C’est au Tour du Parc, dans le Golfe du Morbihan, dans une demeure en prise aux vents et dans un environnement propre à la concentration et à l’exercice de l’écoute, que nous avons rencontré un homme discret malgré lui, Philippe Lecoeur, ingénieur du son de son état. Ce Normand originaire de Fécamp vit là depuis 25 ans sans qu’on n’en sache rien ou presque, sans faire de bruit en somme… enfin, dans la vraie vie ! Car le son, le bruit, la rumeur du monde, il a fait un métier de l’enregistrer, il y a de cela quelques années…
Fils et petit-fils de marins-pêcheurs (des Terre-Neuvas) dont il a hérité, sans doute, le besoin de naviguer librement dans sa vie et dans son métier, Philippe Lecoeur est un musicien qui s’est orienté vers le travail du son au cinéma plutôt que dans l’industrie musicale : « J’ai toujours été un musicien autodidacte, encore aujourd’hui je joue de la guitare et de la contrebasse dans différentes formations, ici, en Bretagne. J’ai même rapporté un Ukulélé de Tahiti où j’étais en tournage pour l’Oiseau de paradis, de Paul Manaté ! Le moment venu, j’ai décidé de faire une école de son à Chantilly, le C.E.R.I.S. (ndlr, qui n’existe plus). Il s’est avéré que c’était une école de cinéma. Après quelques expériences en studio – qui m’ont tôt donné le sentiment d’être trop routinières pour moi – et sur des festivals – où j’avais plus l’impression d’être un déménageur –, j’ai commencé à travailler dans le cinéma. J’aimais déjà la perspective de changer d’univers, de collaborateurs et d’environnement de travail à chaque projet. Celle aussi d’avoir sans cesse de nouveaux défis à relever. Je ne m’étais pas trompé ! »
Après avoir suivi la voie attendue des films d’école et autres courts-métrages, Philippe Lecoeur accepte en 1983 de travailler gratuitement sur un premier long-métrage, Les Bancals, d’Hervé Lièvre, en tant que perchman. L’ingénieur du son pressenti fait défection et c’est en tant que chef de poste qu’il œuvre finalement pour la première fois, sans jamais être passé par la case de l’assistanat ! Ce n’est que des années plus tard que la situation s’inversera sur un autre projet, lequel l’obligera à abandonner sa casquette de chef pour tenir la perche : « J’avais 35 ans environ, et j’ai aimé ça ! A tel point d’ailleurs que j’ai reconduit l’expérience une petite dizaine d’années ! Cela m’a donné l’occasion de travailler et de voir comment ça se passait sur de grosses productions, comme « La Vérité si je mens. », se souvient-il. Après cela, une collaboration au long cours – 3 ou 4 ans – dans la production de documentaires animaliers pour Discovery Channel pour Marathon Productions l’entraîne à faire un tour du monde à la fois formateur et galvanisant. Philippe a alors déjà décidé de quitter Paris – où il garde cependant un pied à terre – et de s’installer en Bretagne, en face de la maison où il vit actuellement.
Si le CV de notre interlocuteur est riche d’expériences, un nom remplit les pages et monopolise l’esprit du lecteur : celui de Bruno Dumont. Depuis 2002 et Twentynine Palms, le désert californien et son lot de défis techniques (comme celui d’obtenir 50% de dialogues intelligibles en français d’acteurs ne parlant pas la langue…), Philippe est devenu l’ingénieur du son attitré du réalisateur, dont on sait à quel point le travail est exigeant et précis, l’esprit de sa création singulier et le renouvellement de ses inspirations toujours surprenant. C’est sans conteste d’un maître qu’il s’agit. S’il est acquis à la cause « dumontienne », notre homme ne semble pas impressionné outre mesure, estimant qu’il doit mobiliser la même astuce et faire preuve d’autant d’analyse et de concentration sur chaque projet, chaque image, chaque plan : « je dois faire le son de l’image, et pour être plus précis encore, le son du cadre. Quel que soit le film, il y a toujours des imprévus, de la pollution sonore, et c’est à moi de faire en sorte de les éviter au maximum, de permettre que le minimum de scories, qui ne manqueront jamais de rester sur la « bande », puissent être masquées au mixage. Quel que soit le film, c’est un défi sans cesse recommencé. » Cela dit, Bruno Dumont est connu pour travailler exclusivement en son direct – « à de très rares exceptions près, des postsynchronisations motivées par des questions artistiques ou de droit », précise Philippe –, ce qui complique forcément l’installation d’une prise qui ne sera pas reprise ! « En effet, la question du son direct se pose énormément en fiction », reprend-il. « Quand on sait qu’on va pouvoir doubler, c’est plus confortable… mais aussi bien moins intéressant ! Il y a un challenge qui me passionne à faire du son direct ! Sur Jeannette par exemple, nous tournions à côté d’une plage en plein mois d’août, avec son lot de cris d’enfants, de moteurs de jet skis etc., alors qu’il s’agissait d’un film d’époque et qu’aucune rumeur moderne n’était permise ! ».
