Autoportrait d’un réalisateur spectateur – La faim en question • Par Léo Dazin


Avant-propos : c’est parce que j’aime le cinéma, c’est parce qu’il m’arrive de l’« admirer comme une brute » (Victor Hugo) que je ne ferai pas preuve ici de « bienveillance »… Depuis une dizaine d’années et au fil de mes diverses activités en tant que président associatif (Equinok Films), sélectionneur (Travelling / Festival du Film de l’Ouest), et réalisateur, j’ai appris à me méfier de certains mots voire à les trouver dangereux pour leur déplacement de signification. Ici donc pas de « bienveillance » – trop souvent synonyme d’omerta ou de non sincérité – ni d’ « émergence » – de continuité ! – ni de « cinéma d’auteur » –  de production culturelle et télévisuelle à caractère civique ! …

C’est un concours de circonstances qui m’amena au cinéma. Echec scolaire, études de commerce et de géographie avortées, m’ont amené en arts du spectacle à Rennes 2 à étudier le cinéma et le théâtre. A ma grande surprise c’est le cinéma qui m’attrapa – j’étais initialement vaguement plus intéressé par le théâtre – et pour la première fois de ma vie je me suis retrouvé bon élève. Il peut être facile d’apprendre lorsque l’on aime.  Et ce que j’ai aimé, c’était moins la « grande histoire » universitaire et critique du cinéma que la possibilité de disposer de temps pour regarder et lire ailleurs. Là encore, rien ne m’avait préparé à tomber baba devant le cinéma polonais d’après-guerre. Roman Polanski fut ma porte d’entrée à ces univers, via ses films évidemment, mais aussi via son autobiographie Roman par Polanski qui parcourt non seulement une histoire de la Pologne et forcément celle de la 2de guerre d’un point de vue polonais, mais aussi celle d’une histoire singulière du cinéma polonais, français, américain. Je découvris une littérature d’Europe centrale (Kundera, Kafka, Kertesz, Milosz, Gombrowicz…) de nombreux réalisateurs polonais (Kieslowski, Skolimowski, Munk, Wajda, Has, Zulawski…). Mais le plus important dans tout cela c’est que je découvris qu’il y avait potentiellement autant de façons de raconter des histoires qu’il y a de pays et donc de particularités géographiques, autant de façons de raconter qu’il y a d’individus, bref autant de façons de raconter qu’il y a de singularités. 

Ces découvertes m’ont rendu curieux. Et cette question de la curiosité va traverser entre les lignes mon petit texte. Sommes-nous auteurs producteurs diffuseurs financeurs, curieux ? Quelle faim avons-nous, quel feu nous habite dans nos métiers respectifs ?  

Il y a une dizaine d’années alors que je travaillais à mon mémoire de fin d’études, je commençais à me rapprocher de la pratique audiovisuelle et de sa diffusion. J’ignorais tout du court métrage de fiction (et c’est bien normal car à part ceux qui le font ou le diffusent, il faut bien reconnaître que tout le monde s’en fout !), et l’on m’y prépara à plusieurs reprises : « Tu verras, c’est un vrai laboratoire, le lieu de tous les possibles ! » Quelles promesses ! quel futur régal ! Quel avenir radieux ! 

Adolescent je pratiquais le judo. Un jour, des compétiteurs régionaux et nationaux sont venus se joindre à l’entraînement. Ils m’ont appris le haut niveau en me délivrant à tour de rôle des coups aux tibias jusqu’à ce que la douleur me fasse chuter. Rentré chez moi je fus pris de nausée et ne suis plus jamais monté sur un tatami.  Cette histoire illustre ce que j’ai pu éprouver au contact de productions et diffusions de courts métrages en Bretagne. Oh le cauchemar ! Heureusement ou malheureusement pour moi, je suis meilleur et plus attaché au cinéma qu’au judo et je monte et remonte sur le tatami de la production audiovisuelle qui, elle aussi, est un sport de combat. 

