La rémunération des auteurs en question : le livre ouvre la voie au cinéma


Après une première édition riche en rendez-vous phares d’un point de vue politique (COM 2, Cosip) et en jalons posés sur la voie de la visibilité des œuvres documentaires et de fiction, la nouvelle édition des Rencontres de Films en Bretagne soulevait dès son ouverture la question de l’accompagnement : celui des œuvres, avant celui des auteurs.

La première journée des Rencontres 2016 plaçait donc les débats tout au bout de la chaîne, à l’endroit de la diffusion des œuvres et de leur accompagnement par leurs auteurs devant un public, et posait la question cruciale et pourtant largement éludée (parce que largement éludée ?) de la rémunération d’une prestation trop souvent considérée par les uns et les autres comme une manière de SAV de la création documentaire et qui serait donc entendue à titre gratuit. Ce n’est évidemment pas si simple et ce qui, en réalité, n’est ni plus ni moins qu’un travail, est largement confondu dans les esprits des différents acteurs de ce bout de chaîne – et avec plus ou moins de candeur – avec l’idée d’une promotion de l’œuvre en question, et de son auteur par la même occasion.

État des lieux

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Olivier Daunizeau © YLM Picture

Tout d’abord, plantons le décor et enfonçons quelques portes. La première est grande ouverte : le cinéma documentaire est un cinéma fragile économiquement, et qui manque de visibilité. D’autre part, c’est un cinéma qui « par nature » – son ancrage dans le réel – appelle au débat d’idées, et ménage dans ses creux l’espace d’un échange citoyen, humain. Ainsi, le film se prolonge-t-il comme selon des lois naturelles par une rencontre prévue par la structure qui reçoit et un débat pris en charge par un intervenant, le réalisateur du film le plus souvent. Ces rendez-vous accompagnés sont aujourd’hui devenus une condition entendue comme nécessaire de circulation  des films documentaires, programmés dans le cadre de ces évènements (en séances uniques, bien souvent).

Pour soutenir ce cinéma, les auteurs-réalisateurs se doivent d’être présents, parfois contractuellement (avec le producteur et/ou le distributeur) dans une période dite de « promotion » et qui, si elle n’est pas chiffrée, court sur une période approximative de 3 mois (avant et après la sortie du film).  Après qu’il a passé 6 mois environ dans les salles (dans le meilleur des cas), et pour peu que son film ait un réel succès, l’auteur-réalisateur peut se voir engagé dans un parcours qu’on aura tôt fait de qualifier de tournée à durée indéterminée.

Rappelons maintenant, avec Olivier Daunizeau, auteur-réalisateur et maître de séant de cette table ronde, que la structure qui projette le film doit s’acquitter des droits d’exploitation de l’œuvre et des frais inhérents au déplacement de son hôte. Elle peut avoir le sentiment d’avoir payé son dû… Mais, rappelle Olivier Daunizeau, « l’auteur ne perçoit rien encore à ce stade » : il se paie donc de retours sur son film et, on l’espère, d’applaudissements. Car si en théorie le réalisateur est intéressé aux recettes d’exploitation de son film, il est rare qu’en documentaire l’œuvre soit un jour amortie…

Vincent Boujon, auteur-réalisateur du film Vivant ! – qui servait d’étude de cas pour ce rendez-vous –, était là pour témoigner d’une expérience paradoxale dans l’accompagnement de son film : précieuse et douloureuse à la fois (1). Après deux ans de programmation – depuis une avant-première à Beaubourg en novembre 2014 pour l’ouverture du Mois du Films Documentaire, une vie en salles et avant 25 dates encore programmées en novembre prochain dans le même cadre – Vincent Boujon continue d’accompagner son film au-delà des 120 dates qu’il a déjà assurées et sans avoir été rémunéré d’aucune manière, la plupart du temps. Ce n’est que cette année qu’il a enfin osé négocier une rétribution systématique des ces séances accompagnées : « on est invité, on ne se sent pas en position de demander de l’argent ! D’autant plus quand c’est votre premier film en salles, qu’il reçoit son public, et que c’est plutôt agréable d’être demandé… ».

