Sortir un long métrage documentaire en salle relève du parcours du combattant. Cette expérience à la fois difficile et passionnante, deux productrices la vivent : Colette Quesson pour Le dernier continent de Vincent Lapize et Estelle Robin You pour Comme des lions de Françoise Davisse. Elles nous racontent comment elles ont déjoué les embûches semées sur leur chemin.
La distribution, c’est un métier et lorsqu’on décide de sortir soi-même un film qu’on a produit, il faut s’armer de courage, de détermination et de patience. Colette Quesson, productrice au sein de la société rennaise A Perte de Vue, et Estelle Robin You, aux manettes de la structure nantaise Les films du Balibari, ont bien mesuré leur choix et les risques – notamment financiers – encourus. Les deux longs métrages documentaires ont pour point commun de relater une lutte : celle de salariés de PSA Aulnay contre la fermeture de leur usine pour Comme des lions et celle des zadistes s’opposant au projet d’aménagement de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes pour Le dernier continent. Ils s’inscrivent aussi dans une actualité politique que la contestation sociale et le mouvement Nuit Debout ont porté à incandescence.
Dès le visionnement des rushes de tournage, il est apparu à Colette Quesson que le film de Vincent Lapize, financé pour une diffusion télévisuelle de 52 minutes, allait dépasser ce cadre : « La notion de temps était importante dans cette lutte. On a donc décidé de laisser le réalisateur et la monteuse, Marie-Pomme Carteret, raconter cette histoire sans contrainte de durée. Puis un autre monteur, Greg Nieuviarts, a réduit avec brio le long métrage au format télé. »
Le dernier continent © A Perte de Vue et Réel Factory
Estelle Robin You n’a pas eu à se poser ces questions. Il était évident que le film que Françoise Davisse a tourné en immersion pendant trois ans serait un long métrage. La productrice et son associé Point du Jour ont bien essayé de convaincre une chaîne de financer le film : aucune n’en a voulu. « Françoise nous disait que beaucoup de personnes attendaient ce film. J’ai donc proposé de lancer un financement participatif via Touscoprod. Pas seulement pour récupérer de l’argent, mais aussi et surtout pour identifier le public du film et créer une communauté qui nous aiderait au moment de la sortie. »
Colette a initié la même démarche grâce à Ulule, et pour les mêmes raisons. Avec l’agréable surprise « de constater que les contributeurs dépassaient largement le cercle des proches. Nous ne connaissions pas les trois-quarts d’entre eux, ce qui est un bon indice ».
Le financement participatif permet de prendre le pouls, mais ce n’est qu’une étape. Avant de se décider à distribuer elle-même Le dernier continent, Colette Quesson a bien mesuré le pour et le contre. L’idée de faire appel à une petite structure de distribution la tentait mais elle craignait de ne pas être accompagnée dans la durée. Dans la balance, a aussi pesé le fait que la productrice connaissait déjà le milieu de l’exploitation pour avoir travaillé chez Europa Cinemas, et qu’elle ne partait pas de rien. Autre atout : le film a été coproduit avec Réel Factory, société poitevine dirigée par Romain Lardot. Les deux structures ont mis leurs équipes en commun et se sont répartis le travail. Il était aussi incontournable de bien s’entourer en missionnant le programmateur Jean-Jacques Rue et l’attachée de presse Annie Maurette.
« Le programmateur, c’est décisif. Si moi productrice-distributrice, j’appelle un exploitant, mon discours sur le film – même s’il est convaincant – n’aura pas la même valeur que celui du programmateur. Les exploitants sont débordés d’offres de films. Quand on arrive non identifié, qu’on sort un film pour la première fois, il ne faut pas se leurrer, il faut savoir qu’on arrive en bas de liste du cinéma indépendant d’auteur pour les exploitants. »
Le dernier continent : projection au cinéma Jacques Tati à Saint Nazaire
Avec son équipe, Colette a élaboré une stratégie pour la sortie en salles. « C’est une stratégie par défaut car, ayant été financé par le Cosip, le film n’a pas accès aux aides à la distribution. J’ai donc pris le risque d’engager 15 000 euros sur les fonds propres de A Perte de Vue, ce qui a permis de payer les salaires de nos collaborateurs et les frais afférents : affiches, dossiers de presse, DCP, etc. C’est évidemment un très petit budget de distribution », précise-t-elle.
