L’An 2 de la VR : la réalité virtuelle en acte et en question


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Si les Rencontres de Films en Bretagne peuvent être considérées comme ce rendez-vous de rentrée où les professionnels de la filière se retrouvent pour donner le « la » des politiques et des nouveautés en matière d’audiovisuel et de cinéma, et le credo des lignes artistiques à leurs agendas, il est également celui de la transmission et des échanges avec un public étudiant qui a répondu présent (1). Ainsi, elles étaient nombreuses ces jeunes têtes pleines et bien faites venues écouter parler d’avenir, d’une technologie de pointe et d’applications en plein développement : la VR, ou réalité virtuelle.

« L’An 2 de la VR ». Ce pourrait être le titre d’un film de science-fiction, et l’avenir de ces nouvelles technologies au service de l’image, du son, de l’imagination des créateurs et de l’expérience du spectateur laisse présager des usages à venir qui appartiennent plus ou moins aujourd’hui encore à cette catégorie. Pourtant, la réalité virtuelle est quelque chose de bien réel, comme en atteste sa présence dans les plus grands festivals aujourd’hui (la Mostra de Venise lui consacrait une section) et comme ont pu l’expérimenter certains visiteurs des Rencontres, en se laissant poser casques et écouteurs pour plonger en apnée dans un monde à 360° et regarder les trois épisodes de six minutes chacun d’une série intitulée Dolphin Man VR, de Benoît Lichté. Le producteur de cette série, Cédric BoninSeppia, à Strasbourg – était là pour nous raconter cette étonnante histoire, accompagné d’Estelle Robin-YouLes Films du Balibari à Nantes –, coproductrice du film par lequel tout a commencé : L’Homme dauphin, Sur les traces de Jacques Mayol (2). Ce retour d’expérience était modéré par Aurélie Angebault, productrice à Vivement lundi !

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« Quand un projet arrive chez moi, je me pose juste la question de savoir quel est le meilleur écran pour montrer et raconter cette histoire. » Ainsi s’exprimait Cédric Bonin en conclusion de son intervention autour du « cas Dolphin man » et de la VR : les nouvelles technologies permettant d’accéder à la fabrication et à la diffusion d’œuvres en réalité virtuelle commencent à donner des résultats susceptibles d’être inclus comme éléments d’un langage cinématographique utiles pour une œuvre donnée, et de devenir une valeur ajoutée pour certains médias, œuvres, formats. Il s’agit simplement de se saisir de ce dont a besoin un projet pour exister, et de laisser de plus en plus libre l’imagination de se débrider, du côté création comme du côté production des œuvres en question !

La proposition d’une immersion largement subaquatique, au milieu des dauphins et autres grands cétacés, relève en effet de l’évidence si l’on considère le projet (faire raconter trois expériences d’apnée par des champions de la discipline, et en lien avec l’héritage de Jacques Mayol) et l’effet recherché. Pourtant, le parcours de production de la série a été long et « circonvolutionnaire » (pour employer un néologisme évocateur) !

D’abord un film

Quand Estelle Robin-You entre dans l’aventure d’un biopic documentaire sur Jacques Mayol, c’est en s’associant avec une société de production grecque de ses amis. Il s’agit alors d’un film écrit pour la télévision. Une co-production est déjà lancée entre ARTE Strasbourg, la chaîne grecque ERT et Anemon productions avant son arrivée, qui ne lui permettent pas d’aller vers le fonds de soutien Audiovisuel du CNC et autres aides audiovisuelles. C’est du côté du fonds de coproduction franco-grecque d’œuvres cinématographiques que les nouveaux associés se dirigent (3) ; qu’ils obtiennent. Le projet doit donc être réécrit et la production repensée pour le cinéma. Il existe finalement deux œuvres distinctes : l’une de 57 minutes diffusée sur Arte fin 2017 (Jacques Mayol, l’Homme dauphin), et l’autre de 79′ pour les salles, sorti en mai 2018. Toutes deux sont portées par un réalisateur issu de la fiction, Lefteris Charitos, capable de rendre compte de l’incroyable force dramaturgique présente dans la vie et le personnage de Jacques Mayol. Celui-ci bénéficiant d’une indéniable aura dans le monde entier, ils sont nombreux les partenaires à s’inviter dans la danse tout au long de l’aventure de cette coproduction. C’est à la faveur de fonds canadiens obtenus par Storyline que le projet prend le virage de la VR : « Ils avaient la possibilité de lever beaucoup d’argent, à condition d’avoir une partie transmedia attachée au projet », précise Estelle. « Mais des difficultés de coordination entre les partenaires canadiens ont fait capoter le projet VR de ce côté de l’Atlantique. Madeleine Avramoussis, chargée de programmes, appelait de ses vœux cette déclinaison du projet en VR, elle l’a rapatriée en France pour Arte GEIE, et confiée à Cédric ! ».

