Rencontre avec l’ « ingénieuse » du son Corinne Gigon et le monteur Denis Le Paven dont les noms ont défilé à plusieurs reprises dans les salles du festival finistérien.
En scrutant attentivement les génériques des films du Grand cru Bretagne 2010, il était difficile de ne pas les remarquer : Corinne Gigon et Denis Le Paven ont collaboré à six des 28 réalisations (1) de cette sélection. Une bonne occasion de mieux connaître ces deux techniciens qui ont pour point commun d’avoir choisi Rennes pour exercer leurs professions.
FeB : Pour quelles raisons avez-vous décidé, à un moment de votre carrière, de venir vous installer en Bretagne
Corinne Gigon : je venais de passer 16 ans à l’Ina où j’avais travaillé avec beaucoup de réalisateurs et de techniciens très intéressants. J’avais collaboré à de nombreux films documentaires et parcouru le monde. En 1998, je sentais que le côté expérimental des productions de l’Institut commençait à disparaître et puis, je souhaitais quitter Paris. J’ai décidé de quitter un emploi pérenne pour l’intermittence. C’était osé car, à cette époque, la plupart de mes collègues cherchaient à rentrer au chaud, à trouver un poste en CDI. Je suis d’abord venue au festival de Douarnenez et là, en rencontrant des gens, en voyant des films, j’ai senti un foisonnement, un environnement excitant. Il y avait des professionnels, des sociétés de production. Ca me semblait prometteur.
Denis Le Paven : je suis né en Bretagne, mais c’est un hasard si j’y suis revenu, il y a sept ans. Je venais juste de quitter l’Afrique. Pendant cinq ans, j’avais géré un centre de formation à la post-production au Cameroun pour le compte du ministère des Affaires étrangères. À la fin de mon contrat, j’avais le choix de retourner à Paris, où j’avais travaillé auparavant, ou d’aller ailleurs. Parmi mes connaissances et amis, la tendance était plutôt de quitter la capitale pour la province. Marie-Do Bouttet, une amie monteuse installée en Bretagne, m’a encouragé à venir à Rennes en me disant qu’il y avait des opportunités de travail. Je m’y suis installé avec ma famille.
Comment s’est passée votre intégration professionnelle ?
Denis : elle a été progressive. Avec l’aide de Marie-Do Bouttet, j’ai pu commencer par faire quelques vacations à France 3, et j’ai fait le tour des sociétés de production pour me faire connaître. Puis, j’ai eu l’occasion de discuter avec la réalisatrice Bénédicte Pagnot à Doc-Ouest où j’étais venu pour faire des rencontres. Quelque temps après, elle m’a proposé de monter son documentaire Derrière les arbres. La sélection au Cinéma du Réel du film d’Emmanuelle Lacosse, La vie là, c’est quoi même !, que j’avais cadré et monté, a sans doute aussi contribué à me faire connaître. Dans les périodes plus creuses, j’ai renoué avec mes contacts parisiens pour m’assurer que j’avais encore de la réserve là-bas au cas où ça tournerait mal ici. Mais je n’ai pas eu besoin d’y retourner. Les choses se sont finalement bien enchaînées.
Corinne : les premières années, j’ai un peu déchanté. J’ai eu du mal à m’adapter aux changements. J’avais eu l’habitude de travailler dans le luxe et là, le niveau d’exigences était moins élevé. J’ai continué à activer mon réseau parisien pendant trois à quatre ans. Puis, c’est venu, petit à petit. J’ai eu la chance que d’autres ingénieurs du son me proposent de rejoindre l’association Nomades (2) qui m’a permis de prendre pied dans la région et de ne plus être seule. Je ne supportais pas de rentrer de tournage et de ne pas pouvoir en parler à quelqu’un.
Grâce à cette structure, on s’épaule, on échange et on propose une prestation complète. Avec Nomades et d’autres techniciens de la région, comme Henry Puizillout ou Frédéric Hamelin, on a réussi, je crois, à prouver qu’il fallait tirer les choses vers le haut. Au début, quand je parlais de montage son, on me regardait comme si je venais de Mars.
Qu’est ce qui vous a donné envie de faire ce métier ?
