Pour tourner ses propres films, le réalisateur nantais Xavier Liébard s’inspire le plus souvent de son environnement. Il a inscrit les histoires de ses derniers documentaires dans l’estuaire de la Loire ou dans les Monts d’Arrée. Mais lorsqu’il travaille comme premier assistant sur ‘’We come as friends’’, le dernier opus du réalisateur autrichien Hubert Sauper, ou qu’il forme de jeunes cinéastes dans les pays du Maghreb, il s’aventure sur des territoires dévastés par des guerres, secoués par des révolutions, parfois porteurs d’espoir et de renouveau. Il nous raconte ces expériences fortes et souvent risquées, ces rencontres inoubliables qui sont le sel de son métier de documentariste.
Xavier Liébard et Hubert Sauper se connaissent de longue date. « Nous nous sommes rencontrés en 1998 dans un festival à Saint-Pétersbourg. J’y présentais Trompe l’œil mon film de fin d’études à la Fémis et lui, Kisangani diary, un documentaire d’une grande puissance sur le massacre des Hutus réfugiés dans les forêts du Zaïre. Au moment de nous séparer, nous nous sommes rendu compte que nous étions voisins. Je pensais qu’il habitait en Autriche, son pays d’origine. En fait, il vivait dans le 18ème arrondissement à Paris. Depuis, nous avons construit une solide amitié. C’est précisément la raison pour laquelle je ne pensais pas travailler un jour avec lui. Ce n’est pas simple de mélanger travail et amitié. Surtout si cet ami réalise des films d’aventure dans des situations difficiles. »
Le réalisateur nantais a assisté de loin à la fabrication du long métrage nominé aux Oscars, Le cauchemar de Darwin. « L’engagement total » dont Sauper a fait preuve dans ce film « confirmait son approche de cinéaste-aventurier ». Aussi, quand il propose à Xavier de l’embarquer dans son nouveau documentaire, d’abord présenté comme un projet en ULM, ce dernier demande à en savoir davantage. Mais il n’apprendra la véritable destination et l’histoire du film que plus tard. La méthode du réalisateur autrichien consiste à construire son projet, pas à pas, en suivant ses intuitions. « Hubert agit et parle peu ». C’est en Loire-Atlantique, à Frossay à proximité de la maison de sa mère, que Xavier assiste à la construction d’un prototype d’ULM. Entouré de spécialistes en construction aéronautique, Hubert Sauper va fabriquer, pièce après pièce, la machine volante qui sera au centre du dispositif de son film. « Il devait en passer par là pour connaître parfaitement l’appareil qui allait nous emmener jusqu’au Soudan. »
Une aventure à la Saint-Exupéry
Mais avant de se poser au Soudan, à Kodok (ex-Fachoda), dans le plus grand pays d’Afrique, alors en pleine partition, sur une ligne frontalière gorgée de pétrole et convoitée par les Américains et les Chinois, l’équipe du film, composée d’à peine dix personnes, va s’aguerrir tout au long d’un voyage qui commencera par le survol des Alpes. Xavier qui, pendant le tournage, a cumulé les rôles de premier assistant, de pilote et de cadreur avait posé les limites de sa participation : « Je m’étais promis de ne jamais projeter mes peurs sur le film, de ne jamais être un frein. Et j’avais demandé à Hubert de me laisser la liberté de partir si je n’arrivais plus à assumer le danger. Je ne voulais pas non plus que notre collaboration menace notre amitié à laquelle je tiens par dessus tout. »
Le périple commence en décembre 2009. Sauper veut tester son ULM et son équipe dans des conditions hivernales. Il s’impose la traversée des Alpes, seul à bord de cette « cabine téléphonique dans laquelle il fait moins 20 degrés », commente Xavier qui assure d’abord la logistique au sol avant de rejoindre le réalisateur dans le petit appareil en Italie et sous la neige. « J’avais pris des cours d’ULM sans jamais passer mon brevet de pilote pour des raisons financières. Je me sentais bien dans cette machine qui pouvait atterrir partout très facilement. J’avais l’impression de revivre la grande période de l’Aéropostale, une aventure à la Saint-Exupéry. L’ULM était équipé d’une technologie sophistiquée, nous avions embarqué un transpondeur, une radio, mais il restait fragile. J’ai vite compris l’extrême liberté de mouvement qu’il nous permettrait, une fois arrivés en Afrique où nous avons pu aménager des pistes improbables en plein désert. »
L’équipe se rode au fil des étapes. « Nous filmons tout le temps, nous documentons notre voyage. » Et les péripéties s’accumulent. A l’approche de Rome, l’appareil casse une roue. L’assistant-réalisateur dispose de 48 heures maximum pour en trouver une. « Je visite 20 garages dans la journée et je finis par trouver mon bonheur : une roue de brouette qui fait parfaitement l’affaire. J’adore ce genre de défi qui demande à être très réactif. » Puis, l’ULM qui a 5 heures d’autonomie de vol s’engage dans la traversée de la Méditerranée (de Palerme à Monastir) qui dure 4 heures et demie. Le moindre incident serait fatal. Sauper part seul après avoir délesté l’appareil pour l’alléger au maximum. Chargé du matériel, Xavier doit rejoindre l’équipe en Tunisie où le dictateur Ben Ali règne encore en maître.
