[LA TERRE DES VERTUS] 3 Questions à Vincent Lapize, réalisateur


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Vincent Lapize a réalisé dix films documentaires. En 2015, Le Dernier Continent, tourné sur la ZAD de Notre-Dames-des-Landes, était sorti en salles et déjà produit par la société A Perte de Vue. La plupart de ses films sont des portraits de lieux en mutation, à la fois menacés de destruction et porteurs d’espoirs. Vincent est sensible aux thèmes qui relient écologie et société, relation au collectif et imagination politique. Vincent Lapize a fait des études en anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, ainsi que le Master de Réalisation documentaire de l’Université de Poitiers. Il encadre aussi des ateliers d’éducation à l’image.

Le 4 juin 2025, sort en salles son documentaire La terre des Vertus. À cette occasion, nous lui avons posé nos 3 questions…


3 QUESTIONS À VINCENT LAPIZE, RÉALISATEUR

Films en Bretagne :

Tu as réalisé une dizaine de documentaires. Avant d’en arriver à La terre des Vertus, quels ont les grands échelons de ton parcours ? Ton film est par ailleurs le deuxième – après Le Dernier Continent – produit par Colette Quesson (À Perte de Vue). Comment vous êtes-vous rencontrés et quelle est la singularité de votre collaboration ?

Vincent Lapize :

Après la sortie de mes études en réalisation au CREADOC à Angoulême, j’ai réalisé mon premier film autoproduit Dans la forêt grise (2011). Ce film portait déjà sur un jardin partagé dans un quartier populaire à Poitiers. Grâce à ce film, j’ai mis le pied à l’étrier et j’ai compris les limites de l’autoproduction. Pendant cette période, j’ai participé à plusieurs projets collectifs et à des cinétracts, ce qui m’a permis d’explorer des formes de cinéma politique (ex : +66 pour le projet 100Jours). En 2012, je commence les repérages de mon film Le Dernier Continent, je suis vite accompagné par la production Réel Factory à Poitiers, puis rejoint par A Perte de Vue avec Colette Quesson à Rennes. Ce premier long métrage documentaire, à la réalisation et à la production mouvementées, me conduit à transformer les contraintes de tournage (pas de fixité des personnages, méfiance à l’égard des caméras) en parti-pris artistique. Je mets ainsi l’accent sur la pensée en mouvement et la métamorphose de la zone. J’ai beaucoup évolué grâce à ma rencontre avec Marie-Pomme Carteret à Mellionnec avec laquelle j’ai monté le film. Le travail avec Marie-Pomme m’a conforté dans une forme très sensorielle et impressionniste, où la bande son et le hors-champ comptent énormément.

Un 52’ avait été produit pour les chaînes locales de Bretagne et Télénantes, puis A Perte de Vue sort la version longue, Le Dernier Continent, en salles en 2015. Cette sortie est une étape importante de mon parcours, elle me permet l’apprentissage de la parole en public, qui est un angle mort de notre métier. Penser la fabrication du film et savoir en parler à un public ne font pas appel aux mêmes compétences. Il est pourtant indispensable aujourd’hui d’accompagner son film pour qu’il puisse vivre dans les salles.

J’ai continué à collaborer avec Colette sur mes différents projets. Son attention, sa persévérance et sa rigueur sont précieux. Face à l’incertitude des projets et des pistes de financement, il est important de compter sur cette relation de confiance et de réciprocité.


Films en Bretagne :

Quelle est la genèse de La terre des Vertus ? Qu’as-tu souhaité raconter et que souhaites-tu partager avec les spectateurices ?

Vincent Lapize :

J’ai découvert les jardins ouvriers des Vertus au début de l’année 2021. Je m’intéressais alors à des luttes en Île-de-France pour la sauvegarde de terres nourricières et d’espaces verts menacés par les aménagements liés aux JO2024 et le développement du Grand Paris.

À Fort d’Aubervilliers, j’ai trouvé une brèche dans l’environnement bétonné et pollué de cette ville du 93. Les jardins ouvriers des Vertus forment un autre paysage urbain, composé de cabanes artisanales, de potagers de différents horizons et d’une friche abondante aux abords du fort… Jardinières et jardiniers y présentaient leur sas pour décompresser, leur parcelle pour prendre racine. Leurs gestes lents, leur allure quasi immobile dans la végétation luxuriante et vallonnée, contrastaient avec le rythme de la ville autour.

