Alain-Michel Blanc, scénariste césarisé pour Vas, Vis et Deviens,  qui a aussi écrit Le Concert ou, plus récemment, La Vache est revenu poser son sac à Saint-Malo, sa ville natale. C’est là que Thomas Mauceri l’a rencontré. Retour sur une carrière qui a traversé un grand pan du cinéma français.

 

La poignée de main est ferme. Le regard est direct et franc. Le débit est ultra rapide. Pendant l’heure et demie que nous allons passer ensemble, le scénariste et réalisateur Alain-Michel Blanc n’arrêtera pas de bouger dans son fauteuil, faisant des grands gestes avec les bras comme pour clarifier encore plus une pensée pourtant déjà limpide et tranchante. « J’ai trop la bougeotte, je n’arrive pas à rester en place. Quand j’étais enfant, c’était juste insupportable ! Je suis très nerveux. Maintenant ça va un peu mieux, je suis semi-vieillard. J’ai 71 ans mon p’tit gars ! » J’aimerais bien être comme lui à son âge. Les bières arrivent. Nous pouvons commencer.

 

De la longévité et du doute

 

Alain-Michel Blanc : « Je pense que l’une des raisons de ma longévité est liée de près à l’énergie du cinéma. C’est un art pour lequel il faut se battre constamment, dans un marché qui est difficile. Du coup, ça empêche de dormir, ça empêche de se reposer, ça empêche de grossir, ça empêche de devenir con, en gros ! Et je pense que ces facteurs-là sont un gage de jeunesse. Ça peut être épuisant. Mais il ne faut pas que cet épuisement sorte vainqueur de ce combat-là. Donc l’énergie dépensée pour faire aboutir ses propres idées, ses propres projets ou monter le projet d’autres, elle est indispensable. Et c’est un facteur de jeunesse et de longévité.
Mais je peux comprendre que pour certains travailler trois ans, quatre ans, cinq ans sur un projet qui ne se fait pas ou qui est contrarié, peut s’avérer très démobilisant et aboutir à un renoncement ou une grande fatigue. Moi j’ai eu comme tout le monde des moments de doutes énormes. Le doute est endogène. Alors il faut savoir le cultiver. Il faut savoir le raisonner, l’analyser, le comprendre. Il ne faut pas baisser la garde devant le doute. »

 

Le cinéma par l’écriture

 

« L’écriture est quelque chose qui m’a fasciné très jeune. Je pense qu’il y a eu chez moi un télescopage de deux éducations qui ont fait que je suis devenu cinéaste. Il y a eu une éducation officielle chez les jésuites – à Saint-Brieuc, à Vannes, au Mans et à Rennes – basée sur la grammaire, le latin, le grec. Un parcours scolaire imposé, avec des moments extrêmement durs auxquels je ne me suis pas soumis mais démis. Mais que j’ai quand même intégré. Par la force des choses.
Et en parallèle, je me suis fait une culture underground chez les jésuites. J’ai lu tous les classiques et tous les grecs pendant la messe, parce que c’était dans la collection la Pléiade dont les livres ressemblent à des missels. Et comme on allait à la messe tous les jours, pendant des heures et des heures, j’ai intégré tout Dostoïevski, tout Tolstoï, tout Sophocle, tout Euripide, parce que c’était la manière de m’évader de la culture qui m’était imposée.
Très rapidement, j’ai commencé à écrire des petits textes. Je mélangeais les pièces de théâtre, je prenais un personnage d’Antigone pour le mélanger à un autre truc et j’écrivais des petits scénarios. Sauf que ça, ça ne fait pas un cinéaste tout de suite. » 

 

Vivre sa vie avant de faire du cinéma

 

« J’avais un trop plein de curiosité qui a débouché sur une errance. Elle a duré plusieurs années. Je suis parti pêcher la morue à Terre-Neuve, je suis parti vivre à Londres pendant un an et demi où j’ai fait cent cinquante petits boulots différents : j’ai travaillé dans des restaurants, dans des boites de jeu, comme journaliste.
A tel point que j’en ai oublié le service militaire. On est venu me chercher les menottes aux poings à Londres. J’ai été obligé de m’engager et je me suis retrouvé à Berlin. Comme toujours dans la vie, tout est lié à des rencontres. En Allemagne, j’ai rencontré une danseuse russe et je suis devenu, en même temps que militaire, régisseur du théâtre où elle se produisait. Et il se trouve que le père de cette fille était peintre. Il faisait des faux pour le cinéma. C’est lui qui m’a emmené pour la première fois dans un studio. Et là j’ai eu mon premier choc de cinéma en ouvrant la porte du studio et en voyant qu’il y avait un autre monde. Un autre monde plein de lumière, plein de gens qui étaient déguisés, des caméras. Et là, tout de suite ça a fait tilt. Je me suis dit qu’on pouvait raconter des histoires avec ça. J’avais vingt ans.
Je suis revenu en France et ça a été une ascension. J’ai fait vingt petits métiers comme d’habitude. Puis je suis devenu deuxième assistant metteur en scène. Pendant quinze ans ou vingt ans d’assistanat à la mise en scène, j’ai travaillé avec Maurice Pialat, Claude Chabrol, Philippe Labro, Christopher Franck.