« A l’aéroport, je suis fouillé de fond en comble. Je me retrouve encerclé par 15 douaniers qui me prennent pour un terroriste. J’avais avec moi des téléphones satellitaires, des fusées de détresse, des cartes aéronautiques, la caméra et les rushes du film qui n’avaient pas encore été sauvegardés. J’appelle Hubert qui me dit de me débrouiller mais surtout de ne pas parler du film. Je fais mettre les affaires sous scellés pour qu’on ne nous les confisque pas et j’invente un bobard. Je raconte que j’ai un ami à Djerba qui fait de l’ULM et à qui j’apporte ce matériel. Ils ne parviennent pas à vérifier et, après des heures de négociation, ils me laissent partir. Mais je rate mon avion et repasse devant la douane qui ne vérifie pas mes papiers. Du coup, je reviens en Tunisie en passager clandestin. Je prends un bus pour Monastir. Je me remets de mes émotions pendant le trajet en discutant avec ma voisine dont je finis par apprendre qu’elle travaille dans la police ! »
‘’Si tu as le courage d’y aller, je viens avec toi’’
C’est en Tunisie où l’équipe filme sans autorisation pendant une quinzaine de jours, dont une partie dans le désert sur les lieux de tournage de Star Wars, que Xavier comprend au cours de discussions avec Sauper que le thème du film porte sur les empreintes de la colonisation et que le but du voyage qui passera aussi par l’Egypte de Moubarak et la Libye de Kadhafi se situe encore plus bas sur le continent africain. « Nous étions partis depuis 6 mois et le film n’avait pas encore véritablement commencé. Cette traversée des pays arabes était une façon de tester l’équipe et le dispositif. Cela s’est avéré violent de se confronter à ces dictatures. Mais Hubert a eu besoin de trouver son film, et il savait dès le départ que ce serait long et difficile. Le projet avait déjà obtenu des financements d’Arte, de Canal + et d’un important distributeur, Le Pacte, donc il disposait de moyens. Il s’agit aussi d’une démarche de cinéaste très singulière. Hubert est quelqu’un de très intuitif qui a une approche plus pragmatique que conceptuelle, et qui parvient avec sa méthode à démonter des mécanismes très complexes, comme ceux de la colonisation. »
Au printemps 2010, Sauper s’apprête à survoler le Soudan. Le pays est en voie d’éclatement entre le Nord et le Sud. Des élections présidentielles se profilent, les tensions sont portées à incandescence. Xavier hésite. Aucun membre de l’équipe n’a envie de risquer sa peau ; les enlèvements sont fréquents. Sauper sonde son premier assistant qui lui répond : « Si tu as le courage d’y aller, je viens avec toi ». Commence alors un minutieux travail de préparation du vol jusqu’à Kodok, l’ancien Fachoda. Les ONG, les camps de l’ONU, les autorités locales sont contactés, mais l’équipe ne dévoile jamais le véritable enjeu du film. Elle se fait passer pour une bande de fous inoffensifs en route vers l’Afrique du Sud. « Nous savions que nous étions fichés. Pour montrer patte blanche, nous avions monté un petit film romantique sur le voyage en ULM avec de la belle musique que nous projetions régulièrement. Pendant 15 jours, nous avons accumulé un maximum d’informations. Nous avions appris que le Sud-Soudan était truffé de plusieurs millions de mines antipersonnelles après ces 24 années de guerre, et qu’il en restait beaucoup sur les aérodromes. Nous étions vraiment sur les dents. »
Au cœur de la poudrière
Le film démarre véritablement au Sud-Soudan qui condense les enjeux de la colonisation passée et présente. A la fin du 19ème siècle, il est convoité par les Français et les Anglais qui, au lieu de se faire la guerre, décident de se partager le territoire, lors de la crise de Fachoda, un incident diplomatique entre les deux forces en présence. Plus d’un siècle plus tard, après la partition du pays, ce sont les Américains au Sud et les Chinois au Nord qui exploitent les colossales ressources pétrolières et minières du pays. « La situation actuelle renvoie de façon vertigineuse à ce qui s’est passé, il y a plus d’un siècle. Le film de Hubert Sauper raconte que les mécanismes de la colonisation sont restés les mêmes : investir un pays, adopter un discours moraliste et piller les richesses humaines et celles du sol. »
