ALICE GUY, le matrimoine et toutes les autres


Autrice et journaliste spécialiste de la place des femmes au cinéma, Véronique Le Bris, née à Rennes, participe à la rédaction des Echos Week-end, de French Mania et à l’émission Viva Cinema (Ciné+), après avoir dirigé la rédaction du magazine Première et collaboré à L’Obs ou à Ecran Total. Elle a fondé www.cine-woman.fr le premier webmagazine féminin sur le cinéma en 2013 et le Prix Alice Guy, qui récompense depuis 2018 le meilleur film français réalisé par une femme tout en honorant la mémoire et l’œuvre de la première cinéaste au monde : Alice Guy.

« Les femmes ont une histoire mais elles ne la pas connaissent » disait la comédienne-réalisatrice Delphine Seyrig.
Et c’est vrai…

Qui avait entendu parler d’Alice Guy, la pionnière des pionnières à part les féministes des années 1970 et des historiens du 7e art qui se gardent bien de la mettre en avant ? Qui sait ce qu’a apporté la finistérienne Marie de Kerstrat au cinéma ? Que les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes à la création d’Hollywood ? Qu’elles ont porté le cinéma égyptien quand ils étaient le troisième au monde ? Qui reconnait qu’Agnès Varda a devancé la Nouvelle Vague ? Qu’Elvira Notari a anticipé le néo-réalisme ? Que Fritz Lang a réalisé ses plus grands chefs d’œuvre européens grâce à la scénariste Thea van Harbou ? Qu’Hermina Tyrlova a animé de vrais jouets 50 ans avant Toy Story ? Que Maya Deren a lancé le cinéma expérimental aux Etats-Unis ? Que la méga-star (250 films !) Kinuyo Tanaka a été la réalisatrice de six films extraordinaires, laissant le seul point de vue féminin sur la société japonaise avant Naomi Kawase ?

Moi-même je ne l’ai appris que récemment en faisant des recherches et en écrivant des livres sur le sujet, et sans toujours avoir accès à des films qui pourtant existaient. Mais, ce serait délicat de jeter la pierre à quiconque, sinon à un système. S’intéresser à la trace que les femmes ont laissée dans l’histoire – c’est ainsi que je définirais le plus simplement possible le matrimoine – est un chemin passionnant, d’une richesse et de découvertes incroyables, mais semé d’embûches. Il faut une volonté de fer et de faire constante. Car leur histoire est mal renseignée, mal documentée et souvent contestée. C’est pourtant une étape indispensable. Impossible de comprendre #metoo et ses conséquences qu’on mesure pourtant un peu plus chaque jour, de satisfaire les légitimes revendications actuelles de parité ou  d’éga-conditionalité, sans se pencher sur le passé, sans tenter de comprendre le passé.

Journaliste et critique de cinéma de longue date, pour différents journaux (Zurban, L’Obs, Les Echos week-end etc.), j’ai un temps dirigé la rédaction du magazine Première où j’avais été embauchée pour « féminiser le lectorat ». A l’époque, en 2006, je n’avais jamais pensé le cinéma en terme de genre.

Jane Campion, 12 nominations aux Oscars 2014 pour son film The Power of the Dog, sacrée meilleure réalisatrice.
©Photo Jordan Strauss/Invision/AP

Mais, cela m’a questionnée. J’ai donc commencé à faire des recherches et je n’ai rien trouvé… si ce n’est que les spectatrices étaient plus nombreuses que les spectateurs, en particulier cette année-là. Mais, personne ne pensait à s’adresser à elles, et surtout pas les stratégies marketing des distributeurs de films. Peu à peu, je me suis rendu compte qu’on parlait moins des réalisatrices que des réalisateurs, jamais des techniciennes, et qu’on méprisait volontiers leur travail et leurs talents. Comme si elles représentaient une sous-catégorie du cinéma qui, de temps à autre, quand elles étaient actrices ou si elles s’appelaient Jane Campion, Kathryn Bigelow ou Céline Sciamma, devenaient puissantes et respectables. On prétendait ne les juger qu’à travers leur talent. Mais, comment était-il possible que les femmes en manquent autant ?

Il a fallu creuser, discuter avec les rares spécialistes comme l’est Jackie Buet, qui a créé le festival de Film de Femmes de Créteil et entretient la mémoire de leur cinéma depuis 1979, avec des archives extraordinaires, lire Virginie Despentes – surtout son article pour les Journées Dyonisiennes de St Denis en 2015 « Le cinéma est une industrie qui n’est pas interdite aux femmes. Mais c’est une industrie inventée, manipulée et contrôlée par des hommes » – , compter aussi pour s’apercevoir que le monde du cinéma ne marchait pas sur ses deux jambes, que l’une écrasait l’autre et la cantonnait à des rôles que celle-ci ne choisissait pas. J’avais déjà créé le site cine-woman.fr en réaction à la presse féminine qui « peopolisait » et érotisait trop, à mon goût, les stars du cinéma. Je pensais qu’elles avaient autre chose à dire, à raconter mais qu’on ne les écoutait pas.

