Distributeurs : les fantassins du cinéma


Salle ouverture

Pour leur 15e édition, les Rencontres de Films en Bretagne ont continué d’ouvrir des fenêtres sur les pratiques professionnelles à l’œuvre en élargissant le spectre à la fiction. Les premiers films sont des œuvres fragiles, notamment en ce qui concerne leur distribution, et s’il n’est pas de recettes miracles, des stratégies existent pour faciliter leur exposition. En l’occurrence, qu’il s’agisse de documentaire ou de fiction, les distributeurs s’engagent dans un même combat et doivent rebattre les cartes à chaque fois.

La dernière journée de ces Rencontres était placée sous le signe de l’exposition des films, et en particulier d’œuvres dites fragiles : parce qu’elles sont celles d’auteurs encore inconnus, parce que leur sujet, leur format, leur parcours de production obligent à prendre des chemins de traverse pour les conduire jusqu’à leur public. C’est le travail des distributeurs que de leur permettre d’atteindre un objectif qui peut parfois faire figure de Saint Graal : être diffusés, autrement dit être vus.

 

Table ronde distribution
Malik Menaï, Thomas Micoulet, Aleksandra Cheuvreux, Adeline Le Dantec, Pierre-François Bernet et Émilie Parey. © YLM PICTURES

Deux distributeurs indépendants étaient présents pour partager leur expérience en matière d’accompagnement de premiers films : Aleksandra Cheuvreux de Doc(k)s 66 pour le documentaire d’Anna Roussillon, Je suis le peuple, et Pierre-François Bernet de Chrysalis Films pour La Belle Vie, le premier long-métrage de Jean Denizot ; deux études de cas pour deux films projetés en séances publiques pendant les Rencontres. Qu’il s’agisse de leur sortie commerciale ou de l’après qui lui succède souvent très vite, la vie des films dépend des stratégies qu’ils ont pu mettre en œuvre et des partenariats qu’ils ont su développer et qu’ils doivent toujours réinventer (1).

Le cas documentaire avec Je suis le peuple : miser sur la salle de cinéma

Au moment où les producteurs du films rencontrent Doc(k)s66 en mai 2015 à Cannes  – où le film est projeté en ouverture de la Quinzaine ACID –, il a déjà une longue carrière derrière lui : 68 sélections en festivals et une quinzaine de prix aujourd’hui. Car avant l’engagement d’un distributeur, les producteurs eux-mêmes doivent mettre en place des stratégies pour accéder à la diffusion du film dans les festivals qui conviennent à sa nature et à la carrière qu’on veut pour lui (pour Je suis le peuple, c’est la salle de cinéma qui est visée dès le départ. Le film a d’ailleurs été financé sans télévision).

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Des stratégies qui se sont avérées payantes et ont offert une première zone de visibilité au film auprès des professionnels susceptibles de le défendre, de le vendre ou de le programmer.

Aleksandra Cheuvreux se souvient : « les producteurs nous avaient envoyé Je suis le peuple début 2015 ; nous avons eu un coup de cœur pour ce film qui s’inscrivait parfaitement dans notre ligne éditoriale. C’était une période chargée pour notre jeune structure et nous n’avons pas pu suivre à l’époque. Mais quand nous l’avons revu sur grand écran à Cannes puis à Lussas, nous avons saisi notre chance : les plus gros distributeurs indépendants n’y étaient pas allés et le soutien de l’ACID et du GNCR (associé au Grand Prix obtenu à Belfort) sont des leviers très importants. Les producteurs du film étant très exigeants, la réflexion sur les stratégies à mettre en œuvre a commencé aussitôt, très en amont de la sortie, prévue mi-janvier 2016. »