L’équipe met un mois à traverser le Sud-Soudan, rarement survolé par un ULM. L’appareil se pose sur un grand aéroport tout neuf et rutilant, mais privé, construit par les Chinois qui exploitent le pétrole. « Nous continuons à jouer les naïfs. Nous avions trouvé l’astuce de nous habiller en pilotes. J’avais des galons mais je n’ai jamais su quel était mon grade ! Du coup, les militaires qui, auparavant, nous demandaient nos papiers, nous saluaient comme des collègues. »
L’équipe est accueillie sur une exploitation pétrolière et sympathise avec les cadres soudanais et chinois. Elle fait croire que l’ULM est en panne et passe 10 jours à filmer dans ces lieux. « Ces cadres sont de braves pères de famille qui semblent ne pas avoir conscience du pillage et des dégâts provoqués par les puissances occidentales. Sauf que Hubert va rencontrer des Soudanais qui vivent à proximité et constate que les nappes d’eau sont empoisonnées par le pétrole et que la prostitution et la pauvreté sont très développées. La démarche du réalisateur qui relève parfois de l’infiltration n’est jamais orientée contre les personnes mais contre la logique destructrice des hyper puissants . » A Kodok, l’accueil est franchement hostile. Un millier de militaires armés jusqu’aux dents s’apprête à faire la guerre avec le Nord. Les filmeurs sont embastillés dans une maison avec interdiction d’en sortir. Une nuit, les militaires encerclent la maison en entonnant des chants guerriers. « Nous filmons tout en cachette avec la caméra ou avec nos portables. Ce sont les moments névralgiques qui vont constituer les séquences du film. La grande force de Hubert est d’y plonger avec sa caméra . »
Au final, tout ce qui reste dans le film aura été tourné au Soudan jusqu’à la fin 2012, au moment de la partition entre le Nord et le Sud. Alors qu’il est déjà en montage, Hubert Sauper apprend que des évangélistes américains parcourent le Sud du pays et qu’en l’espace de quelques mois, 10% des terres ont été achetées pour une bouchée de pain par des entrepreneurs étrangers. Il retourne sur place pour terminer son film avant de s’enfermer pendant deux ans pour monter plusieurs centaines d’heures de rushes. Xavier qui n’a pas participé à la totalité du tournage intervient à nouveau lors de la post-production. « Hubert a travaillé avec deux grandes monteuses, Cathie Dambel et Denise Vindevogel, cette dernière ayant déjà collaboré sur « Le cauchemar de Darwin ». Mais il a l’habitude de reprendre les choses en main. Il a besoin d’avoir la maîtrise totale de son projet depuis le premier boulon de l’ULM jusqu’à la fin du montage. Il va au bout d’un processus pour sauver la moindre des images. Les rushes font la compétition entre eux dans un principe concurrentiel pour gagner leur place dans le film. » Xavier passe des heures au montage et produit de copieuses synthèses. Et comme le réalisateur peine à trouver son film, il fait appel à Yves Deschamps, le monteur des Choristes, qui trouve la structure en quelques jours. « C’était magique : le film était enfin dans le bon sens après deux ans de montage ! »
Xavier ne regrette pas d’avoir vécu cette expérience forte, même s’il avoue avoir parfois ressenti « une forme d’adrénaline plutôt troublante ». « J’ai eu la chance de travailler avec un grand cinéaste. Hubert a la conviction que c’est l’engagement sur le terrain qui permet de réaliser un film et qu’il faut donner le maximum de soi. J’ai beaucoup appris, échangé, j’ai pris la mesure de ce qu’est un long métrage à l’international. » Sorti en Autriche, puis aux Etats-Unis en début d’année, « We come as friends’’ (1) poursuit sa tournée mondiale et arrivera prochainement sur les écrans français. Xavier a accompagné Sauper à Amsterdam et à Berlin, le film a été primé dans les plus grands festivals dont Sundance aux Etats-Unis. Il se réjouit que cette aventure risquée ait encore renforcé son amitié avec Hubert Sauper. « Pendant le tournage, on ne s’est engueulés que lorsqu’il me piquait mes affaires. Je le menaçais : si tu veux des médicaments, rends-moi mes chaussettes ! »
Nathalie Marcault