Ce pourquoi Dumont choisit le son direct, c’est en partie parce qu’il travaille avec des acteurs non professionnels, qui ne peuvent pas être doublés car ils ne seraient pas assez bons ; ce qui est également le cas de Paul Manaté. Le tournage à Tahiti de son premier long-métrage, L’Oiseau de paradis, vient de s’achever, sept semaines dont revient Philippe Lecoeur, enchanté et épuisé : « décalage horaire mis à part, quand on rentre de tournage on est encore si concentré que l’on a besoin d’identifier chaque son. C’est un réflexe et c’est très fatigant ! ».
Pour ce qui est du travail spécifique du son sur ce projet, il est surtout lié à un environnement bruyant à l’excès : « on ne s’attendrait pas à ce que Tahiti soit soumise à de telles pollutions sonores, incessantes ! », s’étonne encore Philippe. « Entre la circulation des voitures, les débroussailleuses au travail en permanence, les coqs partout qui chantent jour et nuit et le grondement ininterrompu de la barrière de corail (ce qui pourra d’ailleurs troubler le spectateur, un son réaliste, mais difficile à identifier et qui convoque plutôt un imaginaire fantastique), la sonothèque locale est très présente où que l’on se trouve. Je n’ai pu bénéficier que d’une semaine de repérages dans un environnement qui m’était complètement étranger. Heureusement, Paul était très conscient des problèmes auxquels nous serions confrontés. »
Philippe confie ne pas savoir à quoi ressemblera le son du film, actuellement en montage : « Mon travail est de fournir des sons à des échelles différentes, assez de matière pour que rien ne manque pour le montage final ; mais je ne sais jamais ce que l’on gardera, ou pas. »
Il s’apprête maintenant à partir pour le Nord, le tournage de Jeanne, le nouveau Dumont, débutant le 6 août. Il s’agit de la suite de Jeannette, avec la même interprète, qui a grandi comme son personnage, toujours selon le texte de Charles Péguy. « Une comédie musicale mais avec moins de chansons », prévoit Philippe.
Ensuite, il espère travailler sur une série pour Canal + en fin d’année, mais surtout développer son activité en Bretagne ! « Je travaille très peu en Bretagne et seulement deux fois on a osé m’appeler directement pour me demander si j’accepterais de collaborer sur un projet. J’ai pu me rendre compte à quel point mon CV pouvait sans doute intimider, alors qu’il n’y a pas lieu. Il me plairait beaucoup de multiplier les collaborations sur ce territoire que j’habite la plus grande partie de l’année, y compris pour de premiers films, qu’il s’agisse de documentaire ou de fiction ! ». Philippe évoque son désir de transmission pour finir, celui d’enseigner l’art qu’il a développé au fil des films et des années …
Puissent l’avenir exaucer ses prières, et ce portrait faire apparaître l’homme dont l’exercice oblige d’habitude à un maximum d’invisibilité !
Gaell B. Lerays
En savoir plus :
L’Oiseau de paradis : une coproduction Local Films, A Perte de Vue, Anaphi Studio et Filmin’Tahiti (Polynésie). le Film bénéficie de l’avance sur Recette du CNC, du soutien de la Région Bretagne, de la Sofica Cofinova, et du préachat de France O. Distibuteur salle : UFO Distribution, vendeur international : MPM Médium.