 


Pourtant, tout ce temps passé par l’auteur à accompagner son film, qu’il peut ressentir comme un devoir envers l’œuvre, les personnages, le producteur, le public, et lui-même sans doute, a des conséquences lourdes sur sa vie, à la fois économiques, humaines, artistiques. Vincent Boujon le dit bien : ce temps se traduit en investissement logistique (l’organisation de déplacements incessants, qui lui font dire que contrairement à ce qu’il avait imaginé, il n’a jamais « vu du pays », mais qu’il a eu le sentiment d’être un représentant de commerce ne voyant de la France que des chambres d’hôtel) ; cet investissement se joue également à un autre niveau, dans la rencontre avec un hôte et un public, renouvelée chaque soir ; enfin, cette « tournée » empêche de faire le deuil d’une œuvre et donc d’envisager de partir ailleurs : « au départ, j’avais l’illusion de pouvoir lier ce temps de l’accompagnement à celui de l’écriture d’un nouveau projet. C’est inconciliable et cela dépasse largement les raisons pratiques, il s’agit de disponibilité et d’un deuil à faire. En outre, cet investissement personnel est épuisant physiquement et psychologiquement : il faut ensuite prendre le temps de recharger les batteries ! ».

Ce temps étant travaillé, il n’est pas seulement légitime mais urgent qu’il soit rémunéré, et que cette rémunération soit encadrée afin d’être harmonisée. Car là encore, force est de constater que sans cadre ni réglementation, il n’est point d’euphonie. Nicolas Le Gac, de l’association lorientaise J’ai vu un documentaire, présentait à Saint-Quay-Portrieux l’an passé les résultats d’une étude (2) initiée par Films en Bretagne et le collège 4 (3) auquel il appartient, et qui concerne les pratiques en cours sur le seul territoire breton. Cette enquête réalisée auprès d’une trentaine de structures représentatives du circuit de diffusion des œuvres documentaires sur le territoire montre que 80% d’entre elles rémunèrent les intervenants, mais selon des modes et des montants laissés à la discrétion de chacun, ces structures ne répondant pas au même modèle économique et ne bénéficiant pas des mêmes soutiens.

Guillaume Esterlingot,  chef de service Images et industries de la création à la Région Bretagne, rappelait quelques éléments de contexte : « une convention est passée entre le CNC, les régions, les départements et les DRAC. Les associations qui diffusent du cinéma documentaire bénéficient de ces aides qui permettent cette rémunération des intervenants. Mais se pose encore la question de cette harmonisation des pratiques. »

Et Célia Penfornis (coordinatrice de l’association Comptoir du Doc, à Rennes) d’ajouter que « dans le cadre du Mois du Doc, les associations de diffusion du documentaire peuvent en effet rémunérer les intervenants grâce à ces fonds engagés par le CNC et la Région. Mais si nous sommes conscients de la nécessité de cette rémunération, nous ne sommes pas en mesure de le faire sur toutes nos actions à l’année. La question qui se pose c’est où trouver les moyens pour le faire ? Toutes les parties prenantes doivent en discuter pour trouver comment financer cette rémunération de manière équitable. »

Selon Élisabeth Clément et Béatrice de Mondenard, toutes deux présentes à une table ronde qui s’est tenue en septembre à la SCAM sur le sujet, le CNC semble avoir pris la mesure du problème et s’apprête à lancer une concertation comme ça a été le cas avec le CNL dans le domaine du livre.

Quelles pistes, quelles solutions ?

 

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Anna Feillou © YLM Picture

Faire corps. Anna Feillou, auteure-réalisatrice de films documentaires et membre de l’association des auteurs-réalisateurs aquitains ATIS, a pris la parole pour déplacer la question du « Qui paie ? » et demander plutôt « Qui se mobilise pour que quelqu’un paie ? ». Elle appelle ainsi tous les acteurs de la filière à se joindre aux auteurs pour donner du poids à cette revendication dans leurs démarches auprès des collectivités territoriales et du CNC, et ce dans le but de créer « une économie de ce partage qu’est la rencontre autour d’un film. »

Budgéter. Anna Feillou conservait la parole en tant cette fois que membre de la Boucle documentaire soutenue en cela par la SCAM, pour demander à ce que l’aide à la distribution du CNC puisse intégrer au titre de dépense éligible la rémunération des réalisateurs qui accompagnent leurs films. Une mesure qui inciterait naturellement les distributeurs à inclure cette rémunération à leur budget.