 

Le hasard a fait que j’ai connu Victor Lanoux en étant assistant sur L’Affaire Dominici avec Jean Gabin. C’est lui qui m’a proposé de réaliser mon premier téléfilm. J’en ai fait sept ou huit pour Arte, entre autres. Et après, je suis tombé complètement dans le cinéma en devenant scénariste.
Tout a été progressif, instinctif, mais je savais que le cinéma c’était mon truc. C’était là que j’étais heureux. Je savais que j’étais fait pour ça. Ça n’a rien à voir avec le talent. C’est simplement une manière de vivre. Parce que pour moi le cinéma c’est ça : une manière de vivre. Ou de ne pas vivre, ça dépend de quelle manière on considère les choses (sourire). » 

 

Qu’est ce qu’un bon scénario ?

 

« Ce qui fait un bon scénario, c’est la conviction du scénariste à raconter son histoire. Ça part d’une conviction sourde qui fait que celui qui l’écrit est en harmonie avec lui-même. Et donc, il va être très sévère avec son travail parce qu’il va être sans concession. Il va mettre ses tripes sur la table. Et à partir du moment où un scénariste fait ça, le scénario ne peut pas être mauvais. Il peut ne pas rencontrer son public, il peut ne pas intéresser des gens, mais en tout cas il ne peut pas être mauvais. Parce qu’il y a une vérité. Parce qu’il y a une légitimité à le faire.
C’est une conception très animale de l’écriture. Très sauvage. Quand je vous parle de l’écriture, je la ramène à moi évidemment. Parce que je ne sais pas comment les autres font. Et c’est pour ça que je précise qu’il n’y a pas UNE écriture, mais il y a DES écritures. Il y a des scénaristes qui procèdent de manières différentes. De façon beaucoup plus stéréotypée, découpée, orchestrée et ça peut être génial ! Si ça correspond à leur intime conviction. Pour moi, la réponse à la question  »qu’est-ce qu’un bon scénario ? » : c’est l’honnêteté intellectuelle intégrale du scénariste. Il faut qu’il aille au bout de son truc, comme il le sent, sans concession. A ce moment-là, le scénario ne peut pas être mauvais. »

 

La production française néglige-t-elle le scénario ?

 

« Je ne pense pas qu’il y a une faiblesse du scénario en France. Si faiblesse il y a, il faut voir d’où elle vient. Et elle provient très souvent du budget du film. En France, vous avez des budgets de films dont la grande majorité sont inférieurs à 2 millions, 2.5 millions. Les scénaristes sont donc très peu rétribués. Et ils s’épuisent dans le temps parce qu’ils n’arrivent pas à en vivre tout le temps.
Le scénario est en fait amputé économiquement parlant. Et très souvent, on tourne même si le scénario n’est pas prêt. Parce qu’il faut tourner. Pourquoi ? Parce qu’on a un contrat, parce qu’il faut être diffusé, parce qu’il faut aller à la télé, parce qu’on veut gagner de l’argent, etc. Alors qu’il aurait fallu 6 mois de plus pour que le scénario soit abouti. Donc c’est juste un rapport économique qui fait que, de temps en temps, le scénario n’est pas ajusté à sa valeur véritable. Ça peut faire dire à certains que ces scénarios-là sont faibles. Mais ce ne sont ni les scénarios ni les scénaristes qui sont faibles ! C’est le système économique global dont le scénario n’est qu’une petite part. »

 

Les évolutions marquantes du cinéma français

 

« Il y a deux évolutions qui sont notables des années 68 à maintenant. La première évolution a été que toute la technique cinématographique s’est allégée. Et a permis de sortir des studios, ce qui a donné naissance à un nouveau cinéma. La Nouvelle Vague c’est ça. C’est Godard, Chabrol, Truffaut qui sont sortis des studios et qui ont commencé à tourner dans des appartements. Ça a donné de nouvelles écritures et de nouvelles possibilités. Et c’est lié à des raisons techniques, pas artistiques. Godard explique ça très bien. La naissance de l’Arriflex, la Bell Howell, la pellicule plus sensible : tous ces instruments-là ont permis aux cinéastes de s’exprimer ailleurs. Tout le monde est parti dans la plaine et a tourné des films différents. Donc c’est une très grosse évolution. Il y a toujours à un moment une incidence technique qui modifie les structures artistiques.
Et puis la deuxième évolution est dans le fait que les grands producteurs de films ont disparu dans les années 80 au profit des télévisions. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Parce qu’avant, vous aviez des producteurs indépendants. Des gens comme Pierre Braunberger, le producteur de Renoir, Truffaut et Godard, Serge Silberman, le producteur de Bunuel et Kurosawa, qui jouaient leur propre argent. Ce n’est pas rien ! Quand vous êtes responsables du budget de votre film et que vous avez hypothéqué votre maison, vous travaillez deux fois plus. Vous êtes plus  »dans le cinéma » parce que vous devez vous prémunir contre l’échec. Puis est arrivé le pouvoir de la télévision qui a laminé ces grands producteurs-là. »