En confrontant visuellement la vie des jardins aux travaux d’aménagement de la piscine et du solarium, j’ai voulu opposer deux visions du monde et deux régimes de temporalité : – L’architecture linéaire et standardisée des bâtiments face à la fabrication artisanale des cabanes et des parcelles subjectives de jardins. – La rapidité des travaux à marche forcée de la piscine olympique sans consentement des habitant·es face à la lenteur du temps démocratique expérimenté dans la lutte. Je raconte ainsi l’histoire malheureusement universelle d’une colonisation de l’espace qui détruit la vitalité du lieu, bétonne les friches et les terres nourricières. J’ai mis en exergue la poésie des jardins, formant un rempart à ces logiques financières et technocratiques. Pour moi, le travail minutieux de la terre, les gestes créatifs de résistance, la recherche de liens aux vivants mettent en lumière des enjeux essentiels aujourd’hui, à l’heure d’une crise écologique majeure et de l’injustice climatique subie dans les quartiers populaires. Porté essentiellement par des femmes, ce bastion des Vertus est à l’intersection du féminisme, de l’écologie et de la lutte des classes.


Films en Bretagne :

De manière plus générale, quelle est ta vision du cinéma documentaire et comment le mets-tu au service des sujets et thèmes qui te portent (les luttes et, notamment, les lieux en mutation) ? Quels sont tes futurs projets ?

Vincent Lapize :

Je tente de développer un cinéma holistique, imprégné du vivant autour, où les pensées se complètent ou se percutent, laissant le spectateur voyager librement dans l’espace du film. À la lisière du fantastique, je veux faire exister la poésie des lieux et les voix qui font rempart à l’arrogance du pouvoir et à la standardisation du monde. Par ma présence sur le long terme, j’adopte un point de vue qui me permet d’incarner les raisons affectives de mes personnages, leur attachement sensible à la communauté humaine, animale et végétale. Chaque film est pour moi le résultat de ces rencontres, d’une recherche que je partage avec eux et d’une synergie qui s’est opérée dans la création.  

À travers mes films, qu’ils soient situés en milieu urbain ou rural, je travaille la question de la relation humain/nature. Je pense que ce paradigme anthropocentrique, le fait de se penser en dehors de la nature, rend possible l’exploitation infinie des ressources (mythe de la corne d’abondance) et légitime une verticalité du pouvoir. La prise de conscience d’un désastre écologique nous invite à repenser cette séparation. Plutôt que de documenter les théories ou les discours savants, je me focalise sur des expériences d’autres manières de vivre et de faire société. J’y observe, j’y questionne et j’y raconte les liens imaginaires qui se tissent avec le monde vivant (force des récits collectifs depuis l’aube de l’humanité) et des pratiques politiques qui s’inventent au jour le jour sur le terrain. De film en film, je suis l’évolution d’un processus démocratique qui s’inspire du temps long des cycles de régénération du vivant, d’un commun intégrant la notion d’écosystème, et d’un travail devenant organe du bien-commun, de réalisation de soi, plutôt qu’outil de production capitaliste.

J’ai deux projets de film sur lesquels je suis en train de travailler. Le premier s’intitule Les rêves d’Angelo. Dans ce film, je dresse le portrait d’un vieil homme qui, les dernières années de sa vie, se concentrait sur deux choses : l’écriture de ses mémoires et le jardinage d’une immense parcelle de 2000 m² dont les récoltes étaient destinées au partage. Je raconte dans ce film son parcours d’engagement, de la fuite de l’Italie fasciste pendant les années 30 à la résistance dans sa ferme à quelques km d’Oradour-sur-Glane, à l’investissement syndical et politique dans des partis de gauche, à la recherche d’une troisième voie… C’est un film sur la transmission dont la métaphore s’opère dans la végétation luxuriante du jardin. L’autre projet, Après les ruines, questionne le temps long des zones à défendre, la dimension du soin comme prospective d’un « faire société » réellement alternatif.

Propos recueillis par Films en Bretagne, mai 2025.


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