A l’affiche du cinéma les Korrigans de Guingamp, comme à celle de 20 autres salles nationales, Nous, Tikopia, est le dernier film de Corto Fajal. Après douze avant-premières en présence d’une délégation tikopienne, dont Ti Namo, le roi de l’île, le réalisateur continue d’accompagner son long métrage documentaire un peu partout en France, et bientôt, à l’étranger. Après l’aventure dans le grand nord de Jon face aux vents, sorti en 2011, Corto Fajal ne cache pas lors des débats qu’il considère son métier comme un prétexte qui lui donne une légitimité pour découvrir d’autres modes de vie. Cette fois-ci le prétexte s’appelle Tikopia, une île du pacifique, dont le réalisateur a imaginé le récit, à la première personne du singulier, et du pluriel.
« C’est sur le tournage de Jon, alors que je suivais dans le Grand Nord la transhumance des rennes, que Tikopia m’est apparue. Une tempête de neige nous a obligés à rester enfermés dans une cabane pendant huit jours. J’avais pris avec moi l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement, que j’ai donc eu le temps de lire. L’auteur y compare plusieurs modèles de civilisation, distinguant les sociétés qui ont décidé de leur survie de celles qui ont disparu. Le mode de vie des habitants de Tikopia y est décrit comme un modèle de civilisation pérenne, vieux de 3000 ans ». Il n’en fallait pas plus à Corto, un an et demi après la sortie de Jon face aux vents, pour partir en expédition sur l’île de Tikopia, en 2012.
Cette première expédition est rendue possible grâce aux recettes de son précédent film et au concours du coproducteur suédois de Jon, John Erling Utsi (Sami Kompania).
« J’ai d’abord été déstabilisé en découvrant l’île et ses habitants. C’était assez loin de l’image idyllique que je m’étais faite. En 2002, Le cyclone Zoé avait entièrement détruit l’île, laissant démunis ses quelques 2000 habitants. Deux semaines plus tard, une aide internationale avait accosté et, avec elle, toutes les influences du monde extérieur. » N’ayant plus à faire à un isola culturel tel que le décrivait Jared Diamond, Corto n’en n’était pas moins subjugué par le modèle économique et social des Tikopiens, ainsi que par leurs choix politiques, toujours pris dans l’intérêt du maintien de leur société. « Ainsi auraient-ils renoncé à l’élevage de porcs, qui pourtant leur apportait des ressources en protéines autres que celles de la mer, simplement parce que cela menaçait l’équilibre de leurs ressources… »
Corto Fajal envisage rapidement son film autour de la relation qu’entretiennent les Tikopiens avec leur île, que le réalisateur imagine alors comme un personnage en lui donnant la parole. « Je dois dire que l’idée de faire parler l’île, et de la faire entrer en dialogue avec les hommes qui l’habitent, était difficile à faire entendre aux financeurs français». Mais à l’issue d’une deuxième expédition financée par des fonds suédois et la société Arwestud, fondée par le réalisateur, Corto Fajal revient conforté dans cette option par Ti Namo, le roi de l’île, qui à l’évocation des doutes sur la voix de l’île lui répond : « Vous êtes étranges vous les blancs de croire que la Terre ne parle qu’à nous, c’est juste que vous avez perdu l’habitude de l’écouter. »
Ce n’est qu’à la troisième expédition que le budget du film se débloque, par la conviction des Films de l’heure Bleue, société de production dont Corto est un des associés, de Sami Kompania, et d’Arwestud Films. Ensemble ils obtiennent le soutien de la Région Bretagne et du CNC, de la Communauté de communes de Bretagne Romantique, du Breizh Film Fund, du Sami Film institute et de TV Rennes. Le film va exister, et l’île et ses habitants, délivrer leurs messages.
« Je suis persuadé que les modes de vie autochtones ont la capacité de nous aider à inventer de nouvelles façons de fonctionner. Il n’échappe plus à personne que nous sommes arrivés au bout de nos modèles et qu’il y a quelque chose à repenser. Si tout n’est pas transposable d’un lieu à un autre, la philosophie des tikopiens, qui n’agissent que pour le maintien de la qualité de leur relation avec leur milieu de vie et sa transmission aux générations futures, est un enseignement que j’avais envie de partager ». Une volonté que Corto doit mettre en image et en son, pour lui donner corps. Ainsi, accompagné de Charles Hubert Morin à la prise de vue et de Corine Gigon au son, Corto se met dans la posture de recevoir ce que l’île a à lui donner. A l’instar des Tikopiens, il cherche à décrypter la langage d’une nature, dont l’humanité, à l’échelle du temps, n’est qu’une anecdote. Par la voix de Sève Laurent Fajal, L’île raconte d’ailleurs sa genèse, et l’arrivée des humains sur son sol, il y a 3000 ans. Puis un dialogue s’établit entre elle, et plus particulièrement , le roi Ti Namo, garant du pacte qu’ils ont passé avec l’île.
« C’est avec un groupe de jeunes tikopiens que j’ai imaginé le dialogue qui pouvait s’établir entre eux et l’île. La relation qu’ils entretiennent avec leur environnement est si fort que la mise en mot s’est faite avec beaucoup de naturel. » explique Corto, qui par ailleurs à penser le son et l’image de son film de manière organique. Il s’est ainsi formé à la prise de vue sous-marine pour sonder jusqu’aux entrailles de la terre, ce grand tout, que Terrence Malik sublimait lui-même dans ce The Tree of life. « Bloqué sur une île voisine, j’ai même pu prendre des images volcaniques » s’émerveille le réalisateur de cette conjoncture favorable, comme il est reconnaissant vis à vis du plongeur Tikopien à qui il a appris à se servir d’une caméra pour prendre des images à quinze mètres de profondeur, « là où sans équipement je ne suis pas capable d’aller ».
Nous, Tikopia, d’abord parce que le « je » n’existe pratiquement pas dans le langage des habitants de l’île, mais aussi parce que les peuples d’ailleurs nous renvoient toujours à notre propre condition. Cette rencontre de l’autre et de soi par le cinéma, s’est accompagnée dans le cas de Nous, Tikopia, par la venue en France d’une délégation Tikopienne, dont faisait parti le roi Ti Namo. « A l’occasion du festival Politikos, en présence du ministre des affaires étrangères, Ti Namo a pris la parole pour appeler à ce que nous les aidions à conserver leur mode de vie, conscient, sans pour autant être alarmiste, des influences que subissait l’île. Il a également rappelé le devoir qui était le notre de transmettre un milieu intact pour les générations d’après ».
Une fois la tournée en France achevée, Corto Fajal s’attèlera à la distribution de Nous, Tikopia à l’international, dans une version courte de 58 minutes destinée aux télévisions, et baptisée Tikopia, une terre en miniature.
Yves Mimaut