Inciter, contraindre : quand le livre donne l’exemple

 

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Marc Beaudeau © YLM Picture

Cette année, Films en Bretagne invitait le livre autour de la table (4), représenté par Marc Beaudeau, chargé de soutien aux manifestations littéraires au Centre Nationale du Livre, venu témoigner des avancées du CNL en matière de rémunération des auteurs, inspirantes pour la filière du cinéma documentaire.

Dès 2012, le CNL faisait un premier pas dans le sens d’une mesure incitative pour la rémunération des auteurs dans le cadre de manifestations littéraires en publiant un guide (voir en savoir plus) qui a servi de base à celui pour le cinéma documentaire, tout juste sorti des presses, et qu’Olivier Daunizeau est venu présenter à Saint-Quay-Portrieux (voir en savoir plus).

Marc Beaudeau s’exprimait sur les suites données à ce guide et sur la volonté politique du CNL et de son président Vincent Monadé d’agir pour la rémunération des auteurs : « le CNL aide des manifestations qui placent l’auteur au centre de leur dispositif et qui incluent sa rémunération, c’est une des conditions nécessaires à l’obtention d’aides. Vincent Monadé a organisé dès 2015 une longue concertation réunissant 120 professionnels de la filière : elle a abouti à ce nouveau critère rendant obligatoire la rémunération des auteurs pour obtenir le soutien du CNL. Cette réforme a été menée avec fermeté et conviction et les choses se sont mises en place de façon assez simple. L’engagement du CNL et de son président s’est poursuivi cette année avec l’apport d’une enveloppe complémentaire pour aider à mettre en place la mesure en direction des manifestations qui ne payaient pas les auteurs, mais également pour récompenser les manifestations exemplaires, qui ont toujours rémunéré les auteurs, par conviction. »

Ce nouveau critère est accompagné d’une série d’outils qui clarifient les modalités de sa mise en place : grille tarifaire (avec trois niveaux de rémunération des rencontres en fonction du type d’intervention, tarifs entendus a minima) et clarification des lignes budgétaires qui concernent l’animation littéraire : « chaque professionnel qui intervient à un moment donné doit être rémunéré pour le travail qu’il fait », conclut Marc Beaudeau.

 

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Le guide élaboré par Addoc et Atis © Gaell B. Lerays

Comme le soulignait Olivier Daunizeau, le CNL a un temps d’avance sur la filière documentaire : si un pas important vient d’être effectué avec la publication de ce guide, la consultation des acteurs de la filière n’est pas encore lancée par le CNC et l’on est encore loin des règlements contraignants actés par le CNL. Cependant, les tables rondes se succèdent et de plus en plus de professionnels sont engagés dans la boucle vertueuse d’une réflexion qu’on souhaite performative, et qui en appelle à une responsabilité collective.

Gaell B. Lerays

(1) Il n’est pas le seul : les nombreux témoignages d’auteurs-réalisateurs retenus par Béatrice de Mondenard dans son étude (Écrire et accompagner le cinéma documentaire) en attestent de façon éloquente.

(2) État des lieux des pratiques de rémunération des intervenants sur le territoire breton, une étude réalisée par Nicolas Le Gac et financée par Films en Bretagne et la Région Bretagne.

(3)  Le collège 4 de Films en Bretagne réunit les structures de diffusion et de valorisation des œuvres.

(4 ) Et ailleurs également puisque le programme proposait un après-midi thématique intitulé « Du livre à l’écran » et qui fera l’objet d’un article à venir signé Christian Campion, dans le cadre de ce tour d’horizon des Rencontres 2016.

En savoir +

Comment rémunérer les réalisateurs qui accompagnent leurs films, guide pratique rédigé par les associations ADDOC et ATIS, diffusé avec le soutien de la SCAM et des contributeurs d’une campagne de financement participatif, et à travers le réseau des associations d’auteurs-réalisateurs membres de la Boucle documentaire.

Le guide réalisé par le CNL est à télécharger ici.