Seppia avait une première expérience de tournage en VR avec, déjà, Benoît Lichté à la réalisation – Le Goût du risque. Celui-ci étant, en outre, apnéiste, il était destiné à rallier ce nouveau projet, pensé à 360°.

Rencontre subaquatique _Dolphin Man VR © Nektos
Rencontre subaquatique, Dolphin Man VR © Nektos

« Réaliser un film en VR, c’est comme mettre en scène une pièce de théâtre pour un seul spectateur », Jan Kounen (cité par Cédric Bonin)

Le processus de fabrication d’une série en VR est assez lourd et demande à ce que « tout soit pensé autrement, et en ayant conscience que le spectateur aura besoin d’un temps sensiblement différent pour se sentir présent à l’intérieur du film », explique Cédric Bonin. « La préparation de la scène, quels évènements y auront lieu, depuis quel point de vue et pour quelle expérience du spectateur : tout doit être pensé en amont. Une fois que la caméra est placée, vous ne pouvez plus intervenir ! ».
Le tournage de la série s’est fait avec six caméras subaquatiques, filmant chacune dans une des directions de l’horizon. Ces six films en 16/9e sont ensuite dérushés, assemblés par un logiciel dédié (on parle de stitching = couture), avant d’être montés sur une sphère pour créer une image en 360°, et d’être travaillés en postproduction.
Pour ce qui est du récit à construire dans un monde à 360°, Cédric parle d’orienter le regard du spectateur selon « une probabilité de raccord. Il faut décider où placer le centre de la sphère et son horizontalité, une façon de prévoir la position du regard. » Il ajoute « qu’Arte a mis en place un système de perspective forcée dans son player 360° pour tablettes et téléphones portables ; le lecteur sait où est votre regard et place l’objet principal de la scène en face… ».

Le travail du son a une importance déterminante dans la sensation d’immersion qui sera ressentie par le spectateur (à 50% avec l’image). Il est spatialisé et surtout créé à partir d’un travail de sound design visant à s’approcher le plus possible du fonctionnement de l’oreille humaine. L’étape la plus complexe est celle de la post-production, qui continue avec la nécessité de livrer des formats différents (il faut par exemple livrer à Arte sept fichiers avec sept niveaux d’encodage différents pour s’adapter aux différents canaux de diffusion et supports de visionnage qui vont des tablettes aux casques VR, en passant par les smartphones).

Seppia ayant été pionnière dans la réalisation d’une série en VR, elle a pu bénéficier de l’aide sélective aux nouveaux médias du CNC. L’Eurométropole de Strasbourg ainsi que la Région PACA ont aussi soutenu le projet. La Région Grand Est a apporté un soutien structurel à l’entreprise pour qu’elle poursuive ses expérimentations technologiques, ce qui fait dire à Cédric « qu’il y a un intérêt évident à réfléchir à des formes innovantes, à changer de stratégie, et à faire les choses différemment. Sans notre expérience précédente en VR sur Le Goût du risque, nous n’aurions jamais été appelés à participer à l’aventure de Dolphin Man VR ; et Le Goût du risque, qui est aussi un doc TV, n’aurait pas pu se faire si nous n’avions pas proposé une partie VR. » Le Canal+ japonais Wowow, passionné par Mayol et par la réalité virtuelle, – opportunément, un de ses partenaires fabrique des casques VR – a également rejoint la production du film et de la série, et créé l’évènement au Tokyo Film Festival en équipant une cinquantaine de spectateurs de casques VR pour qu’ils découvrent la série subaquatique.

