Après une vingtaine de projections en salle au mois de mai et tout autant à l’occasion du mois du film documentaire, Dans leurs yeux, le film de Séverine Vermersch, pourrait prolonger sa vie sur grand écran dans une version plus longue. Les fascinants films amateurs des marins bretons, qu’ils soient de la marine marchande, pêcheurs, ou encore de la marine nationale, ont été glanés par la réalisatrice pendant des mois, puis sélectionnés, revus et remémorés par leurs auteurs, montés par Suzana Pedro et sonorisés par Pierre Albert Vivet, dans une première version de 52 minutes. « Ce fût la seule contrainte imposée par France 3, qui a coproduit le film » commente Séverine, qui dès la genèse de Dans leurs yeux pressentait un documentaire taillé pour le cinéma.
« La trajectoire du film est celle de la vie d’un homme, qui, tel Ulysse, affronte les éléments, les terreurs, les joies, se confronte à l’ailleurs et à l’autre, pour en revenir transformé. C’est une épopée, un récit des grands espaces qui appelle le grand écran.» En effet, Dans leurs yeux immerge totalement le spectateur dans la vie des marins à bord, des années 40 à aujourd’hui, où les hommes se filmaient pour rendre compte de leur travail, de leur quotidien, et souvent à l’adresse de leur épouse, dont ils étaient séparés par l’océan immense. Mais par ces motifs banals, les pellicules se sont imprégnées de l’émotion de l’instant, d’un regard singulier, dont Séverine et sa monteuse n’ont retenu que les plus significatifs. « Par exemple dans les films de David, tournés à bord des chalutiers, un homme en pull-over rouge revenait souvent. Instinctivement je n’ai conservé que ces séquences, et puis j’ai compris leur importance au cours de l’entretien filmé avec David ». L’homme au pull-over rouge s’appelait Mick, il était mort en mer. David était son ami mais aussi le parrain de son fils. Ces images devinrent donc l’ultime évocation de Mick, de sa vie en mer, là où sa famille ignorait presque tout de lui.
A l’instar de la philosophe Barbara Cassin, auteure de La nostalgie, quand donc est-on chez soi ?, Séverine s’interrogeait dès l’écriture de son scénario, sur ce que vivent ces gens qui partent pour revenir, et quelles émotions les traversent. Dans leurs yeux montre à ce titre que la nostalgie de ces hommes semblent être tout autant celle du départ que celle du retour. Le dispositif de la réalisatrice – elle a installé les marins face à leurs propres images, afin qu’ils revoient et revivent ces moments choisis devant sa caméra – révèle l’ambiguïté de leurs sentiments et donnent une intensité dramaturgique au film.
« Ils m’ont remis leurs trésors » dit-elle, convaincue de la valeur mémorielle de chacun de ces films, mais aussi de leur valeur cinématographique. « Les images de Jean-Luc par exemple, embarqué sur un navire de la marine nationale en charge de l’assistance aux pêcheurs du grand-nord, me font penser aux films de Lars Von Trier. On y voit des scènes de sauvetage. Le danger de la manœuvre y est palpable, angoissant. La solidarité entre militaires et pêcheurs est étonnante et émouvante. » Une autre séquence, Bunuellienne celle-ci, montre un marin qui dépèce une morue avant de se la mettre sur la tête comme un déguisement. Séverine cite encore Jean Genet ou Fassbinder, à l’évocation notamment d’une scène sensuelle et troublante où les marins dansent entre eux.
Un matériau brut de cinéma qui s’ignorait, entassé au fond des valises ou dans les greniers, et que la réalisatrice a voulu sonoriser. Pierre-Albert Vivet s’y est attelé. « Il ne s’agissait pas de reproduire tous les sons, mais de concevoir une matière sonore signifiante » précise la réalisatrice. « Le travail des hommes à bord qui dépècent le poisson, où les rouages de la machinerie des navires, sont des séquences très travaillées. Nous voulions rendre compte de l’intention des filmeurs, qui était de montrer le travail, les gestes et aussi les sensations. D’autres scènes sont sonorisées dans une optique plus poétique, comme celle de ces hommes immobiles, sur le pont d’un Terres-neuva, contemplant un Iceberg. Je voulais que le bruit du vent évoque une présence divine, rende compte de la foi qu’éprouve Hyacinthe, et dont il nous parle dans cette séquence ». À ces images succèdent d’ailleurs les plans d’une pêche miraculeuse, le son devient là organique.
Et puis il y a le hors champ, les femmes. Les films leur sont principalement destinés. « Mais elles étaient extérieures à tout cela. Certaines montraient même du désintérêt à ce que les marins vivaient à bord. Elles attendaient le retour de leurs hommes, comme Pénélope attendait Ulysse. » Cette attente n’est que suggérée dans le film, mais Séverine Vermersch a voulu l’incarner par un chant de Vivaldi, interprété par la cantatrice Charlotte Le Vallégant. Sposa son disprezzata est le chant d’une épouse délaissée, abandonnée à sa solitude et à l’infidélité de son époux. L’infidélité, où la vie des hommes à terre, à l’autre bout du monde, est un autre hors champ du film. Seules quelques images laissent deviner l’émotion de celui qui les captures, déjà nostalgique, comme déjà reparti.
« Le goût de l’ailleurs, de ce qu’il y a au delà de l’horizon, est quelque chose que je partage avec ces hommes, qui me fascinent par ce qu’ils ont vus, et que je ne verrai jamais » confie Séverine. Ce désir de film semble être pour elle étroitement lié à la découverte de cet inconnu, cet homme en devenir, qui va et revient, et va à nouveau. « Et le cinéma peut à mon sens permettre d’embarquer avec lui. »
Ainsi Séverine Vermersch, épaulée de Anne Sarkissian (Iloz Productions) et de Fred Prémel (Tita Productions) – qui les rejoint dans cette aventure – se mobilise désormais sur une version cinéma (80 minutes environ). Une version voulue au départ par la réalisatrice, pour qui le grand écran permet au regard des marins de s’épanouir. Cette version longue a déjà son titre : L’inconnue me dévore.
L’équipe cherche actuellement les financements manquants. « Pour trouver cette somme nécessaire – environ 70 000 euros – nous nous tournons en partie vers le secteur privé. Soutenus par le Breizh Film Fund, nous pouvons solliciter des mécènes, qui en fonction de leur aide bénéficieront d’une réduction fiscale. Je suis confiante, de nombreux acteurs économiques locaux s’intéressent au patrimoine de notre région, et pourraient être désireux de soutenir ce film. » Mais surtout, ils cherchent le distributeur qui fera exister ce documentaire sur grand écran… « Là où l’on lève les yeux pour regarder. »
Yves Mimaut