Si les stratégies mises en place par un distributeur varient pour chaque œuvre, elles s’orientent néanmoins en fonction de trois pôles – programmation, partenariat et évènementiel – et en deux temps – celui de la sortie nationale et celui des séances uniques ou « one shot ».
Dans un premier temps, Doc(k)s 66 a décidé de miser sur un plus grand nombre de copies (15 pour 5 habituellement), ce qui signifie une charge augmentée en vpf (frais de copies virtuelles) et en outils marketing et de promotion pour inciter les exploitants de 15 salles Paris/Régions à prendre le film en demie et en pleine programmation. À ce moment-là, il s’agit de travailler le film sur sa matière cinématographique, sans penser débats thématiques, mais en soignant l’affichage, en ciblant les partenariats, et, déjà, le tissu associatif de concert avec les exploitants. Se pose aussi la question de la date de sortie, choisie deux semaines avant le 27 janvier afin de pouvoir relancer l’intérêt en bénéficiant de l’effet anniversaire des événements de la Place Tahrir en 3e semaine d’exploitation, la plus critique. Il est d’autres effets possibles et dont Aleksandra Cheuvreux admet qu’ils recèlent une part d’inconnu : la résonance du titre avec Je suis Charlie et les évènements dont ce sera le triste premier anniversaire.

En ce qui concerne le pôle évènementiel, la distributrice constate qu’au vu de la fragilisation économique des salles Art et Essai et du nombre croissant de films documentaires qui sortent en salles, « penser évènementiel est devenu un automatisme. C’est grâce à ça que le film aura une chance d’être exposé sur du long terme (un an environ, avec une nouvelle impulsion au moment du Mois du Film Documentaire). » Quand le temps est venu des séances uniques, le film ne pourra pas vivre sans. Pour compenser un budget trop serré, il faut trouver d’autres bases de négociation avec les exploitants : le parcours du film en est une puisqu’il a cet avantage d’avoir été en compétition avec de grands films de fiction – une manière de décloisonner – et d’avoir obtenu plusieurs prix du public. Il faut savoir faire feu de tout bois. Il faut aussi sonder la matière même du film pour y trouver échos et relais de visibilité qui génèreront des programmations (associations, milieu universitaire, réseaux) et l’organisation de débats.

 


La Belle Vie : miser sur les régions

Pierre-François Bernet commence fort : « Produire le film d’un jeune réalisateur, c’est un pari sur l’avenir, sur son potentiel et sa fidélité. Réussir à le placer, c’est un combat. » Parce qu’ils ont déjà travaillé avec Mathieu Bompoint (2), le producteur de La Belle Vie, Chrysalis Films a connaissance du projet dès le scénario, mais ne s’engage à le distribuer qu’une fois le film terminé. L’enthousiasme du distributeur est essentiel mais ne suffira pas à convaincre les exploitants, il faut là aussi rechercher la stratégie la plus adaptée au film.
Comme pour le documentaire, la vie d’une fiction commence bien avant les salles, en festivals, et La Belle Vie a notamment reçu un prix dans un festival écolo auquel les exploitants seront sensibles. Ce qui a charmé le jury, c’est aussi ce que le distributeur va choisir de mettre en avant très tôt : la fraîcheur du film à laquelle fait écho celle d’un jeune casting brillant (prêt à parcourir la France de présentations en avant-premières : c’est un plus), une grande palette d’émotions, un road movie français. Autant d’atouts que l’on retrouvera dans la bande-annonce du film et qui parleront « aux régions ».

Le premier défi en matière de distribution, c’est que les exploitants voient le film. Selon Pierre-François Bernet, « le système est assez sain : les exploitants qui défendent un cinéma diversifié voient les films, connaissent leur public et font de bons choix. Dans le cas des multiplexes un peu indépendants, c’est plus compliqué : ils obéissent à de tout autres logiques. » Si le travail de sensibilisation des exploitants fonctionne, il ne suffit pas : Chrysalis investit en publicité, visuels imprimés ou destinés à la communication virale, achats d’espace et partenariats forts tels la RCF (3), très écoutée dans toute la France, et Télérama (ils obtiennent le label), le prescripteur qu’on sait dans le secteur du cinéma indépendant. Les négociations s’opèrent la plupart du temps en flux tendu. Si une couverture presse est indispensable, ce n’est pas assez pour toucher le grand public. L’attaché(e) de presse reste néanmoins un poste incompressible, en charge des relations médias et des projections presse (qui impactent le budget mais ont de faibles retombées sur le nombre d’entrées). Pour La Belle Vie, Pierre-François Bernet estime qu’ils ont fait les bons choix ; les chiffres le prouvent : le film sort en avril 2014 et passe de 26 copies en semaine 1 à 48 en semaine 5 !