La modestie du budget a conditionné les choix de distribution : « Le distributeur doit payer une taxe, Virtual Print Fee ou VPF (taxe pour la contribution des distributeurs à la numérisation des salles, ndlr) d’environ 500 euros par salle, dès lors que le film est en sortie nationale dans une salle sur les trois premières semaines, ce qui fait monter très vite le budget de sortie. Dans un premier temps, nous avons donc privilégié les avant-premières. Pendant dix jours, le film a tourné, surtout en Bretagne, accompagné par le réalisateur. Ce furent de belles séances. Le long métrage est sorti le 11 novembre 2015, – une date malheureusement proche du 13 novembre, – dans quelques grandes villes : Paris, Rennes, Nantes, Montpellier, Orléans, Bordeaux, Villeneuve d’Ascq. Peu de villes en raison du coût des VPF, mais c’est un moyen d’installer le film sur tout le territoire, de voir comment il est accueilli. Évidemment, pour les exploitants, les premières séances sont un baromètre. »
Peu à peu, Le dernier continent a fait parler de lui et a trouvé son public. « Ce qui a été déterminant, c’est qu’une vingtaine de salles l’ont programmé au delà d’une séance unique. Il est ainsi resté à l’affiche quatre semaines à Paris et à Nantes, deux semaines à Rennes et à Bordeaux. Et à chaque fois qu’il était accompagné par un intervenant, nous avions des séances entre 100 et 200 spectateurs. Nous avons eu aussi la chance de bénéficier après sa sortie de la classification Art et Essai du film par l’AFCAE. Les projections continuent et devraient se poursuivre jusqu’au Mois du Doc 2016. A ce jour, nous avons dépassé les 10000 entrées. Le film a été sélectionné dans Les pépites du documentaire par Mediapart et il est programmé ces jours-ci au Festival International du Film de La Rochelle. Et nous venons d’apprendre qu’il faisait partie de la sélection 2016 du Prix La Croix du documentaire. »
Comme des lions © Les films du Balibari
Le long métrage produit par les Films du Balibari connaît, de son côté, plusieurs bonnes fortunes. Il obtient d’abord le soutien d’un atelier belge de post-production, le Gsara, qui lui offre 14 semaines de montage, grâce au soutien de la société bruxelloise Les productions du Verger. La version montée permet d’aller chercher de nouveaux financements en France et bingo !, « nous décrochons l’Avance sur recettes après réalisation, qui nous donne aussi accès à un dispositif du CNC : l’aide à la distribution film par film. Parallèlement, la Région Ile-de-France nous soutient également. Évidemment, toutes ces subventions et la reconnaissance qui les accompagne nous donnent un coup de fouet », se souvient Estelle Robin You.
Pendant ce temps, la productrice cherche des distributeurs, petits ou moyens, qui « soit ne répondent pas, soit tergiversent ». Très vite, elle a l’idée de faire appel, elle aussi, au programmateur indépendant Jean-Jacques Rue qu’elle connaît déjà. « Point du jour pouvait porter la distribution. On a donc choisi de constituer une équipe, ce qui nous garantissait d’avoir les choses en main. En plus de Jean-Jacques, nous avons embauché l’attaché de presse François Vila et le chargé de ciné-débats et réseaux Raymond Macherel. Ce dernier poste est indispensable selon moi. Raymond a fait en sorte que le film existe sur les réseaux sociaux, dans les manifestations, dans les salles. Son travail est complémentaire de celui de Jean-Jacques qui a activé son réseau de salles et d’exploitants sur la France entière. »
Françoise Davisse et le syndicaliste CGT Jean-Pierre Mercier lors d’une avant-première au Ciné TNB de Rennes.
