La Dr Irène Frachon, pneumologue à l’hôpital de Brest, est « celle par qui le scandale est arrivé ». Celle qui a lancé l’alerte de ce médicament nocif qu’est le Mediator devant les autorités pour le faire interdire, l’a relayée dans les médias pour en faire une affaire, puis portée jusque devant les tribunaux.
Irène Frachon, Droit au cœur, écrit et réalisé par Anne Richard, raconte ce long combat. Diffusé pour la première fois le 26 avril sur France 3 Bretagne, le 29 avril sur l’antenne nationale de France 3, il sera à nouveau visible le jeudi 6 mai sur Tébéo, Tébésud et TVR…
Avec son producteur Olivier Bourbeillon (Paris-Brest Productions), nous avons parlé de documentaire, de nécessité et de convictions, de lien à l’histoire et au territoire.
Films en Bretagne : Ensemble, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ton attachement à « L’Histoire » et à « La Mémoire »… Peux-tu partager cela avec nous ?
Olivier BOURBEILLON : En fait, j’aime à rappeler que je produis d’abord des personnes, avant les sujets… Mais les personnes sont liées aux sujets. Parce qu’on n’est pas des moules ! (c’est une phrase que j’aime bien). On essaie de trouver des gens qui sont vivants et qui racontent des choses. C’est là que je fais le lien entre la fiction et le documentaire, parce que les documentaires racontent des histoires.
Si on parle plus précisément de « L’Histoire », avec Marie Hélia, ma compagne, nous avons appris avec René Vautier, et Nicole et Félix Le Garrec, comment on pouvait faire des films à partir d’un territoire… C’est comme cela que l’on a fini par faire BZH pour raconter la Bretagne – même si je ne suis pas bretonnant, parce que je suis né dans un coin de Bretagne où on ne parlait pas beaucoup le breton… mais j’ai toujours fréquenté beaucoup de bretonnants parce que ça m’intéresse cette question compliquée de « la langue bretonne ». Traiter l’histoire, pour moi, c’est dire qu’on est « de quelque part », en prenant garde de ne pas s’enfermer, de ne pas rester dans l’entre soi de l’histoire… C’est une forme d’engagement, même si je considère que je n’ai jamais été véritablement engagé, ou un cinéaste engagé.
Après, « la mémoire », c’est différent… Les caméras permettent de fixer la mémoire des gens, et je considère que c’est presque une mission d’intérêt public que de collecter cette mémoire et de la fixer, en même temps qu’une occasion de rencontrer des gens géniaux (Marie Hélia a filmé la mémoire des ouvrières, moi j’ai plutôt filmé les artistes…). C’est comme cela qu’on arrive assez naturellement à Irène Frachon. Il faudrait ne pas être normal pour ne pas avoir envie de raconter cette histoire-là !
Après Irène Frachon n’est pas à proprement parler « une figure bretonne »… Parce que, qui est breton ? Moi, toi qui viens d’arriver d’ailleurs ? Tu seras breton si tu choisis de le devenir… Irène Frachon, à la base, elle n’est pas bretonne – elle est arrivée comme pneumologue à Brest, et l’endroit lui a plu. Ça me suffit, elle travaille ici, elle est ici… C’était déjà dans le film La Fille de Brest – ce film d’Emmanuelle Bercot, que je trouve très bien parce que ce n’est pas un film de touriste (!). Emmanuelle Bercot a ce respect-là, peut-être parce qu’elle avait déjà tourné en Bretagne…
Films en Bretagne : Il me semble que tu es intervenu sur ce film… C’est quoi l’histoire avec La Fille de Brest ?