Soyons honnête, le sujet n’intéressait pas grand monde. Il bruissait mais la loi du silence régnait. Brusquement, la révélation de l’affaire Weinstein a tout bouleversé. La prise de parole a été brutale et la vague tellement puissante qu’il était impossible de ne pas l’entendre. Tout a -t-il changé pour autant ? Le processus semble en cours mais il sera lent, tant les freins restent puissants. Mais, justement pourquoi ces freins sont-ils aussi puissants ? Cela tient aux habitudes de domination, à l’éducation, à l’ignorance aussi, beaucoup. Il faut fouiller, se renseigner pour savoir, connaître…

Entre temps, j’avais découvert Alice Guy grâce à Julie Gayet. En 2013, elle a co-réalisé un documentaire pertinent Cinéast(e)s, qui demandait à des réalisatrices s’il existait un cinéma de femme. Très éclairée, Julie avait très bien cerné le problème et l’avait traité avec sa diplomatie habituelle. Et elle avait évoqué Alice Guy… dont je n’avais jamais entendu parler. J’ai commencé à chercher tout ce que je pouvais trouver, lire sur cette passionnante pionnière du cinéma au destin extraordinaire. Il existait peu de choses en France, je suis donc partie la découvrir aux Etats-Unis, où elle a mené une carrière aussi éblouissante qu’ici. A la Library of Congress, à Washington, j’ai trouvé des documents, ses films et surtout les preuves que malgré sa valeur, ses talents, ses audaces, ses prouesses, sa production énorme, Alice Guy avait bien été mise à l’écart de l’histoire du cinéma, en France parce qu’elle était une femme, aux Etats-Unis, parce qu’elle n’était pas américaine.

Et s’il en avait été ainsi pour cette contributrice majeure à la naissance du cinéma, comment pouvait-il en être autrement pour toutes celles qui ont suivi ? Parce que je voulais montrer ses films à mes contemporaines qui ne la connaissent souvent pas puisqu’elle est peu enseignée, j’ai créé un prix qui porte son nom, le Prix Alice Guy. Chaque année depuis 2018, il récompense le meilleur film français réalisé par une femme. Il est remis lors d’une cérémonie où sont projetés sur grand écran des films d’Alice Guy. Depuis deux ans, une compositrice (encore un métier compliqué pour les femmes) les accompagne en musique. Et puisque la parité nous concerne tous, tout le monde peut voter pour le Prix Alice Guy (1). Un jury professionnel paritaire (3 hommes/3 femmes) départage les cinq finalistes et détermine la gagnante. Lidia Terki a été la première à le recevoir pour Paris La blanche, puis ont été primés Un amour impossible de Catherine Corsini, Papicha de Mounia Meddour, Mignonnes de Maïmouna Doucouré et L’évenement d’Audrey Diwan.

Le Prix Alice Guy se décline aussi dans le court-métrage dans différents festivals partenaires, au FID de Marseille depuis trois ans par exemple.

Créer un rendez-vous annuel autour d’Alice Guy a contribué à la remettre sur le devant de la scène. En popularisant son nom, en parlant de son histoire emblématique, on a commencé à s’interroger sur l’Histoire telle qu’elle nous avait été racontée. Se pourrait-il donc qu’il y ait d’autres femmes qui aient marqué le 7e art sans qu’on les (re)connaisse ? Et pourquoi ont-elles été mises de côté ? Depuis 2018, ont jailli ainsi des centaines de noms d’artistes femmes inconnues, dont les oeuvres ont été souvent majeures, parfois mineures, mais toutes ont contribué à faire du cinéma et de notre société ce qu’ils sont aujourd’hui. Chaque révélation – et elles ont été nombreuses depuis #metoo – comble un manque, et c’est le rôle du matrimoine et du patrimoine, de les mettre en valeur. Sans oublier de consacrer les contemporaines, car les réalisatrices et les artistes d’aujourd’hui sont le matrimoine de demain.

Véronique Le Bris

(1) Le vote public pour le Prix Alice Guy est ouvert chaque année, entre le 15 décembre et le 31 janvier, sur le site prixaliceguy.com


Véronique Le Bris a écrit trois livres sur le sujet :

  • Fashion & Cinéma (Cahiers du cinéma) sur les actrices et la mode,
  • 50 femmes de cinéma (Marest Ed .), le portrait de 50 femmes de cinéma détonnantes
  • 100 grands films de réalisatrices (Arte Ed./Gründ, paru le 4 mars 2021) qui revisite l’histoire du cinéma du point de vues des femmes cinéastes.

Son prochain ouvrage, 100 grands films bons pour la planète (Arte Ed./Gründ) est à paraître fin octobre 2022.

A voir aussi : Les effrontées : le cinéma au féminin, collection documentaire (Franc Télévisions) – Ici