Dans cette rubrique, des chroniqueuses et chroniqueurs proches de Films en Bretagne posent leur regard sur des films qu’ils ont aimé et nous disent tout le bien qu’elles et ils en pensent.
L’ombre des corbeaux ou la construction identitaire nostalgique
L’Argentine est le pays nostalgique par excellence. C’est aussi un pays qui a vécu un fort traumatisme de répression, rejoignant le mouvement des systèmes terroristes d’État qu’ont vécu plusieurs pays d’Amérique latine dans les années 60-80. Dans L’ombre des corbeaux, Elvira Barboza livre un aperçu de ces deux piliers constitutifs de l’histoire argentine, à travers ses yeux d’enfants, ici interprétés à l’écran par ceux de sa fille. Une transmission familiale d’une construction identitaire sur trois générations qui porte ainsi le récit du poids de l’héritage émotionnel, de l’exil, d’une répression contre toutes celles et ceux qui étaient d’une façon ou d’une autre lié·es à une contestation de la dictature militaire installée. Celui qui porte cette contestation c’est son père, artiste peintre, qui a été enlevé et torturé. Celle qui révèle et transmet cette contestation c’est Nathalia, ou Elvira car le récit est hautement autobiographique. Le récit se passe en 1986, dix ans après le coup d’État militaire qui a secoué l’Argentine, dans un petit village français loin de tout tumulte. L’axe choisi par la réalisatrice est celui de la famille, presque un huis clos, resserré sur un père et sa fille. La scène d’ouverture pose le décor : la famille imbriquée dans une cabine téléphonique en liaison avec l’Argentine, entourant un combiné d’où sort une mélodie nostalgique, suspendant le temps. Cette cabine téléphonique sera l’un des trois lieux du film, celui de la tentative de lien avec le passé et de sa compréhension, qui se révélera vaine de la sorte. C’est à travers une scène quotidienne d’une banalité exemplaire que sortira l’intrigue du film : en faisant irruption un soir dans la salle de bain, Nathalia aperçoit son père, nu, et focalise son regard sur de profondes et larges cicatrices sur le haut de sa fesse. Cette vision ne cessera de l’obséder et elle ne tardera pas à y confronter son père. Comme le font tous les parents, celui-ci mentira pour protéger ses enfants, pour se protéger lui-même et construira une légende autour de ses blessures. Ainsi il est le père glorieux qui a dompté des chevaux et en a été félicité par des incisions réalisées à travers les becs de corbeaux. Son fils s’extasie de ce père fort, sa fille à l’inverse construit une suspicion et n’aura de cesse d’être obsédée par les corbeaux et de vouloir trouver la vérité. C’est de toute évidence dans la transgression qu’elle trouvera la vérité.
Et c’est là que le film exprime toute sa beauté, dans les productions artistiques du père qui servent l’obsession de sa fille. Dans toute la maison sont exposés des tableaux, des croquis, des dessins, réalisés par celui-ci. L’enfant insatisfaite des explications et frustrée de ne pas avoir eu de réponse après une brève communication téléphonique avec sa grand-mère, fouille le bureau de son père et découvre ainsi la réalité et le récit de la torture vécue par son père et d’autres, à travers ses œuvres. Elvira Barboza a pris les œuvres de son père Justo Barboza, et a fait appel à Souad Vedel pour en réaliser une animation d’une esthétique et d’une émotion indéniables. Bien que le film soit particulièrement esthétique et pluridisciplinaire, offrant un très beau spectre musical et pictural, toute l’intensité du propos se trouve dans ces trois minutes. La narration semble n’être là que pour servir cette animation, celle qui, à travers la transgression de la lecture difficilement exécutée d’une lettre et des dessins, explique l’innommable. Ces supports explicatifs redonneront place au silence et au pacte tacite, exprimé à travers le regard entre le père et la fille, de ne pas s’aventurer sur le terrain de la douleur. Jusqu’à en faire un film, réunissant les générations et mettant à nu les blessures paternelles.
Anne-Cé Pepers, octobre 2022
L’OMBRE DES CORBEAUX d’Elvira Barboza
29’59 / 2021 /Les 48° Rugissants
1986, dans un village de France. Natalia, d’origine argentine, a 11 ans lorsqu’elle découvre d’étranges cicatrices sur le corps de son père. Désormais, l’ombre du passé plane sur le quotidien de la fillette, dont le regard d’enfant interroge l’exil et le monde des adultes.