La série de fiction : 25 promesses à tenir chaque seconde


Au cœur de l’inédit, Films en Bretagne et Clair Obscur se sont associées pour initier un parcours découverte en deux volets et qui battait fort l’air du temps puisqu’il s’agissait – et qu’il s’agira encore, à Travelling, en février 2016 – d’examiner de plus près comment on construit une série. Benjamin Dupas, scénariste de son état, était là pour apprendre à écrire… aux auteurs !

Les Rencontres s’ouvraient à la fiction cette année, c’est entériné. Une ouverture qui ne s’interrompait pas aux lisières des formats cinéma et composait avec un invité de marque dans le paysage audiovisuel contemporain : la série de fiction. Benjamin Dupas inaugurait cette session transmission pour partager son expérience avec une salle remplie de plumes avides d’un savoir qui leur permettrait d’assurer leurs ramages singuliers. Un public hétéroclite constitué de scénaristes et de futurs scénaristes, d’auteurs de fiction, d’animation et de documentaire, mais tout entier concerné par la dramaturgie de la série.

 

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Benjamin Dupas nous est d’emblée présenté comme « l’homme de la situation ». L’homme et le bon, personne n’en doute, mais de quelle situation parle-t-on ? Cet ancien professeur de lettres et homme de théâtre (auteur et metteur en scène) n’a pas tardé à en dessiner la carte, non sans un humour qui sert de cheville à son discours, et fort des dix années passées à écrire des scénarios de séries qui ont ou n’ont pas vu le jour (1) ; et il n’est pas des plus optimiste quand il dépeint cet « univers impitoyable ». Il y a certes un besoin de nouveaux talents pour nourrir les pools dédiés à un genre appelé à se renouveler sans cesse, mais il y a du monde au portillon, finalement peu d’élus et de nombreux défis à relever, y compris vis-à-vis de soi-même. Et quand on décroche le droit de rejoindre le collectif qui planche sur La série qu’on briguait (dans un nouveau monde où l’offre en germe est exponentielle, chacun aime penser série au singulier quand il est concerné), on ne peut pas pour autant être sûr, ni de soi ni de rien : « Le métier de scénariste, c’est un travail de dingue, un peu surhumain, mais très exaltant. Ça consiste en gros à écrire, détruire et reconstruire sans cesse, et pour arriver à quelque chose de bon, c’est vraiment ce qu’on doit faire ! » déclare B. Dupas avant d’ajouter ces mots d’encouragement : « dans la création d’une série, plus vous avancez, plus c’est compliqué d’arriver au bout parce que les enjeux économiques montent. La plupart des projets finissent dans un tiroir et y restent. C’est la règle du jeu, il faut l’accepter. » Une fois le tableau blanc noirci et ces difficultés placées au second degré du second plan, le maître de cérémonie a partagé quelques clés de la construction dramatique appliquée à la série feuilletonnante, à partir d’un sous-genre appelé dramédie (2).

Girls
GIRLS, série tv américaine créée par Lena Dunham en 2012 et produite par Judd Apatow

Qu’on se le dise, une bonne idée ne fait pas une – bonne – série. B. Dupas le rappelle à sa manière : « L’idée, un jour on l’a. Ensuite, il faut beaucoup l’affiner. Le problème de tous les jours devant son écran ce n’est pas l’idée, c’est tout ce qu’elle implique et qui ne cesse de bouger à l’intérieur d’une série. » Il parle là de tous ces petits tremblements qui formeront à leur tour des répliques, des problèmes engendrés par des problèmes… en séries. Un moyen de les éradiquer, c’est « la création d’un langage et d’une boîte à outils, car ces problèmes sont récurrents : une intrigue qui ne fonctionne pas, un personnage qui ne porte pas, une tension dramatique pas assez forte etc. ». Autant d’écueils qui tiennent le plus souvent à une seule chose : « Ce sont les intentions qui ne passent pas » ajoute-t-il. Ce qui nous ramène au thème de ce nouveau rendez-vous : la transmission, l’épine dans le cœur du scénariste tout le temps de l’écriture. Et Benjamin Dupas de le confirmer : « La déperdition entre l’intention et la transmission est de l’ordre de 99% au départ. Tout le travail du scénariste est d’utiliser les bons artifices pour donner une forme convaincante à cette idée, et la partager. »

Les temps de la création et quelques fondamentaux

Et notre showrunner d’enchaîner sur une liste succincte des étapes et des marqueurs indispensables sur la voie de ce qui n’est encore qu’un mirage : une série, une vraie.
Tout d’abord, il isole trois temps et une direction, celle de la promesse qu’il faudra tenir. Le scénariste commence par transformer une idée en un concept qui devra révéler en quelques paragraphes une promesse forte. Idée et concept, c’est ce qui fonde la nécessité de la série et que les Américains nomment « I have to get this story out of my system » (n’oublions pas qu’ils sont les maîtres en la matière, ce qui autorise quelques anglicismes de circonstance) : ça parle « d’instinct de scénariste » et « d’un vrai désir de raconter une histoire, de la faire sortir de soi », traduit-il. Ensuite, donner c’est donner… il faut donc s’arranger pour tenir sa promesse. Et pour ça, ouf ! il y a des règles à suivre, quelque chose, donc, à quoi s’accrocher.