ÉCLA et CICLIC ne sont sans doute pas étrangers à ce succès : le film a un potentiel régional fort puisque c’est la France des régions qu’il montre. Et le travail d’accompagnement et de soutien à la diffusion des régions a été déterminant. Émilie Parey a présenté le dispositif mis en place : « la région centre accompagne à la diffusion l’ensemble des longs métrages soutenus, à l’écriture et à la production. Quand un de ces films va sortir, nous nous rapprochons des distributeurs et des réseaux de salles de la région. Nous mettons en place des outils avec le distributeur : des documents papiers que l’on veut percutants, l’organisation de séances de prévisionnement longtemps avant la sortie nationale, puis des avant-premières en présence du réalisateur pour créer de l’animation : quand le film est incarné, on l’oublie moins vite !  »

 


Encore une fois, il semble que sans évènementiel un premier film puisse difficilement se démarquer, et donc exister. C’est en tout cas ce qui décide souvent les petites salles à le préférer à des valeurs « plus sûres ». Les métiers du cinéma étant tous concernés par la révolution numérique, les distributeurs paient leur contribution à l’innovation (4) et s’adaptent aux nouvelles lois de la communication dite virale, via les réseaux sociaux. Il faut se faire remarquer dans un océan d’informations et un nombre exponentiel de sorties chaque semaine, ce qui selon P-F. Bernet signifie « bien cibler les communautés à atteindre, humaniser la communication, faire montre d’une personnalité très forte et d’originalité. »

Ces témoignages de distributeurs, reçus sous la forme d’études de cas, montrent que la distribution est un domaine réservé aux personnes qui ont à cœur de relever des défis et les qualités des plus fins stratèges. De nombreuses campagnes s’engagent chaque semaine sur un trop vaste champ de bataille où les nouveaux venus risquent plus que les autres d’être vite étouffés. C’est, pour reprendre les mots d’Émilie Parey, en « imaginant ce qui n’existe pas dans la promotion d’un film », que les distributeurs (et parfois ceux qui les soutiennent en régions) parviennent à faire d’un coup de cœur un succès à partager entre ceux qui le font et ceux qui le verront.

Gaell B. Lerays

A suivre : « Soutien au documentaire de création : les professionnels dialoguent avec le CNC »

 

(1) Étaient également présents pour cette table ronde, pour Je suis le peuple : Thomas Micoulet de Hautlesmains Productions et Malik Menaï de Narratio Films, producteurs ; et pour La Belle Vie : Émilie Parey, responsable du pôle diffusion de Ciclic, Région Centre. Animation, Adeline Le Dantec, productrice Les 48èmes rugissants.

(2) Mezzanine Films. Chrysalis Films a distribué le film de Brigitte Sy, Les Mains libres (2010).

(3) Radio Catholique Française.

(4)  Avec les VPF (Virtual Print Free ou frais de copies virtuelles), les distributeurs contribuent au remboursement du prêt que le CNC a fait aux salles pour leur passage au numérique.

 

Quel argent débloquer ?
Côté budget, une partie des fonds investis provient de la société de distribution, une autre partie des aides publiques et privées qu’elle peut solliciter.
Pour les aides publiques, il s’agit d’une part de l’aide sélective à la distribution du CNC obtenue sans condition d’agrément et qui peut s’élever jusqu’à 50% du budget total (elle s’adresse uniquement à des distributeurs installés) ; d’autre part de l’aide automatique du CNC, le compte approvisionné ne pouvant être débloqué que pour un film agréé. À noter qu’une demande d’agrément de distribution est possible a posteriori de la sortie d’un film, lequel permet de générer des crédits pour un prochain film.
Certaines aides privées existent qui servent de relais pour compléter le budget de distribution. Canal + demeure en l’occurrence le premier guichet, mais les conditions d’accès ne permettent pas toujours de l’inscrire dans un prévisionnel (il faut par exemple prévoir au minimum 45 000 euros de frais d’exhibition).
Les sociétés de distributions utilisent parfois le crowdfunding ou le fundraising pour compléter leur plan de financement.