Habiba Djahnine, algérienne, poète et documentariste


Celle qui a choisi Timimoun, oasis saharienne, pour port d’attache, vient de passer deux mois en résidence d’écriture à Douarnenez, avec l’association Rhizomes. L’occasion était belle d’arpenter avec elle le paysage audiovisuel algérien.

– Comment naît votre désir de cinéma ?

– Habiba Djahnine : en 1995, ma soeur Nabila, militante féministe, a été assassinée à Tizi-Ouzou. Quelques jours après, j’ai dû m’exiler en France avec une partie de ma famille. Des questions sans réponse me taraudaient, l’écriture ne me suffisait plus et j’ai très vite décidé de me former au cinéma. Je suis passée par des cours avec Jean Rouch, la Sorbonne, des sessions de formation à Lussas.

– Ce fut long ?

– H.D. : j’ai mis onze ans à accoucher de Lettre à ma soeur et la réalisation s’est étalée sur cinq ans. En 2006, le film sort enfin. C’est un réquisitoire tranquille contre toutes formes d’intégrisme, une lettre non-violente pour apprendre à reconstruire, un hommage aux femmes aussi. Pour moi, une façon de faire reculer la peur et de reprendre pied dans la société algérienne. Parallèlement, j’ai commencé à m’interroger sur les images algériennes. Tout allait de concert, comme une tranquille évidence.

– Pourquoi avoir, en 2003, créé les Rencontres de Bejaïa ?

– H.D. : les dix années noires avaient totalement détourné les Algériens des salles de cinéma. Les intégristes de tous bords avaient littéralement confisqué la parole, et aucun débat ne pouvait plus avoir lieu. Les Rencontres de Bejaïa furent un moyen de réfléchir ensemble aux images que l’Occident véhiculait sur nous, et à celles que nous voulions faire de nous-mêmes. Ce fut aussi une bouffée d’air frais, nous invitions quantité de réalisateurs ou professionnels de l’audiovisuel de partout à venir réfléchir avec nous. Les Bretons ont été particulièrement actifs au coeur de ce dispositif, avec la participation de la Cinémathèque de Bretagne, du Festival de Douarnenez, de Travelling Rennes. Claude Arnal a pansé les blessures du projecteur de Béjaïa. Gilbert Le Traon, le directeur de la Cinémathèque de Bretagne, y a filmé Pierre Clément, opérateur de René Vautier, disparu peu de temps après.

– Les conditions étaient-elles difficiles ?

– H.D. : à l’époque, l’Etat ne souhaitait pas subventionner ce genre de manifestation. Et pas davantage aujourd’hui. Nos initiatives n’existent que grâce aux appuis internationaux. Aujourd’hui encore, le ministère de la Culture multiplie les événements paillettes, comme des journées du cinéma jordanien, une semaine du cinéma arabe, mais ne prend pas en compte la globalité de la filière audiovisuelle. Prenons la diffusion : seules vingt salles équipées subsistent dans tout le pays, partout ailleurs il faut improviser. Nous nous déplaçons avec notre matériel de vidéo-projection. Quant aux cinémathèques algériennes, qui connurent leur heure de gloire dans les années 70, elles n’en sont que le pâle reflet, et ont été vidées de leur substance. Beaucoup d’initiatives privées de distribution des films ont échoué. Or, nous avons un besoin d’images criant, et nous ne pouvons nous contenter de miettes…

– Les Rencontres ont ceci de singulier qu’elles conjuguent formation et visionnements, réflexions sur la diffusion, et projets d’éducation à l’image.

– H.D. : oui, il est plus que temps que nous documentions nous-mêmes notre passé, notre présent, notre avenir. Les filières cinémas, hormis des sections de techniciens ou quelques écoles privées n’existant pas en Algérie, il faut structurer autrement : expérimenter, produire, remettre en cause. Depuis 2007, Béjaïa Docs a vu passer plus d’une cinquantaine de stagiaires. Chaque promotion ne concerne que huit garçons ou filles, de moins de trente ans. Je ne leur demande qu’une seule chose : avoir un projet de documentaire sur un aspect de leur réalité, sur leur territoire. Pour les sélectionner, je fais le tour de l’Algérie, grandes villes comme petits villages… Au final, je suis les jeunes pendant un an, mais reste en contact par la suite. Ils passent beaucoup de temps sur l’écriture, puis se forment sur toutes les autres étapes de réalisation. Je fais aussi attention à rassembler des formateurs qui n’ont pas le même regard que moi. Je suis définitivement pour une pluralité de points de vues.

– Peut-on voir les films ?

– H.D. : oui, nous les avons sous-titrés et avons édité un coffret de DVD. C’est un début de collection, une façon de documenter notre Algérie. Les films commencent à tourner dans les festivals, une jeune femme a été formée pour suivre leur diffusion. Les anciens stagiaires ont créé un réseau pour assurer une veille autour des offres d’emplois dans l’audiovisuel. Ils travaillent aussi sur des films de commandes. Et animent des ciné-clubs, rouage indispensable de ce dispositif.

– Tout cela n’est-il pas trop prenant? Vous continuez à faire vos films ?

– H.D. : cette dernière année m’a laissée épuisée. Il faut être sur les routes tout le temps, les pressions institutionnelles sont éprouvantes. Je vais m’accorder une pause, pour mieux envisager les issues pour ces formations. J’ai aussi un film en gestation, sur les femmes de Hassi Messaoud, une cité pétrolière au coeur du désert, où nombre de femmes seules se sont établies pour travailler. Un sujet difficile. Et puis, je suis venue dans votre beau pays pluvieux pour écrire.. de la poésie peut-être? Tout ici m’y incite !

Propos recueillis par Caroline Troin
Photo de Une : Habiba Djahnine dans le désert de Timimoun
Après Outre-mort, son premier recueil de poèmes, Habiba Djahnine va publier son deuxième recueil de poésies chez Bruno Doucey, début 2015.

Lien(s) en relation avec ce sujet : J’ai habité l’absence deux fois de Drifa Mezeneer, un film de la promotion 2011 de Bejaïa Docs