À la suite de courts et de moyens-métrages déjà singuliers, et d’un premier long-métrage remarqué, la réalisatrice malouine Darielle Tillon poursuit son œuvre buissonnière et traque au cœur de la nuit rennaise la fiction tapie au coin du réel.
Nous avons rencontré Darielle Tillon alors que s’achève bientôt le tournage de son film, Dans la ville ou les Pères du désert (1). Un titre énigmatique qui approche les motifs d’une œuvre où le réalisme côtoie l’étrangeté, dans laquelle la vie suit un cours libre et vagabond, propice à chahuter l’imagination. Cherchons les coïncidences avant de rétablir une cohérence…
Darielle Tillon commence par aimer les images avant d’envisager d’en créer elle-même. Petite souris se glissant très jeune et après minuit devant le petit écran des ciné-clubs du temps jadis, elle s’inscrit aux Beaux-Arts sans savoir vraiment où cela la mènera. « J’y faisais de la sculpture. Je reconstituais des pièces, que je recouvrais entièrement de poudre blanche. En entrant dans ces pièces où l’on s’attend normalement à voir vivre les gens, on était pris d’un sentiment très fort d’étrangeté devant cette fixité, et ce silence », se souvient-elle.
De ce type d’installation au cinéma, il n’y a qu’un pas et il est déjà bien assuré : « On peut dire que je n’avais pas choisi la voie de la facilité ! Dans ce travail de sculpture en taille réelle, on retrouve un goût pour la mise en scène bien sûr, mais surtout ce côté « déplacer des montagnes » : c’est ça aussi le cinéma ! »
Darielle savait déjà qu’elle voulait travailler dans un domaine en lien avec l’image et c’est le hasard, ce bienheureux, qui l’a conduite à pénétrer le monde du cinéma et à écrire son premier court-métrage, Joyeux Anniversaire, en 1999. « Je voulais écrire un court-métrage qui plaise aux gens, un film gai, coloré, chorégraphié. Et en effet, il a bien marché. Pourtant, c’est un drôle de film, qui ne ressemble pas du tout à ce qu’on attend de ce type de projet. Cela tient à son rythme très particulier, assez lent, et à d’autres décalages, qui annonçaient déjà ce que j’allais faire après. »
Après, c’est À la vitesse d’un cheval au galop (2002), un moyen-métrage comme une traversée, que la réalisatrice imaginait comme une chronique très réaliste et qui s’avère être à nouveau un film en décalage avec le projet tel qu’il était écrit et très précisément story-boardé : « Cette étrangeté, je ne l’ai pas préméditée. Ce n’est qu’avec le recul que je peux dire d’où elle vient. Il y a ce paysage lunaire et ce silence, propices à ce sentiment. Je crois surtout que l’étrangeté est encore une fois liée au temps – la durée d’un plan, une insistance sur quelque chose qui peut être banal –, à ma façon de filmer, et que c’est le montage qui achève de l’installer. »
Ce qui devient déjà une marque de fabrique et qui la rattrapait sans prévenir, elle le maîtrisera dans son moyen-métrage suivant, La Ligne (2005) : « Avec La Ligne, j’avais pris conscience de cette étrangeté et j’ai même cherché à l’apprivoiser, à la construire. C’est un peu le défaut de ce film, que j’aime beaucoup par ailleurs ». Dans son premier long-métrage enfin – Une nouvelle ère glaciaire, en 2009 – elle l’intègre comme une composante à la fois réfléchie et libre de se déployer.