Olivier B : Je ne connaissais pas Emmanuelle Bercot. Enfin, je la connaissais comme tout le monde par ses films, la télévision, etc. Quand Haut & Court m’a appelé – d’ailleurs grâce à cette trouvaille géniale qu’est le Breizh Film Fund (créé par Le Groupe Ouest) et dont j’espère qu’il va se reconstituer bientôt, parce qu’en l’espèce, le dispositif obligeait les bénéficiaires « parisiens » à associer un breton au projet -, je connaissais Simon Arnal depuis longtemps… Il m’a appelé, je n’ai pas eu à beaucoup réfléchir : un film d’Emmanuelle Bercot, sur Irène Frachon, il y avait une évidence facile ! Je suis arrivé sur le film, un peu tard, mais c’est là que j’ai rencontré Irène Frachon… A l’époque, il faut savoir que Sophie Marceau, Karine Viard, voulaient le rôle… Et je crois que c’est Catherine Deneuve qui a conseillé à Emmanuelle Bercot de prendre l’actrice qui incarne Irène : Sidse Babett Knudsen. Et Irène était très contente d’être interprétée par cette actrice prodigieuse ! C’était gonflé de faire un film sans star… mais le scénario était incroyable… Je garde précieusement ce scénario près de moi, qui, il faut bien le dire, n’est pas une franche comédie. Ce n’est pas franchement sexy de traiter du Mediator !
Il y a quelque chose d’épique, et Irène vit très mal la douleur et les blessures de ces victimes, de ses patients. Elle a d’ailleurs reversé de l’argent de La Fille de Brest à ses patients, elle n’était pas obligée !
Films en Bretagne : Revenons au documentaire. Comment cette histoire de la Fille de Brest se transforme-t-elle en film, documentaire cette fois ?
Olivier BOURBEILLON : En fait, j’en étais à me demander qui pourrait réaliser un film sur cette histoire quand Irène m’a parlé d’Anne Richard. C’est vrai qu’il fallait bien connaître l’histoire. Puis, avec Anne, nous nous sommes rencontrés très vite. J’avais vu son premier film documentaire (L’affaire Mediator), et ça a immédiatement collé entre nous. Pour une fois, je rencontrais une journaliste/réalisatrice, et je dois avouer que c’était une très bonne collaboration : le dialogue est facile, il n’y a aucun rapport de pouvoir. Je racontais mes histoires, elle me racontait les siennes. On a tout même bien rigolé. C’est une réalisatrice qui a fait des « gros » documentaires : on a parlé d’économie et de tas de choses passionnantes, pour ainsi dire « à égalité » – ce qu’il y a de plus plaisant à faire en production, il faut bien le dire.
Je ne saurais pas dire s’il y a véritablement une différence quant à travailler avec un ou une journaliste plutôt qu’un ou une auteur·e de films documentaires. Tout ce que je peux dire, c’est que pour faire un film comme Irène Frachon, Droit au Cœur, le travail d’enquête est crucial… un travail que je n’avais jamais eu l’occasion de faire ou de porter, même si avec Marie, nous nous étions entourés d’un spécialiste en investigation pour BZH. S’agissant d’Irène, Anne Richard a suivi les audiences pendant des mois – les audiences d’un procès que nous n’avions aucune possibilité de filmer. Avec sa carte de presse, Anne Richard a suivi toutes les audiences… de même qu’elle est identifiée et reconnue par le monde de la santé et de la justice au titre de son travail de journaliste. Elle connait tout le monde, et sait de quoi elle parle. Sur un sujet aussi épineux, il est primordial de toujours savoir de quoi on parle, qu’il s’agisse des aspects médicaux, ou des aspects juridiques. Et elle avait aussi cette proximité avec Irène que peu de réalisateurs ou réalisatrices pouvaient avoir ; elle a installé cette proximité et cette confiance à force de venir filmer Irène chez elle.
Anne me dit souvent ne pas être une artiste. Elle a néanmoins la rigueur du journaliste, cette rigueur propre à son métier, qui n’est pas le même que celui de documentariste.
