Venu à Doc’Ouest accompagner son film « La Chine est encore loin » de Malek Bensmaïl, le producteur Philippe Avril nous a parlé de son parcours et de la manière dont il conçoit son rôle dans le processus de création.

C’est un peu comme si j’étais tombé tout gamin dans la marmite du cinéma ! Je m’en souviens encore : le dimanche vers cinq heures de l’après-midi, l’écran noir et blanc de la télévision de mes grands-parents, des films avec Gabin, Michèle Morgan, Michel Simon… J’étais fasciné. Très tôt, j’ai rêvé d’être dans cet autre monde, de fabriquer des films, de faire du cinéma. Mais pour mes parents, il n’en était pas question ! Je me suis retrouvé à terminer des études scientifiques à Strasbourg, où j’ai eu la chance de pouvoir faire très vite des piges dans un quotidien local. Un vrai bonheur ! Voir 10 à 15 films par semaine, le meilleur comme le pire, écrire dessus, ce fut ma vraie formation. En 1978, je me suis lancé dans la réalisation d’un premier long métrage, tourné en quatre jours avec le soutien de Paul Vecchiali et de sa bande de techniciens, à compte d’auteur en somme. Erreur totale de casting ! Je me suis aperçu qu’il me manquait certaines des qualités nécessaires pour réaliser un film : savoir réfléchir et réagir à chaud, même sous la pression d’un groupe ; savoir choisir l’angle et la focale adaptés sans se gratter la tête pendant des heures ; savoir sur-le-champ trouver les mots justes pour cadrer les acteurs ; des choses comme ça. Sentiment de malaise, l’émotif secondaire que je suis toujours ne se sentait pas à sa place.

Mais assez vite en fait, les circonstances m’ont servi. Michel Didym, un jeune comédien du Théâtre National de Strasbourg (actuel directeur du CDN Nancy-Lorraine), apprenant que j’avais produit et réalisé un film à Strasbourg, m’a demandé de faire le producteur pour son court métrage. Ça s’appelait : « Envie de… ». Tout un programme : avoir envie de… avec la force irrésistible de la jeunesse ! Je ne savais, à vrai dire, quasiment rien du métier. Et tout s’est déroulé d’ailleurs un peu dans l’improvisation, au culot et à l’énergie. Il fallait faire avec le bon sens, la logique, le pragmatisme. Organiser, prévoir, trouver chaque jour des solutions, poser la bonne équation pour mieux la résoudre… J’avais trouvé ma place dans le cinéma : être derrière celui ou celle qui est derrière la caméra, et pas ailleurs. Au-delà des aspects concrets de la production qui satisfaisaient mon esprit d’architecte, j’avais compris que j’étais bien meilleur à conseiller et à aider un réalisateur qu’à décider par moi-même, que je pouvais partager intimement la vision globale du film tout en gardant une certaine distance, à la fois critique et complice – dans cette recherche toujours complexe de la vérité d’un film en gestation. Mon expérience m’avait, cela dit, fait prendre conscience de toutes les angoisses du réalisateur, jusqu’à la panique, de son orgueil aussi, de cette volonté de faire qui veut surmonter les contingences, toutes choses que depuis lors, j’intègre toujours dans mes équations et m’attache à contrôler.

Est-ce qu’un producteur fonctionne sur le mode du désir comme un réalisateur ? La différence d’abord, c’est que le réalisateur fait un film après un autre, quand le producteur en porte généralement plusieurs en même temps. Ce que je peux dire, c’est que mon désir de production – comme producteur indépendant de films d’auteur – s’incarne aujourd’hui en une palette de documentaires et fictions (plus d’une cinquantaine…) qui sont autant d’objets artistiques plus ou moins aboutis. Au fil du temps, je m’aperçois que la plupart de ces films correspondent tous à quelque chose de profond ou d’enfoui en moi ; ils résonnent avec ma vie ou avec mon sentiment de la vie – jusqu’à peu à peu en tracer un portrait chinois. Cela me fait une impression curieuse. Pourquoi ? Peut-être parce que je ne peux m’investir pleinement, sur le plan intellectuel comme économique, sur un projet de film que s’il me traverse. Qu’il m’intéresse n’est pas suffisant. Il s’agit alors de savoir-faire, de technique, de business, c’est autre chose. Prenons un exemple : Cristian Mungiu, que je connaissais depuis plusieurs années, m’a envoyé fin août 2006 le scénario de son « 4 mois 3 semaines et 2 jours ». Quand je l’ai lu, j’ai eu des frissons. Le projet s’était imposé à moi, et du coup, à mon emploi du temps. Autour de moi, on se me demandait pourquoi je consacrais autant de temps à un sujet apparemment peu attractif. Pensez : une sombre histoire d’avortement clandestin dans la Roumanie de Ceaucescu. Ici, on peut davantage parler de nécessité que de désir.

La façon dont un spectateur reçoit un film n’a rien de commun avec la façon dont le perçoit le producteur, qui en a vécu la gestation au quotidien. On a beau accompagner au mieux une démarche artistique, on ne sait jamais si, à la fin, le film va être réussi ou non, bien accueilli ou pas. Il arrive d’être déçu ou dépité en bout de course. Mais là n’est pas l’essentiel. Finalement, pour moi, dans l’acte de produire, l’aventure humaine compte autant que l’objet artistique. Dès que je sens que je suis en face de quelqu’un qui peut être épouvantable, je préfère m’éloigner. Je n’ai pas envie de passer trois ans de ma vie avec un personnage sans doute génial mais épuisant ou destructeur.
Si l’on évoque le désir du réalisateur, je crois qu’il faut y mettre en regard l’énergie et la passion du producteur qui porte ce désir. Un film, c’est d’abord une promesse, introduite par un artiste, qui arrive à un moment opportun. Avec cet artiste, avec lequel on doit avoir des affinités, il faut se donner la possibilité de travail et d’écoute réciproque réelle et forte ; ainsi, le producteur va pouvoir faire mûrir la promesse, puis la communiquer, l’orchestrer, la viabiliser et faire en sorte qu’elle devienne concrète, tangible, accessible au grand nombre. Un film, c’est toujours un formidable pari. Nous autres producteurs agissons comme des garants de bonne fin ; nous ne sommes au fond que des porteurs de promesses. Pour cela, mieux vaut avoir certains talents : l’endurance, la patience et le goût de déplacer les montagnes, car les places sont chères et la concurrence rude. Face à un monde frileux, parfois versatile, il faut constamment s’injecter de fortes doses de croyance.