin à mes deux coauteures, et ce sera à elles d’inventer leur formule dans la direction d’écriture. » Un passage de témoin réaliste, dont Marine précise d’expérience qu’il doit être franc pour être opérant : « il faut lâcher prise ».

Maxime Crupaux ©YLM PIcture

 

Maxime Crupaux n’a pas la même expérience des ateliers d’écriture : « Sur Section de recherches, tout était extrêmement cadré en amont, avec un système de validation glissant, une machine de guerre ultra opérante. Il convient d’ajouter que la productrice était aussi auteure et créatrice de la série, et rien ne lui échappait. » Sur son propre projet de série – coécrite –, Maxime a tenté l’aventure de l’atelier pour écrire les arches, mais cela n’a pas marché : « C’était prématuré. Il faut savoir évaluer quand il est opportun de réunir un atelier d’écriture. Après deux ans de développement en amont, notre concept était assez complexe à transmettre et nos visions ne convergeaient pas. L’atelier en est arrivé à générer une version mutante du projet. » Maxime évoque la série d’Anne Berest, Mytho (actuellement diffusée sur Arte), comme l’expérience réussie d’une écriture en – presque – solo (Fabrice Gobert a collaboré à l’écriture) : « Écrire seul et bien, c’est possible ! L’atelier ne s’applique pas à tous les types ni à tous les stades d’un projet. »

Des ateliers, des méthodes, et un temps compté. Parmi les moyens mis en œuvre pour faire avancer le schmilblick aussi vite que possible sans perdre en qualité, nos trois scénaristes évoquent la question centrale de l’oralité : un moyen pour les auteurs de faire bouillonner la boîte à idées sans rien fixer encore, d’agencer les possibles sans fermer aucune voie et d’avancer plus vite ; autant de pistes et de portraits que le passage à l’écrit viendra ensuite affiner, préciser, contredire parfois. Un moyen aussi de convaincre un diffuseur de la pertinence des arches, de celle du récit, à des moments-clés. Thomas remarque que c’est une des gageure dans la création d’une série, « il faut être aussi bon à l’oral qu’à l’écrit. »

Ce qui pose la question de l’auteur, et de son recrutement. Chacun s’accorde à dire qu’il est délicat de faire le choix de collaborateurs qu’on ne connaît pas, et qu’il faudra qu’on ait du plaisir à se retrouver chaque jour pour travailler, enfermés dans une même pièce toute la journée. Comment il écrit, comment il dialogue, ce qu’il a à dire de la série, son feeling, la recommandation par les pairs, ce sont les motifs récurrents d’un recrutement, qui a aussi sa part d’intuition et d’empirisme, et pour lequel le temps, encore !, manque trop souvent. « Pour ma part, je n’ai jamais eu à me séparer d’un auteur. Je crois que la sécurité, c’est d’être très encadrant, et de ne jamais laisser un auteur seul très longtemps. Il faut aussi avoir le goût de le faire progresser en l’accompagnant dans la direction qu’on souhaite donner, et qui se précise pour soi-même aussi dans l’échange », témoigne Marine. Selon elle encore, un bon auteur dans un atelier est d’abord un auteur qui a une forme de générosité, et qui a « une bonne dose d’humilité… » Il faut de la souplesse et que chacun mette son talent au service du collectif, aller dans une même direction, au seul profit de la série. Maxime ajoute que, pour souhaiter apprendre et donner le meilleur de soi-même, « il faut quelqu’un qui soit pédagogue aux commandes, et qui prenne du plaisir à transmettre. Rien de tel pour évoluer que d’être accompagné sur un processus au long cours. » « Pour faire évoluer ses auteurs, un ‘showrunner’ doit savoir analyser et désigner ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, partager les désillusions comme les enthousiasmes », ajoute Thomas. Il doit aussi avoir la constance de chercher lui aussi le recul nécessaire, pour évaluer la qualité du projet et ses avancées, chez des collaborateurs qui ne participent pas à l’écriture et gardent ainsi une certaine fraîcheur. « Ce n’est vraiment pas un métier qu’on peut faire seul », conclut Maxime, que la formation qu’il vient de suivre à la Fémis (dont c’était la première session) a achevé de convaincre. Elle s’intitule « Showrunner, production et direction artistique » et entend donner des outils aux ‘showrunners‘ pour, précise Maxime, « savoir garder la maîtrise sur le contenu qu’on génère et pouvoir être le garant de la cohérence d’un projet à toutes les étapes. En tant que directeur d’écriture, il faut savoir comment s’adresser à ceux qui prendront le relais au tournage et au montage. Cela permet d’éviter le délitement progressif du sens d’une série. » Marine va dans son sens qui souligne à quel point son rôle est central et se poursuit jusqu’au montage : « Dans le cas d’Engrenages, je suis seule à assumer l’écriture d’une saison, tandis que deux ou trois réalisateurs se succèderont à la réalisation. Il faut prendre le temps de partager avec eux ce que sous-tend le texte qu’ils ont entre les mains, les subtilités de l’arche, tout ce qui est là sans être écrit. Et ce travail se poursuit jusqu’au montage. Mon rôle de transmission se poursuit avec eux. »

Tous les trois semblent s’accorder : il y a encore des choses à affiner. Le rôle de chacun doit être précisé, le fonctionnement de ces ateliers et la qualité des productions françaises en séries télévisées restent à optimiser. « On est encore loin de la qualité des productions américaines », souligne Maxime. « C’est donc bien que nos méthodes pourraient être améliorées. Le collectif à l’œuvre dans l’atelier ne sait pas toujours non plus se téléporter sur les plateaux de tournage, et la succession des réalisateurs évoquée plus haut manque souvent d’une concertation pour conserver son unité à la saison, aux dépends, alors, de la qualité… » Il faudrait que ces réalisateurs s’entendent pour travailler ensemble et créer une grammaire visuelle commune. D’après Thomas, qui rejoint là Éric Rochant et sa méthodologie, c’est le rôle même du ‘showrunner‘ que de tout superviser, de A à Z. Et il devrait être de son ressort de choisir ses collaborateurs, y compris les réalisateurs.
Une réflexion qui mériterait d’être prolongée, mais qui nous dit qu’une science est à l’œuvre déjà, qui progresse, perméable aux variations du temps et des inspirations, pour nourrir nos rêves en séries.

 

Gaell B.Lerays