Corinne : j’ai décidé de faire du son à 14 ans ! J’avais visité le studio d’un ami de mon frère et ça m’avait emballée. J’étais sûre de vouloir enregistrer et mixer de la musique et j’en voulais beaucoup à mes parents de ne pas m’avoir inscrite au conservatoire. Plus tard, je me suis renseignée sur les formations. Seule, Louis Lumière était gratuite. J’ai intégré cette école et là je me suis rendue compte que ça ne m’aurait pas convenu d’être ingénieur du son dans un studio. D’abord, il faut connaître la musique et je n’étais pas musicienne ! J’ai découvert le son à l’image et ça m’a plu. Tout de suite après l’école, je suis entrée à l’Ina. C’était parti.
Denis : moi, j’ai mis un pied dans l’audiovisuel à 16 ans lors d’ateliers vidéo au lycée. En sortant de mon BTS audiovisuel, on m’a proposé plusieurs emplois : c’était régie ou montage Comme la régie ne m’intéressait pas, j’ai choisi le montage. J’ai continué en parallèle à pratiquer le cadre et la prise de son de manière plus ponctuelle. J’ai ainsi été ingénieur du son sur des documentaires réalisés par des Canadiens de l’Office National du Film. Au Cameroun, j’ai continué à pratiquer le montage. Et ce domaine d’expertise a fini par prendre le pas sur le reste.
Comment concevez-vous votre rôle sur un film ?
Denis : évacuons vite l’aspect technique qui n’est qu’un pré requis, certes indispensable car il faut avoir un certain nombre de compétences sinon on est handicapé, mais ce n’est pas l’essentiel. Quand on débute un montage, on a une matière préexistante, les rushes, qu’il s’agit de mettre en forme. Je me mets au service d’un projet et d’un réalisateur. J’essaie d’abord de comprendre le film, de cerner les intentions de l’auteur. Je ne juge jamais d’un film, je ne me pose jamais la question de savoir si ça va marcher ou pas. J’y crois à chaque fois. Je n’ai pas de problèmes d’ego. Je considère qu’on embarque dans le même bateau pour chercher à faire le plus beau film possible avec les images dont on dispose. Je suis l’allié du réalisateur, pas son rival, même si la relation est souvent compliquée. Il y a des questions de susceptibilité et c’est une période qui peut être angoissante pour le réalisateur. On sait que le chemin sera semé d’embûches.
Je suis aussi le garant de l’achèvement du film en temps et en heure. Le réalisateur ne se rend pas toujours compte du chemin qui reste à parcourir. La date butoir est importante, elle donne des repères. Je suis embauché pour une tâche et ma mission consiste à la mener à bien. Mon expérience du montage m’a appris à gérer le temps. Le plus dur, c’est de continuer à avoir du recul en permanence. À chaque fois que je fais un nouveau visionnage du film, je le regarde comme si c’était la première fois. Je me mets à la place du spectateur. Je dois garder le maximum de fraîcheur et avoir la capacité de me remettre en cause.
Corinne : moi aussi, je me mets vraiment au service du film. Je ne juge pas non plus le propos, sauf cas extrême bien sûr ! En jour, j’ai dit au réalisateur Robert Kramer : « c’est super de bosser avec toi mais je ne comprends rien à ce que tu fais ». Il m’a répondu que ça n’était pas grave ! Avec lui, j’ai beaucoup appris. Il me reprochait parfois des sons trop propres, des « mixages de fille » comme il disait. Il aimait les sonorités rugueuses, les coupes franches. Certains comme lui savent exactement ce qu’ils veulent, mais la plupart du temps, on a affaire à des gens qui doutent. On est à leur service et nous aussi, il nous arrive de douter. Et puis le son, c’est un domaine particulier. Tout le monde l’entend, mais personne ne l’écoute et c’est très bien parce que ça permet de faire passer des émotions, des sensations.