VR © Wowow
Séance Dolphin Man VR pendant le Tokyo Film Festival © Wowow

De nouvelles formes d’exploitation à créer et à financer

Dès le départ, il s’est agi de créer des ponts entre le film et la série VR, de les rassembler sous les traits d’une histoire commune. Parce qu’une sortie salle du long-métrage est exigée par le fonds de soutien franco-grec, Estelle et Cédric ont l’idée de démarcher ensemble MK2, dont le réseau de salles indépendantes possède des halls susceptibles d’accueillir la série VR (4).
Chaque œuvre doit grandir en fonction de sa nature propre la plupart du temps et c’est par à-coups que la stratégie adoptée finit par payer, pour des festivals qui, eux, ont cédé à la tentation d’une programmation conjointe, en France et à l’international.
Un évènement est organisé Quai de Seine, unique ! Montrer de la VR nécessite des frais en équipements et en médiation que le distributeur français, Destiny, ne peut pas prendre en charge… L’idée d’une sortie en France couplée est abandonnée, mais des événements uniques ont eu lieu notamment lors de festivals où long-métrage et films VR ont été présentés au public (Premiers Plans Angers, Laval Virtuel, Tokyo Film Festival, Thessaloniki IFF…).

Cependant, Cédric s’estime confiant quant à l’avenir d’un marché « en train de se constituer. Entre les locations aux festivals, la vente à des plateformes telles Within, Odisea ou MYTf1VR (via Ushuaïa TV), ou son installation dans les business class de certaines compagnies aériennes, la série a déjà engrangé entre 15 et 20000 euros de recettes, c’est-à-dire davantage que certains documentaires classiques !

Vers l’An 10

Le marché de la réalité virtuelle aussi en est seulement à ses balbutiements, à tous points de vue. Il reste encore beaucoup de progrès techniques à effectuer pour rendre l’expérience de la VR plus interactive et forte pour l’utilisateur, et rendre ces nouvelles formes plus accessibles au grand public. Elle est proposée par le Forum des Images à Paris, dans le cadre des « samedis de la VR », gagne actuellement les arts vidéo, permet de penser l’installation et l’exposition différemment, elle fera certainement le lien, à terme, entre les circuits de médiation numérique et les salles des musées. Elle est également un formidable outil marketing, dont s’est déjà emparée l’animation… et Facebook, notamment, qui a acheté Oculus, leader du marché des casques VR, et joue de ses algorithmes pour mieux référencer les usagers qui postent des vidéos en VR, préparant ainsi son propre marché ! Pour l’entreprise américaine, nous en sommes à l’An 2 de la VR. Son plan développement est sur 10 ans…

Gaell B. Lerays

(1) Étaient présents les étudiants des universités partenaires de Films en Bretagne : Licence Études cinématographiques ; Licence Pro TAIS-CIAN ; Master pro NUMIC (Rennes 2) / Licence pro GPAME de l’IUT (Rennes 1).

(2) Une coproduction Anemon Productions (Grèce), Storyline Entertainment (Canada), Les Films du Balibari (France). Distributeur France : Destinity Films.

(3) Fonds d’aide à la coproduction d’œuvres cinématographiques franco-grecques (CNC et Greek Film Center)

(4) MK2 décide de prendre des risques en investissant beaucoup d’argent pour créer un véritable marché. Ils financent l’invention d’un VR Pod, qu’ils font breveter : une borne qu’ils vendent maintenant partout dans le monde, avec un catalogue de films VR intégrés, pour lesquels ils ont négocié des mandats de distribution. Des œuvres parmi les meilleures actuellement, dont Dolphin Man VR.