(1) We come as friends, un film de Hubert Sauper, 110 mn, produit par Gabriele Kranzelbinder et Hubert Sauper, distribution Le Pacte. Photo de Une © Hubert Sauper. WCAF
La formation, un second métier
En l’espace de 20 ans, Xavier Liébard aura monté une centaine d’ateliers pour des publics très divers : élèves des dispositifs Collégiens et Lycéens au Cinéma, professeurs et médiathécaires, ou professionnels en formation continue. Il intervient dans des universités, pour le compte d’établissements publics comme Ciclic, la Maison de l’Image de Basse-Normandie, ou encore pour la Fémis dont il a, plusieurs fois, encadré les universités d’été destinées à des réalisateurs de pays émergents. La formation est devenue pour lui un second métier. Mais, prévient-il, à condition d’éviter les deux principaux écueils de la pédagogie que sont « la répétition et la tentation de devenir enseignant à plein temps en oubliant de pratiquer son métier ». Car c’est bien pour questionner et partager une pratique professionnelle que le réalisateur nantais confronte son savoir-faire à d’autres regards, ici en France, ou à des cultures différentes, à l’étranger.
A la demande de L’Ecole des Arts et du Cinéma, il est retourné en Tunisie avant, puis juste après la Révolution de Jasmin. « J’ai formé des étudiants qui avaient une connaissance très limitée du cinéma documentaire mais une grande soif d’apprendre, c’était compliqué sous une dictature. Puis, après la chute de Ben Ali, dans le cadre de leur formation, et parce qu’ils étaient considérés comme les porteurs de cette révolution qui était aussi celle des réseaux sociaux, ils sont sortis dans la rue tunisienne en plein bouillonnement pour filmer l’histoire en marche. Je les incitais à garder leur peur comme indicateur et à ne pas prendre de risques démesurés. » A son retour en France, Xavier garde le contact avec la plupart d’entre eux. « C’était troublant de voir ces jeunes gens très courageux poser sur Facebook avec des gilets pare-balles et annoncer qu’ils partaient au front pour le compte de tel ou tel média occidental. Je pense notamment à Amine Boukhris qui a couvert les trois révolutions, la Tunisienne, la Libyenne et l’Egyptienne. Il en a tiré un documentaire War reporter qui a été diffusé partout dans le monde. Heureusement, aucun d’entre eux n’a été ni tué ni blessé. »
Des labos d’Angers aux labos d’Alger
Xavier retrouvera le Maghreb en juin prochain. Pour la deuxième fois, il va animer un atelier pour une vingtaine de professionnels algériens. Cette formation est une extension des Labos d’Angers, qu’il a créés à la demande de Xavier Massé, l’administrateur général du Festival Premiers Plans. Cet atelier-marathon dont la 5ème édition aura lieu en août prochain s’adresse à des « amateurs éclairés » qui ont envie de se frotter à la réalisation d’un film documentaire. Pénélope Lamoureux, chargée de mission culturelle à l’ambassade de France à Alger, qui participait à l’édition 2013, a proposé ‘’d’exporter’’ l’idée du laboratoire en l’adaptant aux besoins des professionnels algériens.
Le documentariste nantais et l’ingénieur du son Arnaud Marten ont alors imaginé une formation sur-mesure privilégiant le son. « Les professionnels savent cadrer mais ils sous-exploitent les possibilités sonores du documentaire. Ils ont notamment réalisé des petites formes purement sonores que les spectateurs écoutaient dans le noir, ce qui permet d’inverser l’ordre des priorités. » Dans le prolongement de ces ateliers, il y a l’idée de développer les co-productions entre la France et l’Algérie. « De nombreux cinéastes du monde arabe défendent l’idée de la co-production pour réaliser leurs films et ils ont bien raison. Nous ne sommes pas du tout dans un rapport néo-colonialiste, ce qui serait dangereux, mais dans un principe de collaboration. De grands réalisateurs algériens comme Malek Bensmail sont aussi venus donner des master-class en France. Il est essentiel que la collaboration aille dans les deux sens.» Pour Xavier Liébard, la pédagogie est aussi devenue « un moyen de découvrir un pays de l’intérieur ».
N.M.
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