 

Maintenant les grands producteurs, ce sont Canal Plus et les chaînes de télévision. Et eux, ils ont des problèmes d’audimat. Leur souci n’est plus de faire descendre le spectateur comme pour aller au cirque ou dans un théâtre. Leur souci devient de plaire au plus grand nombre quand le film sortira à la télé. Donc il y a un peu une espèce de mépris de la salle de cinéma qui n’est plus le lieu où doit se juger le film. Il sera jugé à la télévision en fonction des audiences. Cela change tout ! La télévision commande aux producteurs des choses dont ils savent avec des statistiques que ça fera tel audimat et donc vendre de la publicité. C’est une démarche totalement différente de celle des vieux dinosaures qui eux jouaient leur cagnotte personnelle. Aujourd’hui on est en promotion marketing avant même d’avoir tourné le film !
J’ai eu de la chance d’y échapper parce que je travaille avec des metteurs en scène qui sont ailleurs, dans une autre sphère. J’ai privilégié l’ailleurs à l’hexagonal. Tous les metteurs en scène avec qui je travaille sont venus de l’ailleurs. Et cet ailleurs-là, je m’y suis parfaitement retrouvé parce que c’est moins calibré. On est dans la logique du scénario. Par exemple pour Vas, vis et deviens, Radu Mihaileanu avait envie de faire un film sur les Juifs falashas (juifs venant d’Ethiopie ndlr). Et là, aucune chaine de télé ne pouvait calibrer ça. On devient donc nos propres patrons sur le scénario. Le Concert, c’était pareil. Mais ils sont très rares ces metteurs en scène-là. Il y en a quoi ? vingt-cinq en France. »

 

César

 

« Ça m’a fait énormément plaisir d’avoir un César. D’abord j’étais sidéré, hyper étonné. Je ne m’y attendais pas du tout, Radu non plus. On s’est pris ça dans la gueule. Et j’étais vachement content que ce soit pour Vas, Vis et Deviens. C’était un juif roumain qui était récompensé. C’était un Breton malouin qui était récompensé. D’ailleurs j’ai dédié mon César à Saint-Malo. Parce que pour moi cette ville est dépositaire de cet d’instinct d’incertitude fait de voyages, de partir, de revenir. J’ai fait des films qui venaient d’ailleurs, avec des gens d’ailleurs, dont les thématiques étaient universelles et pas hexagonales et j’étais très content que ce parfum d’ailleurs soit apprécié par mes pairs. »

 

Demain

 

« J’ai deux projets pour l’instant. L’un avec Mohamed Hamidi sur le foot féminin. L’autre est un peu particulier. C’est en Bretagne. C’est un film autobiographique que je souhaite réaliser à Dol. C’est basé sur un épisode de mon enfance. Mon père était radiologue ici à Saint-Malo. Il ne savait plus quoi faire de moi, puisqu’une fois encore, je m’étais fait lourder de chez les jésuites. Un jour, il a vu arriver un paysan dans son cabinet qui avait une double fracture ouverte. Il a été obligé de l’amputer. Deux mois après, le mec est revenu pour le payer. Mon père a refusé parce que le mec n’avait pas un rond. Et il a eu cette idée géniale :   » vous n’allez pas me donner de l’argent, vous allez prendre mon fils ! Il va travailler avec vous à la ferme, genre forçat  ». Et j’y suis resté deux mois au lieu de quinze jours parce que je m’enfuyais dans les bois à chaque fois que mes parents venaient me chercher.
C’est l’histoire de cet enfant qui, pour rentrer en cinquième, doit faire des devoirs de vacances pendant qu’il est à la ferme. Sauf qu’il ne les fait pas. Les paysans le forcent à travailler et il rencontre des gens extraordinaires tout au long de cet été à la ferme. Et finalement, pour pouvoir rentrer au collège, on lui demande de faire une rédaction racontant ce qu’il a fait en vacances. Tout le récit du film est émaillé de ce texte-là. Et à la fin, il n’a rien foutu, mais il rentre en cinquième. C’est la crucifixion à la fois de l’église catholique et d’une certaine forme d’éducation qui ne reconnaît pas l’improvisation.  C’est un film qui ne vient pas d’ailleurs. Il vient tout droit de l’Hexagone, mais il y a eu de la distance qui permet de le faire pour rendre hommage à ces gens de la terre qui étaient des gens respectables et respectueux. »

Propos recueillis par Thomas Mauceri

Photo de Une © Benoît Meudec