Entendons-nous sur ce « cauchemar »… Cela reposait donc 1/ sur ma faim déçue de films singuliers 2/ sur les films de fiction uniquement 3/ sur une décennie de films produits dont j’ai dû voir pas moins de 90 % de la production qu’elle soit régionale ou soutenue par la région Bretagne. 

Entendons-nous aussi sur ce que je reproche à la fiction de Bretagne… La question cruciale est moins le fait que les films soient bons ou non, que leur diversité. En tant que sélectionneur il m’est par exemple arrivé de soutenir des films que je n’appréciais pas comme Je les aime tous de Guillaume Kozakiewicz ou Tu tournes en rond dans la nuit et tu es dévoré par le feu de Jonathan Millet, entre autres. Pour des raisons différentes je n’appréciais pas ces films mais j’estimais que les donner à voir parmi d’autres était important. Mais là encore avec ce terme employé plus haut de « diversité » nous faisons face à un mot valise dont il faut se méfier.  Non, la « diversité » que je défends ne consiste pas à encourager la représentation de minorités quelles qu’elles soient. Je ne suis pas plus un pro-cinéma de genre dans la mesure où j’estime que le naturalisme est lui-même un genre (je me demande parfois si l’usage du qualificatif « cinéma de genre » ne serait pas un outil lexical pratique des détenteurs et faiseurs d’un « cinéma noble » pour ostraciser le cinéma populaire, un moyen en somme de se réserver la part du gâteau des financements publics). La diversité que j’aime c’est celle des imaginations, celle des registres différents de représentation du monde et du vivant qui le peuple, ma diversité c’est celle des multiples formes du cinéma imprégnées nécessairement par son histoire et par celles des autres arts. 

Il faut le répéter, le scander, le hurler : la forme c’est du fond.

 Lorsque nous aurons (re)pris conscience des possibilités infinies du moyen d’expression artistique qu’est le cinéma en découleront forcément les représentations des dites minorités ou davantage de cinéma de genre (même si concernant le cinéma dit de de genre j’ai l’impression que le combat à mener est de moins en moins sur sa présence que sur sa mutation en doudou téléramesque ou France tévétesque, de loin plus terrible que les mutations imaginées par Cronenberg).

Il est difficile de rendre compte d’une impression globale de spectateur sur plusieurs centaines de films courts (et je ne parle pas des auto productions, bien plus nombreuses !) et de la synthétiser pour la rendre compréhensible de tous. Mais je vais essayer tout de même : le court-métrage, ce « lieu des possibles » dont on me parla, est devenu globalement une production culturelle utilitaire, une production fonctionnelle. Camus vilipendait les marchands de spectacle, Orwell s’en prenait aux fonctionnaires des comités de sélection, Gombrowicz se moquait des « bonnes tantes culturelles ». Tous ont raison mais il me manque aujourd’hui un corps de métier pour que le tableau soit complet… Je crois que le court métrage de ces dix dernières années est avant tout celui des pédagogues ou des éducateurs. Cela n’est pas nouveau, Elio Petri déjà fustigeait ce cinéma qui cherche à « éclairer son spectateur » mais le phénomène est désormais flagrant. Les messages, le bon goût uniforme plutôt que le goût singulier, le politiquement correct, l’uniformisation de la mise en scène à prétentions naturaliste et de vérité débordent de partout. Ceci a de quoi mettre en colère. Bien des facteurs se sont certainement ajoutés les uns aux autres pour arriver à cette institutionnalisation de la production et de la diffusion mais il y en a un en particulier dont j’aimerai parler ici. Au collège on nous emmenait ma classe et moi au cinéma art et assai de Saint-Brieuc (le Club 6). Je me souviens y avoir vu au moins deux Ken Loach et un film espagnol sur une femme battue. Après séances, les professeurs s’empressaient de nous donner de bons petits cours d’éducation civique en rapport avec les sujets des films. Aujourd’hui, je suis sûr que s’il ne m’est encore jamais arrivé de frapper une femme ou si le terme « bourgeois » a une consonnance péjorative dans ma bouche, ce n’est pas à ce dispositif éducatif que je le dois. En revanche ce que je lui dois c’est l’idée ferme implantée en moi pendant des années que le cinéma art et essai c’était chiant. Je suis persuadé que cette politique d’éducation via les films fut et est absolument désastreuse pour susciter des débuts de cinéphilie. Associer l’école et l’apprentissage de contrebande qu’est nécessairement la cinéphilie n’a simplement pas de sens. Aussi sûr que l’on n’apprend pas non plus – ou très rarement, à aimer Rabelais, Bukowski ou Céline à l’école… Si j’évoque cela c’est parce que je crois en de profondes racines idéologiques et éducatives qui contribuent à expliquer aujourd’hui 1/la visée utilitaire des films 2/ la confusion globale entre le sujet d’un film et son intérêt en tant que film. 