Avant de raconter des histoires, Darielle Tillon aime se raconter des histoires et passe beaucoup de temps à regarder les gens, à leur prêter des vies imaginaires. On retrouve ce goût dans ces films précédents et qui sont tous des fictions ; c’est aussi ce qui la décide à filmer les hauteurs de Plovdiv, en Bulgarie, l’étrange ballet de ceux et celles qui sont là et se déplacent lentement, dont on ne sait rien de plus que ce que le temps impressionné, ce que le temps filmique nous permettent d’imaginer en l’investissant. Le travail de la cinéaste commence alors à trouver ses aises dans ce que l’on peut estampiller hors-format, mais qui s’apparente là à du documentaire : quatre instantanés, des courts-métrages filmés en 2011 et qui sont autant d’occasion pour le spectateur d’étrenner sa créativité, de laisser courir son imagination à partir d’un réel remanié par le cinéma. « J’aime regarder ce qui se passe devant moi, mais à partir du moment où l’on filme, on ne peut plus parler d’objectivité. La restitution d’une réalité objective est un fantasme, une illusion. Cette vie qui n’a pas besoin de moi pour exister, c’est ce qui me sert de matériau de base. Ce qui m’intéresse, c’est de l’utiliser pour produire une fiction que je n’aurais pas pu imaginer sans elle. »
Cette série a donc prolongé la réflexion de la cinéaste sur les rapports qu’elle entretient avec le réel et la fiction. Après deux ans passés à écrire un scénario de long-métrage qu’elle a provisoirement mis de côté, et un autre projet de moyen-métrage écrit en un mois à la suite d’une résidence à Groupe Ouest en mai 2013 (La Cabane au fond du jardin), elle s’engage plus avant dans un film hybride « qui s’invente en même temps qu’il se fabrique », et pour lequel elle s’associe en octobre 2013 aux jeunes producteurs rennais de 5J, amateurs de hors-norme rencontrés au Festival Côté court de Pantin. « J’avais envie de spontanéité dans la fabrication de ce film, ils ont été enthousiasmés par le projet et ils ont respecté ce souhait. »
« Dans la ville ou les Pères du désert » est d’abord (et à nouveau) une trajectoire : celle de jeunes personnages saisis à un moment charnière de leur vie (ils ont entre 22 et 24 ans), que la réalisatrice filme essentiellement la nuit, avec pour seule contrainte un lieu, Rennes, et « dans la ville », des appartements, la place des Lices, la forêt alentour. « Après avoir filmé sans savoir où j’allais, j’ai suivi un premier puis un deuxième groupe de jeunes dans leurs soirées. Certaines personnes se sont imposées par leur personnalité, par quelque chose qu’elles faisaient, ou qu’elles disaient et que je pouvais mettre en relation avec des images que j’avais tournées. Elles sont alors devenues les personnages du film. Peu à peu, le projet s’est nourri d’expériences et de rencontres pour devenir autre chose. »
Autre chose en effet, puisque après avoir amassé une matière documentaire conséquente, la réalisatrice a commencé à réécrire le réel. « Je repère des sujets qu’ils pourraient aborder dans leurs conversations, des éléments de fiction que j’aurais pu écrire dans un scénario, et je place mes personnages dans un contexte où ils doivent dire les quelques lignes de dialogue que je leur ai données. Je les place dans une situation de fabrication d’une fiction très cadrée, très mise en scène en fonction de ce que je veux obtenir d’eux. Mais au moment où je les filme, ils ne sont pas dans le contrôle de leur image, et c’est ce qui me plaît chez eux. Ça dérape et nécessairement ça m’échappe : ces moment-là sont ceux que je garde au montage. En refilmant ces scènes, je vais vers la fiction ; mais j’introduirai peut-être des entretiens des personnages qui sont devenus les personnages principaux, ce qui tend a priori vers le documentaire. »
Cette tension entre documentaire et fiction induit des choix que la réalisatrice et son monteur, Pierre Bouchon, n’ont pas encore tous effectués : « Ce qui va être le plus compliqué à trouver, c’est la bonne forme. Je me méfie beaucoup des documentaires-fictions. Je dois parvenir à ce qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, à ce que même si l’image est brute, si elle a un côté très réaliste, tout le monde comprenne que ce que je raconte est une histoire inventée. »
Nouvel opus d’une filmographie placée sous le signe du désir, de l’intuition et de la trajectoire, « Dans la ville ou les Pères du désert » est d’ores et déjà, pour le futur spectateur, la promesse d’un cheminement et l’attente d’une rencontre entre le documentaire et la fiction, à la jonction du personnage. Bientôt, chacun pourra volontiers se laisser guider dans ce désert habité.
Gaell. B. Lerays
(1) Le projet vient d’obtenir le soutien du Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle du CNC. Il a également reçu l’aide aux projets innovants du FACCA Bretagne.
Photo de Une : autoportrait, Darielle Tillon par elle-même.