La stratégie de sortie a fait l’objet de débats au sein de l’équipe. Estelle aurait préféré que le film sorte dans plusieurs cinémas à Paris alors que Jean-Jacques plaidait pour une sortie dans une salle unique L’Espace Saint-Michel, mettant en avant cet avantage : le film pourrait s’installer dans la durée. « Cela s’est avéré exact. ‘’Comme des lions’’ est resté 12 semaines à l’affiche de ce cinéma. »
La sortie nationale, le 23 mars, avait été précédée de nombreuses avant-premières dès le début du mois de janvier. Les séances en présence de la réalisatrice et/ou des protagonistes du film ont fait salle comble. « On nous avait pourtant mis en garde contre la durée du long métrage : 1 h 55 avec un débat, cela découragera les exploitants. Il n’en a rien été. Il nous faut plutôt interrompre les discussions ! »
En dépit de ces avant-premières à succès, « les cinémas ne se sont pas jetés sur le film. Nous sommes sortis dans une dizaine de villes dont Paris, Nantes, Rennes, Strasbourg, Grenoble, Clermont-Ferrand, Marseille. » La montée en puissance de la contestation sociale a donné au film un second souffle et généré de nouvelles projections. « Nuit debout nous demandait le film que nous n’avions pas le droit de montrer dans son intégralité. On a donc proposé les 40 premières minutes. Même chose dans des usines et des facultés en grève. On est entrés dans un mouvement général qui a permis au film de passer un cap et d’atteindre aujourd’hui les 20 000 entrées. »
L’heure des comptes n’a pas encore sonné, les films poursuivant leur carrière, mais les deux productrices se rejoignent sur un constat : la nécessité d’anticiper. « Le plus compliqué, c’est de faire venir le public. Plus on l’identifie à l’avance, mieux on prépare la sortie », insiste Estelle. « Les réseaux sociaux ont joué un rôle important pour faire connaître le film. Les exploitants s’étonnent souvent de voir venir un public qui n’est pas celui des habitués », renchérit Colette.
Si Estelle n’a pas l’intention de rééditer cette expérience qui lui a demandé beaucoup d’énergie et d’investissement, elle ne la regrette pas : « La prochaine fois que je sortirai un film en salle, je comprendrai et apprécierai mieux le travail du distributeur. » Et Colette a bien conscience qu’un distributeur n’aurait probablement pas pu accompagner le film dans la durée. Mais ce que les deux productrices retiennent avant tout, c’est la force des rencontres et des échanges avec le public qui font oublier les sueurs froides et les nuits blanches que procure la sortie d’un film.
Nathalie Marcault
Photo de Une : les salariés de PSA Aulnay envahissent le congrès du PS.
COMME DES LIONS, 1 h 55, 2016
Réalisation/auteur : Françoise Davisse • Caméra : Françoise Davisse • Montage : Geoffroy Cernaix • Consultant : Fabrice Rouaud • Mixage : Maxime Thomas/Roman Dimny • Musique : Mouss et Hakim (Zebda)
Production : Estelle Robin You – Les films du balibari • Coproduction : Les productions du Verger (Production : Jérôme Laffont & Joachim Thôme) et le Gsara (Olivier Burlet)
Distribution : Point du Jour • Programmation : Jean-Jacques Rue • Ciné-débats et Réseaux : Raymond Macherel • Relations Presse : François Vila
LE DERNIER CONTINENT, 1 h 17, 2015
Réalisation : Vincent Lapize • Montage : Marie Pomme Carteret • Musique originale : Pierre-Laurent Bertolino • Montage son et mixage :Frédéric Hamelin • Production : A Perte de Vue et Réel Factory • Gabrielle Gerll, Romain Lardot, Colette Quesson, Rébecca Sénéchal et Inès Lumeau.
En savoir plus : Le rapport de Pierre Kopp, « Le cinéma à l’épreuve des phénomènes de concentration »
« Ce rapport est consacré à l’analyse des principales mutations économiques de l’exploitation en salles des films cinématographiques en France et à ses conséquences sur le reste de la filière. L’angle disciplinaire retenu se situe au carrefour de l’économie industrielle et du droit de la concurrence, qui concourent à analyser les conséquences de la concentration économique d’un secteur d’activité sur les conditions d’exercice économique des acteurs de la filière et sur la quantité et la qualité de la production. »