  1. Il faut d’abord une arène. C’est le premier ingrédient d’une bonne série selon B. Dupas : trouver un lieu dans lequel on se débat, en public. Elle doit être « attractive, moderne, transgressive et même un peu fantasmatique », précise-t-il.
  2. « Pourquoi un personnage va être le bon personnage pour cette histoire qu’on veut raconter ? » interroge-t-il ensuite. Car il faut faire entrer dans l’arène un personnage moteur (3) auquel B. Dupas prête « une vision du monde et une psyché en miroir du ton et de l’esprit de la série, ainsi qu’un rapport à la vie tordu » ; les personnages parfaits ou trop gentils n’intéressant la série que comme adjuvants. Il enchaîne : « la force des personnages centraux dans la série feuilletonnante, c’est leur vulnérabilité structurelle associée à un aggravateur conjoncturel (guerre, dépression). C’est ce qui permet l’identification. On commence donc par définir les failles du personnage, par décider de ce qu’il ne sait pas faire, avant d’aller voir du côté de ce qu’il sait mieux faire que les autres et qui servira d’outil au scénariste pour résoudre des scènes. Il faut également que ce personnage puisse évoluer et la série  progresser avec lui : c’est par une mise en mouvement que ça passe. »
  3. Pour faire que ce personnage bouge et que la série avance, c’est un « drive » qu’il vous faut (aucun équivalent en français) : c’est à la fois un but et le moteur qui pousse le personnage de l’intérieur, l’oblige à avancer pour l’atteindre. C’est tendre vers une suite… « Les personnages ont un problème simple à comprendre et difficile à résoudre », dit Frédéric Krivine, cité par B. Dupas. Le drive du personnage doit être simple et clair dès le départ, c’est « l’implication émotionnelle croissante du protagoniste » qui complexifie les choses et ajourne leur résolution.
  4. Une promesse forte exige enfin un thème qui ne soit pas moins fort, « clairement défini et assumé, une problématique existentielle que la série va creuser sans relâche, comme par exemple la question du genre dans Transparent, que chaque personnage se pose d’une façon qui lui est propre », conclut – très provisoirement – B. Dupas
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Le diable est dans les détails

Une fois ces quatre premiers points en boîte, on peut commencer à se poser la question du ton. B. Dupas sait de quoi il parle : « Le scénariste n’est pas le signataire final de l’œuvre, il est 50% artisan et 50% artiste. Promettre un traitement, un ton, c’est vendre du vent ! Le commanditaire de la série paye pour voir : il faut bien plus qu’une bible pour le convaincre, il faut des scènes ». Ce sont elles qui donneront le ton de la série.
Là, on peut dire qu’on entre dans le dur du métier de scénariste de série. Contrairement aux idées reçues, l’écriture de la série ne doit pas procéder d’un découpage en tranches  : à chaque épisode une idée. « Ce n’est pas difficile d’imaginer une grande histoire, ça l’est d’identifier et d’écrire les dizaines de scènes payantes qui vont la raconter ! Il faut que chacune coïncide avec l’unité « épisode », et avec le grand schéma de la série entière, » ajoute-t-il.
Dans la construction d’une scène, il faut ferrer l’attention et créer de la tension (dramatique), mettre en place tout un tas de dispositifs pour jouer avec l’attente du spectateur et le surprendre : « Les gens ont une curiosité et une disponibilité extrêmement faibles. Le spectateur se fout de votre histoire et il n’attend pas que ça devienne bien. Il faut forcer l’écoute (troubler, frustrer, inquiéter) et oublier les temps d’exposition et les enchaînements de scènes « obligatoires » qui délaient cette tension, et conséquemment l’attention. »

Une des ficelles à tirer pour y parvenir, c’est la mise en place au sein de chaque scène d’un conflit – dans sa définition la plus ouverte – mettant en présence deux forces antagonistes (4). Après plusieurs degrés gravis dont la surprise et les revirements, le conflit pourra aboutir à une révélation : autant d’éléments qui distilleront une tension chez le spectateur et capteront son attention en la justifiant. Entre le début et la fin de la scène, il aura fallu obtenir un renversement des polarités.