En tournage, j’ai toujours ma time-line dans la tête. J’enregistre des sons, j’engrange du matériel en pensant déjà au montage son. Si une voix n’est pas bien enregistrée, un personnage peut perdre de son épaisseur humaine. Il faut rendre les gens beaux, leur donner toute la chaleur et l’intimité qu’ils peuvent avoir. Avec le son, on ajoute ou on enlève. Pour le film de Carmen Castillo La flaca Alejandra, on a interrogé un tortionnaire chilien. J’étais incapable d’aller lui poser un micro cravate. Le cadreur a filmé en longue focale et moi aussi je m’étais placée très loin. On ne voulait pas le rendre beau. Ca se passait dans une salle de prison vide et on avait l’impression qu’il était dans une salle de bain. Je suis contente de l’avoir enregistré comme ça.
Qu’est ce que vous attendez d’une collaboration avec un réalisateur ?
Corinne : au début en Bretagne, j’étais parfois appelée la veille pour un tournage le lendemain. Une interview par exemple. Je voulais savoir de qui, sur quoi, où ça se passait. On me répondait : tu as juste besoin de venir avec ta perche et ta mixette. Là, l’ego en prend un sacré coup ! Je me sens réduite à l’état de porte-perche et pousse-bouton. Je fais mon boulot correctement, mais, dans ce cas de figure, j’ai beaucoup de mal à m’investir davantage. En tournage, je n’aime pas être sous pression. Si on me pousse à tourner trop vite, j’ai le sentiment qu’on ne respecte pas mon travail. S’il faut enregistrer un train qui passe, je serai prête évidemment. Mais si on a une séquence risquée, qu’on ne peut tourner qu’une fois, je veux qu’on me laisse le temps de tout assurer, de me préparer. Après, je peux percher longtemps. En montage son, c’est une autre configuration, je préfère quand le réalisateur me laisse travailler seule. Il me raconte ses intentions et ensuite il me laisse le temps d’essayer des choses sinon je risque de ne pas aller au bout parce que c’est très technique et que le réalisateur va s’ennuyer. Il revient ensuite, écoute, on discute et je me remets à travailler seule.
Denis : à vrai dire, rien de particulier. Je considère que c’est à moi de m’adapter. Il m’a choisi. C’est lui le plus fragile. Il faut tout de même qu’il me fasse confiance et qu’il me laisse une place !
Comment réagissez-vous en cas de blocages pendant un montage ?
Denis : il n’y a pas de règles. Quand tout à coup, un réalisateur recule au fond de la pièce et ne dit plus un mot, je comprends que quelque chose ne va pas ! Je réagis tout de suite et on tente de résoudre le problème. On passe du temps ensemble et il faut au moins bien s’entendre professionnellement. Parfois, la solution consiste à faire une pause pour prendre du recul.
Dans tous les cas, j’essaie de ne rien brusquer. Quand une séquence, par ailleurs excellente, ne trouve pas sa place dans le film, mais que le réalisateur ne veut pas la lâcher, il faut être diplomate et savoir attendre. A force de structurer, certaines séquences s’usent alors que d’autres restent indispensables.
Comment envisagez-vous la préparation d’un tournage ?
Corinne : on peut imaginer tous les dispositifs de tournage possibles, une grosse équipe, beaucoup de matériel ou juste une petite équipe de deux ou trois personnes. Tout me va à condition qu’on y ait réfléchi. C’est une question d’exigence. Si on est exigeant, on se donne les moyens de préparer. A l’Ina, les réunions de production étaient systématiques. Ici, ça ne fait pas si longtemps que je travaille comme ça. Prenons l’exemple du film Le veilleur de Céline Dréan. Nous avons beaucoup discuté avec Guillaume Kozakiewiez, le cadreur, et avec Céline avant le tournage. Nous connaissions les situations que nous allions filmer. Par exemple, Céline nous a expliqué comment notre personnage se transformait lorsqu’il peignait. Pour ces séquences, nous avons choisi un dispositif technique qui permettait d’être très mobiles et dans la proximité corporelle, à l’image et au son. Nous avons pris en compte la personnalité du personnage. C’est nécessaire ! On débarque chez les gens, on leur colle un micro et une caméra sous le nez, on est envahissants. C’est bien de savoir un peu qui ils sont. Je ne peux pas débarquer quelque part avec mon matériel sans avoir dit bonjour avant et fait un peu connaissance. Et puis, on nous a tellement dit que la perche était agressive qu’on a intérêt à avoir la bonne attitude.