Le clivage existe entre les deux métiers, surtout lorsque les journalistes réalisent des films documentaires mais, personnellement, j’ai horreur des cases. La confiance est au cœur du projet, comme accès à Irène, c’est tout. Même si Irène n’a peur de rien, sinon de ne pas y arriver. Comme elle le dit dans le film, elle ne veut pas être malade et voir la fin de ce procès. On aurait fait un film sur Snowden ou Assange, ce ne serait sans doute pas la même chose…
Films en Bretagne : Le film s’applique à montrer régulière Irène Frachon comme une femme « normale »…
Olivier B : Dans la note d’intention, il y avait quelque chose que nous aimions assez avec Anne, qui était l’emploi du mot « extraordinaire », dans lequel il y a « ordinaire »… C’est assez paradoxal, mais ça lui va assez bien ! Avoir la force d’une Irène Frachon, tout le monde ne peut pas être comme ça dans la vie. Elle, elle trouve ça normal. Lorsque quelqu’un lui parle de son courage, elle ne comprend pas le mot. Elle y voit juste quelque chose de juste. Sa nécessité à elle, c’est de stopper cette dérive de la pharmacovigilance arrangée par Servier, c’est de faire œuvre de responsabilité face à l’irresponsabilité et à l’inconséquence de quelques-uns qui préfèrent « en croquer » pour fermer les yeux. Et ce, avec le principe de présomption d’innocence qui les protège.
Après, le film pose quelque chose de la justice. Mais quelle justice…
Films en Bretagne : Oui, mais c’est sans doute la subtilité de l’exercice – le film n’essaie pas de faire justice à la place de la justice, mais entreprend en quelque sorte de documenter la situation en attendant que la justice se mette en capacité de faire son travail.
Olivier BOURBEILLON : Oui, c’est un peu ça. Mais tu sais, Anne a essayé de rencontrer les gens de chez Servier… Elle n’a jamais réussi. Jamais. D’ailleurs, ils se méfient d’Irène – ils ne se parlent pas -, et ils n’attaquent pas Irène. Elle s’est protégée en devenant un personnage médiatique, et c’était sans doute la meilleure protection. Au début, il y a eu des menaces, mais ça ne l’a pas ébranlée. Il y a eu quelques menaces vis-à-vis de ses enfants, ils ont fait pression sur un journaliste en s’appuyant sur sa vie privée, etc. Ce n’est pas un monde de baba-cool, il faut bien le dire !
Mais ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’ils n’ont jamais eu l’idée de s’excuser… C’est ça qui est terrible ! On peut faire des conneries dans la vie, et reconnaître ses erreurs !
Films en Bretagne : Avec les éléments d’information, et les affirmations que porte le film, comment te positionnes-tu en tant que producteur avec le film ? Quel est le risque ?
Olivier B : Le seul risque, c’est l’attaque en diffamation… L’attaque en diffamation d’Irène quand elle les traite de « salauds » par exemple. Mais on a pris un conseiller juridique, qui d’ailleurs est le même que celui qui a épaulé Haut & Court sur La Fille de Brest, et qui connait très bien le dossier. Nous avons en quelque sorte partagé le risque avec France Télévisions. Mais au-delà de cette question de la diffamation, nous ne nous sommes pas posé davantage de questions avec Anne. Nous en avons discuté avec notre avocat : si jamais il y avait un souci, c’est lui qui prendrait le relais et irait travailler. On ne peut pas vivre sans risque ! En réalité, je ne me suis même pas poser la question de faire quelque chose de juste ou militant. Sinon, on n’y va pas dans un sujet comme celui-là. Quand on voit le courage d’Irène Frachon, et une réalisatrice qui la suit et qui ne fait pas n’importe quoi, qui pèse chaque mot… On y va, voilà.
Et puis le film n’est pas un pamphlet. C’est plutôt un portrait en creux d’une lanceuse d’alerte. La difficulté était de faire un film sur un procès, sans y être, parce qu’on ne peut pas filmer. L’actuel ministre de la justice parle d’autoriser les procès filmés. C’est autre chose, on verra ce que ça donnera, mais cela risque de donner un sacré bordel ! A priori, à part Klaus Barbie, je crois que c’est le seul procès qui a pu être filmé en France.
Bref, la difficulté, c’était de faire tenir une dramaturgie sans les images du procès, mais on avait Pauline Casalis, aussi, qui est une extraordinaire monteuse.