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LOST : Les Disparus, série tv américaine créée en 2004 par J.J Abrams et Damon Lindelof

Une des ficelles à ne surtout pas tirer, en revanche, est celle d’un jeu de questions-réponses systématique, à moins de chercher à saboter la scène, la série, son emploi. B. Dupas prend l’exemple de la série Lost avec son art consommé de la rétention d’information (on n’y donne aucune réponse), pour ensuite citer une nouvelle fois Frédéric Krivine : « dans un scénario, chaque fois qu’un personnage répond à une question qu’on lui pose, on est en risque de s’ennuyer. » Et c’est vrai, car dans la vie ça ne se passe jamais comme ça, qu’en réalité on s’écoute peu et on s’interrompt souvent. Le spectateur le sait, ça. Le scénariste jouera sur les temps du dialogue : il préfèrera toujours différer les réponses aux questions posées. Et travailler un matériau en or : les dialogues paradoxaux (5).

Quant à la relation du scénario au spectateur, voilà ce qu’en dit B. Dupas : « un bon scénariste doit garder son curseur accroché au présent du spectateur : il doit se demander ce qu’il sait à chaque minute écrite, ce qu’il ressent, à quel moment, et donc quelle émotion il va pouvoir exploiter. »
Ce même bon scénariste doit idéalement entrer dans chaque scène avec un objectif clair et une atmosphère que B. Dupas a surnommée « l’air est épais » : il faut immédiatement savoir ce que le spectateur est à même d’espérer et ce qu’il redoute pour construire la scène, tout en gardant le cap d’une incertitude à peu près totale sur ce qui va se passer. Il faut que sur chaque scène plane une anxiété diffuse, un élément incontrôlable, un voile lié au personnage principal et à son instabilité. « Si une scène est plate, c’est qu’on espère peu et qu’on ne redoute rien, ou presque », conclut B. Dupas.

Avoir sous le coude deux ou trois scènes matrices, celles qu’on a données à lire, qui ont fait l’unanimité parce qu’elles tiennent la promesse que nous évoquions tout à l’heure, voilà qui rend bien service au pauvre scénariste quand il est complètement lost (pardon, perdu), comme ça ne manque jamais d’arriver. Et ces scènes lui servent à se rattraper aux fondamentaux de la série, et en premier lieu, aux émotions du personnage.

Breaking bad
Breaking Bad, série tv américaine créée en 2008 par Vince Gillligan

« Toute série, c’est un cauchemar qui fait plaisir ». B. Dupas

Le personnage, lui, vit la situation qu’il ne voulait pas vivre tout en aimant la vivre – il doit aimer être dans sa série –, l’arène est le lieu de son pire cauchemar et il ne peut pas en sortir ; il est ce que les Américains appellent le « fish out of the water » : autrement dit, « il vit la pire des angoisses, celle de la mort, et ça, c’est la couleur de toutes les bonnes séries au départ » dit B.Dupas. Le drama de dramédie en quelque sorte. Au fil du temps et de la progression dramatique, le personnage doit se trouver de plus en plus à son aise dans ce cauchemar (le gentil héros peut choisir de devenir méchant et s’y tenir : Breaking Bad), tandis que cet état de crise doit procurer dès le début un immense plaisir au spectateur. Tordu, on vous avait prévenus  !

Deux heures et demie – soit 5 fois 30 minutes – pour apprendre à écrire – des séries – c’est certes un peu court. Mais il semble tout de même que chacun soit reparti avec quelques nouveaux ingrédients à mitonner dans sa cuisine  : de quoi rendre accroc toute la famille ! Rendez-vous pour la série en février prochain à Rennes, et à Saint-Quay-Portrieux dans un an,  pour une nouvelle édition des Rencontres de Films en Bretagne !

Gaell B. Lerays

(1) Après avoir planché trois ans sur la première saison d’une série dramédie intitulée J-C 1er (avec Jean-Claude Van Damme dans le rôle titre) pour Canal +, la mise en production a été interrompue en septembre dernier, juste avant le tournage.

(2) La dramédie : mot-valise définissant un sous-genre de la série, mêlant le drame à une base de comédie, en 26 ou 30 minutes. L’histoire se poursuit d’un épisode à l’autre, le principe même du feuilleton.

(3)  Il peut être pluriel.

(4)  B. Dupas l’explique ainsi : « Deux personnages au moins. Un des deux veut quelque chose. Et l’autre ne réagit pas de la façon souhaitée ou prévue. Donc une force active, qui pousse, et une autre qui résiste ou qui repousse. »

(5) Les dialogues paradoxaux consistent à faire parler les personnages de sujets en complet décalage avec la situation (de préférence forte en tensions) qu’ils sont en train de vivre. « Ils créent immédiatement une vraie valeur ajoutée », B. Dupas.

Portrait de Benjamin Dupas en Une © YLM PICTURES