Quelle place la fiction tient-elle dans votre travail ?
Denis : au Cameroun, j’ai eu l’occasion de monter un téléfilm et un court métrage. Après, je me suis consacré uniquement au documentaire jusqu’à ce que Bénédicte Pagnot me demande de travailler sur Mauvaise graine, son dernier court métrage. Cela a été une super expérience. Par rapport au documentaire, c’est reposant ! La quantité de rushes est moins grande. Ca ne veut pas pour autant dire qu’il n’y a qu’une façon de faire. Il y a une scène, par exemple, que nous avons beaucoup remontée. Mais c’est différent du documentaire où il faut tout embrasser, à tout moment. C’était très ludique et très agréable et j’aimerais continuer à monter des fictions. Je vais m’inscrire à l’atelier organisé par l’ALRT, l’Arbre et Actions Ouest à Châteaubriant pour continuer à pratiquer et rencontrer des réalisateurs. Et puis, maintenant, il n’y a plus de barrières techniques entre la fiction et le documentaire. Tout est monté sur les mêmes outils.
Corinne : c’est en Bretagne que j’ai commencé à travailler sur des courts métrages. J’en fait régulièrement même si je considère qu’en son, le documentaire est plus créatif que la fiction. En fiction, on nous demande de faire un son propre et de prévoir le matériel pour le montage. En documentaire, on est aux prises avec le réel, le découpage se fait sur le vif et il faut savoir réagir. Ce que j’aime dans la fiction, c’est la grosse équipe avec son côté hiérarchisé où chacun a son métier et sait ce qu’il a à faire. Il y a un côté magique. Après 16 heures de boulot, quand tu vois que tout le monde a encore la pêche, c’est génial !
Pour une fiction, j’ai encore davantage le logiciel de montage son dans la tête. Si quelqu’un met une clé dans une porte, je sais que je dois refaire un bruit de clé. La fiction, c’est créatif au montage son, pas tellement en tournage. En documentaire, il m’arrive d’être contente d’une séquence même si le son n’est pas bon. Je ne suis pas frustrée si on a eu une séquence exceptionnelle. La fiction, c’est une respiration différente, mais les plus belles expériences, c’est en documentaire que je les ai vécues.
Comment imaginez-vous votre évolution professionnelle ?
Denis : dans un contexte où le travail se raréfie, j’essaie de me diversifier avec l’étalonnage et de me réadapter si besoin. J’ai encore au moins 20 ans de vie professionnelle devant moi. Je ne sais pas si j’aurais envie de pratiquer ce métier jusqu’à la fin. Cela demande une telle énergie. Avec le temps, c’est vrai que je gère mieux, je suis moins inquiet, je sais qu’il ne faut pas paniquer. Mais ça requiert une grande tension, une grande concentration. Il n’y a aucune recette, aucune méthode. Je n’ai pas envie d’assurer le service minimum, d’attendre avec impatience la fin de la journée, de tomber dans la routine. Il faut continuer à garder l’énergie. Avec l’intermittence, on a intérêt à ce que ça se passe bien à chaque fois parce que la suite des événements en dépend. La pression est permanente.
Corinne : ça fait 27 ans que je fais ce métier et je n’ai pas envie d’en changer. On continue à construire avec Nomades. On a intérêt à tirer vers le haut plutôt qu’à s’adapter. Le mieux, c’est de se placer dans la recherche de l’exigence, la niche est là. J’ai envie de faire davantage de montage son qui est la partie qui m’intéresse le plus, mais pas envie de laisser tomber le tournage. C’est vraiment un tout.
Propos recueillis par Nathalie Marcault
(1) Le Veilleur de Céline Dréan, Mauvaise Graine de Bénédicte Pagnot, La Ciotat, un bateau dans la tête de Richard Hamon, Première Passion de Philippe Baron, Vague à l’âme paysanne de Jean-Jacques Rault, À la gauche du père de Nathalie Marcault.
(2) Créée en 1999, Nomades productions est une association qui regroupe 3 ingénieurs du son : Corinne Gigon, Vincent Pessogneaux et Patrick Rocher. Site : http://www.nomades-productions.com
Photo : Corinne Gigon et Denis Le Paven © Nathalie Marcault