Films en Bretagne : Le film d’Anne Richard n’est pas un film militant, mais il entreprend un travail très important de documentation. Peux-tu nous parler de cela, et de la place qu’occupe le documentaire dans le paysage audiovisuel ?
Olivier B : Il faut tout de même préciser que je ne suis pas un spécialiste du documentaire, je suis plus versé dans la fiction, comme je vois plutôt des fictions que des documentaires lorsque je vais au cinéma. Malgré cela, j’aime assez produire des documentaires de temps en temps, parce que ça m’aère le cerveau en quelque sorte. Alors que dans la fiction, on se focalise un peu sur nos petites histoires dans nos imaginaires, le documentaire nous ramène à « ce que nous sommes sur terre », cela rappelle qu’il y a une réalité. Alors que la réalité, et c’est mon avis personnel, la fiction n’est pas tout à fait faite pour ça, même si le documentaire « contamine » souvent la fiction – quand on veut montrer le réel de la vie… Mais tout le monde n’est pas Cassavetes ! Tout le monde n’est pas Pialat ! C’est très rare ce rapport à la réalité. Et moi, j’ai plutôt été élevé dans Leone et Kubrick, qui sont dans une réalité… TRÈS augmentée.
La question que pose aujourd’hui le documentaire est celle de la télévision et de cette inflation d’images : que fait-on de cette inflation d’images ? Avec souvent, dans le documentaire, des gens qui filment n’importe comment… Filmer, c’est regarder ! Et Anne a toujours bien regardé, elle est restée toujours très concentrée. C’est un travail de photographe que le travail de documentariste. Il faut savoir capter cette réalité et traduire une vision du monde.
Le film d’Anne n’est pas un film militant, je crois que c’est très clair. D’ailleurs, Irène n’est pas militante, elle le rappelle dans le film. Néanmoins, un film documentaire doit faire réfléchir, ouvrir à une interprétation de la vie, permettre d’en faire quelque chose. Ce film reste précis, technique, dès qu’on évoque le dossier. Il est dans une réelle proximité quand on fait le portrait d’Irène. Il est question de regard. En documentaire, la question du regard est fondamentale.
Comme disait Godard « c’est Sony qui a gagné »… On peut refaire le monde avec une petite caméra. Moi, je continue de penser que ce n’est pas la caméra qui filme mais la personne qui la tient ! En documentaire, la liberté est très illusoire sur le réel… Des gens courageux comme Anne, qui portent des grands sujets, il n’y en a pas tant que cela.
Pour revenir à la mémoire et à l’histoire, pourtant, si on entreprenait de faire une liste des sujets qui restent à traiter/filmer en région, que ce soit en Bretagne ou ailleurs, la liste serait bien longue !
En documentaire, il faut parvenir à décider de ce qu’on choisit de raconter, et anticiper ce qui va se passer… C’est, pour moi, beaucoup plus compliqué que la fiction. Mais ces enjeux télescopent souvent les questions de la réalité professionnelle des auteurs/réalisateurs : faire ses heures, conserver son statut, s’inscrire dans le cadre de production s’agissant du temps et de la rémunération, etc. Alors, on a souvent des films documentaires qui sont fait à partir des images de repérages – « les gens filment leurs repérages » pour reprendre une expression de ma compagne Marie.
Mais que faire face à la profusion ? (Je dis cela bien que je ne reçoive pas tant de projets documentaires chaque année).
Je me souviens quand on filmait en pellicule, c’était une autre histoire, on devait savoir ce qu’on filmait, même qu’on n’a parfois pas été pris au sérieux par rapport au volume de rushs – mais on savait faire un film avec 7 heures de rushs. C’était beau l’illusion de la facilité… Aujourd’hui beaucoup de gens filment seuls – je me demande d’ailleurs comment on peut prétendre être de gauche, militer pour le travail en équipe, et filmer seul, mais c’est un autre débat ! – avec une esthétique de la facilité que je n’aime pas.
Le film d’Anne, ce n’est pas ça du tout.
Propos recueillis par Franck Vialle, le 29 avril 2021