Si un film peut être autre chose qu’un film, comme un tract politique, une publicité, une blague, un roman, etc. il faudrait se poser la question de son intérêt en tant que film nous expliquait le critique Serge Daney. 

Là encore je ressens le besoin de donner un exemple concret pour parvenir à mieux faire comprendre mon point de vue sur la fiction de Bretagne (à plusieurs reprises on me fit remarquer que ce que je racontais n’était pas exclusif à la Bretagne… C’est sans doute vrai, mais c’est la production locale que je connais bien). Un exemple, un évènement réuni l’ensemble des griefs que j’ai contre la fiction en général et le court métrage en particulier : le festival du film court de Brest. A l’université on m’avait pourtant mis la puce à l’oreille puisque des cars d’étudiants revenaient du festival, à leur bord des apprentis cinéphiles hilares ou dépités du spectacle qui leur avait été donné. Bien plus tard, j’appris de la réalisatrice Pascale Breton doublement primée d’un grand prix là-bas que le festival avait pourtant eu une période de gloire, qu’il avait même été LA référence du film court européen devant Clermont, que Arte par exemple venait y chercher des films… 

Que s’est-il passé ? 

Je me suis rendu à trois reprises là-bas, de 2016 à 2018. Le premier effet que me fit le festival était fantastique. Pour sa ville, pour son lieu et sa grande salle, pour ses nombreux bénévoles… formidable ! Quel écrin ! Quelle fête ! Mais arrivé en salle, mon impression se gâta considérablement… Devant les projections francophones j’ai vécu ni plus ni moins mes pires expériences de spectateur. J’y ai vu un défilement de films de curés prêchant des convertis, j’y ai vu de trop nombreux jeunes réalisateurs comme élevés en batterie, hors sol. Aucun doute que de nombreux professeurs ou éducateurs ont dû y emmener leurs élèves afin de leur montrer ce qu’est l’émergence, le cinéma art et essai, le cinéma qui pense… hop, une génération de plus qui se détournera probablement de la cinéphilie, et toujours plus de premiers de classes futurs professionnels qui auront bien ingéré la leçon de ce « cinéma d’intentions ». 

Questions : que la cinéphilie soit en voie de disparition n’est plus en débat. Là encore, de nombreux facteurs y ont contribué. Mais n’existe-t-il pas aussi un lien entre la désertification des salles arts et essai par les moins de quarante ans et la multiplication des dispositifs éducatifs dans les salles ? Peut-on imaginer que la perte de ces spectateurs soit en partie compensée par la mise en place de ces dits dispositifs ? N’avons-nous pas affaire à un serpent qui se mordrait la queue ? 

