On avait découvert Delphine Priet-Mahéo avec le court-métrage d’animation Thé et gaufrettes sorti l’hiver dernier. Cette jeune plasticienne rennaise revient aujourd’hui avec Gueule d’amour, une bande dessinée écrite par Aurélien Ducoudray, et déjà auréolée d’un accueil critique élogieux. Cet album fait même partie des 5 oeuvres en lice pour le prix Quai des Bulles, à St Malo (*). Rencontre avec Delphine Priet-Mahéo, ou l’art d’appréhender ces deux moyens d’expression complémentaires : BD et film d’animation.

Il n’est pas rare que la bande dessinée et le cinéma d’animation soient amalgamés par le public et les médias. S’ils ont en commun de nombreux mécanismes, ces deux formes artistiques sont pourtant très éloignées. Delphine Priet-Mahéo en sait quelque chose. Elle pratique les deux, et vient de sortir coup sur coup Thé et gaufrettes, film d’animation en volume animé, et Gueule d’amour, une bande dessinée en collaboration avec Aurélien Ducoudray.

Alors qu’elle fait des remplacements dans l’enseignement et qu’elle peine à terminer une thèse sur « la représentation des corps dans le journal télévisé », Delphine décide de tout plaquer en 2008 pour se concentrer sur ce qui la motive vraiment : le dessin et le film d’animation. Cette titulaire d’un DEA d’arts plastiques s’est déjà essayée au volume animé sur les bancs de l’université de Rennes 2, via l’association Blink. Des interventions sur plusieurs courts métrages amateurs ( L’enfant bleu, Virus UM1 ) et bandes-annonces (notamment pour le festival de Douarnenez) lui apportent les bases techniques nécessaires. Elle réalise un premier court avec Florent Bonneviale en 2007, La petite fille et la Mort, puis Le Dormeur, en dessin animé, lauréat du deuxième prix au concours C.R.O.U.S de Rennes en 2008.

Elle s’installe bientôt aux ateliers du Mouton à Plumes, pour « avoir un cadre de travail ». C’est là que vont germer ses deux nouveaux projets…« Je travaillais au Mouton à Plumes. François Ravard, qui est illustrateur et auteur de BD, a vu mes dessins et m’a proposé de les envoyer à Aurélien Ducoudray, avec qui il avait signé l’album La faute aux Chinois. Aurélien les a trouvés intéressants et m’a fait parvenir très rapidement un script ». Le journaliste et scénariste lui propose Gueule d’amour, une évocation cruelle et émouvante du destin des « gueules cassées », ces défigurés d’après-guerre que personne ne voulait plus voir une fois l’armistice signée. Delphine, emballée, accepte de plancher sur la préparation du dossier, afin de trouver un éditeur.
La genèse de Thé et Gaufrettes est très différente. « On avait tourné La petite fille et la Mort dans les studios de JPL Films. Ça s’était très bien passé, et j’ai naturellement proposé un projet à Jean-Pierre Lemouland ». Le récit présente deux femmes s’affrontant à travers un jeu très particulier, tandis que l’appartement où elles se trouvent tremble sous des secousses mystérieuses. Delphine boucle un dossier de production, et commencera le tournage plus d’un an et demi après, le temps pour la société de trouver le financement nécessaire.

C’est donc parallèlement que Delphine travaille sur le livre et le film. Pourtant, les processus de création sont très différents. Son style expressionniste, à base de fines hachures au critérium et d’un travail subtil sur la lumière et les perspectives, colle parfaitement au scénario d’Aurélien. Même si elle a exécuté un découpage à partir du script en amont, elle va dessiner le livre en se laissant guider par le rythme du récit, sans croquis préparatoire et en laissant libre cours à ses intuitions graphiques. « Le scénario était très précis, Aurélien sait suggérer la mise en scène par le texte, je me suis donc concentrée sur l’expressivité des personnages. J’ai un rapport très organique au dessin. Je laisse les choses venir et, hormis les bouts de gommes et poussières scannés par accident, je ne retouche rien par ordinateur. »

Cette spontanéité, Delphine peine à la retrouver sur la fabrication de Thé et gaufrettes. La technique du volume animé s’avère très vite peu appropriée aux envies de la réalisatrice, qui ne parvient pas à retrouver l’énergie de ses dessins dans les marionnettes et les décors du film. Une expérience difficile, d’autant que Delphine aime les partis pris tranchés et qu’elle a le sentiment d’affadir son univers, tant graphiquement qu’au niveau du découpage. « L’équipe n’est bien entendu pas en cause. C’est plus ou moins lié au travail collectif et aux contraintes techniques… Je ne suis pas satisfaite du film, parce que j’ai l’impression de ne pas être allée jusqu’au bout de mes envies ».

Présenté en avant-première au Festival de Bruz en décembre 2011, Thé et gaufrettes commencera sa carrière en festivals au semestre suivant : Court du Polar de Lyon, Courts en Betton, Festival du Court-métrage de Mougon, Festival du Film Merveilleux et Imaginaire de Paris, Festival de Cinéma de Douarnenez…

Publié au printemps 2012 par la Boîte à Bulles, Gueules d’amour se taille rapidement un beau succès critique : Télérama, Le Monde, Mouvement.net…Des articles élogieux qui saluent à la fois la force du récit et la singularité du graphisme. Hormis quelques défauts d’impression qu’il était compliqué de corriger, Delphine est satisfaite du résultat. « Aurélien, la boîte à bulles, moi…on a tous été surpris par le succès. On ne s’y attendait pas du tout ! Je suis fière de ce qu’on a fait. »

Forte de ces deux expériences nourrissantes, Delphine envisage aujourd’hui sereinement l’avenir, et mènera ses projets sur les deux fronts : un nouveau livre en préparation, toujours avec Aurélien au scénario, et un nouveau film, même si cette fois elle délaissera le volume pour le dessin animé. « J’ai beaucoup appris sur Thé et gaufrettes. J’ai maintenant envie de travailler en petit comité, de prendre mon temps pour faire ce que j’aime. Le dessin animé me paraît plus approprié pour traduire ce que j’ai en tête. » Intitulé Colocataires et produit par Les Trois Ours, maison de production basée à Angoulême, elle espère réaliser le film courant 2013. Entièrement réalisé selon la technique qu’elle utilise pour ses dessins, elle compte bien y retrouver la liberté et l’inspiration de ses travaux sur papier.

Jean-Claude Rozec
(*) Festival de la bande dessinée et de l’image projetée, Quai des Bulles aura lieu du 26 au 28 octobre à Saint-Malo.
Photo : Yann Langevin