Hors sol. Un adjectif utile pour chercher toujours davantage à caractériser ce que je ressens face à la fiction de Bretagne (d’autres diraient la fiction française). Je me suis souvent demandé à qui s’adressaient ces films que je vois comme utilitaires et dont je parle ici principalement. A qui s’adressent-ils mis à part à ceux qui les font, aux commissions et à ceux qui les financent, à ceux qui les diffusent ? Quand comment et pourquoi ces films ont-ils cessé de créer un appétit qu’il soit de connaissance, de distraction ou de spectacle, que ce soit pour les cinéphiles ou pour un grand nombre ? Pourquoi « le gai savoir » prôné par l’un des plus illustres écrivains français est-il à ce point si peu représenté ? Alors que la circulation des livres, des films, des œuvres des quatre coins du monde n’a jamais été rendu aussi facile et que tous (je vise en particuliers ceux qui font et diffusent les films) nous avons accès à tant de variétés d’expressions, comment en sommes-nous arrivés au retranchement aussi esthétique qu’intellectuel dont il est question ici ? Combien de personnes s’inspirent ou pensent encore et par exemple à Buñuel, Ruiz, Mocky ou encore Kaplan ? Pourquoi les multiples formes que le cinéma peut prendre sont-elles à ce point snobées ? Qui se souvient qu’Orson Welles considérait que le cinéma était pour lui un jouet, un train électrique ? Pourquoi cet esprit de sérieux, pourquoi les adultes jouent ils aux adultes ? Comment se fait-il qu’en Bretagne et alors que nous avons un tissu professionnel dense, alors que nous avons l’une des meilleures universités de cinéma de France, pourquoi ces deux mondes se tournent-ils le dos ? 

Sommes-nous des poulpes, ces animaux à capacité d’adaptation exceptionnelle mais dont les portées doivent systématiquement tout réapprendre car la femelle meurt à la naissance sans possibilité de transmission ?

Ce pourrait être un chant du cygne pour moi mais il n’en est rien. Je suis bien trop passionné et têtu pour cela (et encore jeune !). Même si depuis deux ans j’ai quitté toute implication dans la diffusion qui ne concernait pas strictement mes films ou ceux de mon association, j’ai aujourd’hui changé de fusil d’épaule en me concentrant sur le développement de mes activités. J’accorde également davantage de temps à ce que j’aime plutôt qu’à ce qui m’a tant déçu et mis en colère… Parmi cet enfer pavé de bonnes intentions il existe évidemment des exceptions. Via la création d’une émission de radio irrégulière, « Un court en dit long », sur Canal B, avec Lubna Beautemps et Antonin Moreau du « Cinéma est mort » nous donnons la parole à des auteurs de Bretagne qui pourraient difficilement être récupérés par cette machine télévisuelle à éduquer qu’est devenu le court métrage. C’est un moment privilégié pour aimer des films et le dire, pour questionner les auteurs sur leurs pratiques, pour contribuer à transmettre des savoirs faires et des savoir êtres singuliers…

Demain, lorsque nous en aurons fini avec le confinement, je continuerai. Le temps mort actuel n’en est pas un pour moi puisqu’il me permet d’écrire et de voir beaucoup de films. De quoi asseoir davantage mon plaisir de spectateur et d’auteur, de quoi ne pas oublier ce dont est capable le cinéma qu’il soit de « genre » « art et essai » « populaire » ou les trois à la fois. 

Dans le cadre de la fiction de Bretagne, très honnêtement je ne sais pas par quel bout commencer un hypothétique chantier… Ni d’ailleurs si ce chantier est vraiment souhaité ou désiré d’un grand nombre tous secteurs confondus. Le long de mon expérience décrite ici je me suis posé de terribles questions, notamment sur la curiosité, la faim, le feu qui peuvent nous animer à chaque rouage de la vie d’un film. 

Je doute de tout et de tous, mais j’espère.

J’ai ici parlé en tant qu’individu, en tant que réalisateur et en tant que spectateur. Des choses bougent malgré tout en Bretagne. Le Festival du Film de l’Ouest continue toujours et encore son défrichement cinématographique breton. La refonte du dernier ESTRAN qui s’est monté en réaction au précédent est hautement symbolique. La région Bretagne a mise en place il y a trois ans une aide au programme associatif qui permet à de nombreuses équipes de continuer à tourner sans trop perdre d’argent. Enfin, de nombreuses voix d’auteurs, de producteurs et même de représentants régionaux à la culture s’expriment désormais pour appeler à davantage de « diversité » de contenus… vigilance sur ce mot mais, yapuka !

Léo Dazin
Spectateur – réalisateur