Un parcours multiforme dans une ville au visage remodelé par la guerre, une enquête interactive en terres normandes, ou une proposition touristique décalée : trois producteurs et un réalisateur rapportent leur première expérience de projets interactifs créés pour le web. Ces créations et leur mise en œuvre montrent combien langage cinématographique et modèles de production se trouvent remaniés par l’inscription en ligne.
Pour animer cette table ronde : Céline Durand, directrice de Films en Bretagne et Vincent Leclercq, directeur de l’Audiovisuel et de la création numérique au CNC, qui ouvre ces échanges au titre de sa précédente fonction pleine d’ « expériences interactives ». L’ancien directeur général de Pictanovo (1) y menait – il y a encore quatre mois – une politique particulière en faveur des projets web et transmedia. Mis en place depuis 5 ans, Expériences interactives est un fonds de soutien spécifique destiné à des œuvres d’artistes naviguant entre le champ documentaire, le jeu, la vidéo. Associé pour ce dispositif à d’autres fonds, belges notamment, Pictanovo a donc financé une centaine de projets de ce genre. Vincent Leclercq les décrit comme « des rencontres improbables où il s’agissait toujours de raconter une histoire, de réunir des créatifs avec des cultures différentes, de créer un univers graphique et de l’interactivité, de chercher à rencontrer « la communauté » ». Beaucoup d’interlocuteurs donc au service d’une envie multiforme, un brassage d’individus qui n’ont pas les mêmes références et qui devront appréhender au mieux la culture de l’autre et les objectifs multiples qu’ils se sont donnés. Et si tout ça n’était qu’affaire de communication ?
Semi-satisfaction ou expérience fondatrice
Autour de la « table » se succèderont trois producteurs : Marie Dumoulin, Les Docs du Nord, Jérôme Duc-Maugé, Cocottesminute productions, Olivier Lambert, Lumento, un auteur-réalisateur Romain Jeanticou et Chloé Leprince, responsable des contenus numériques à Radio France. Si leurs expériences diffèrent, tous s’accordent sur la singularité des modes de fabrication dé-linéarisée : créer pour le web est une nouvelle démarche et pas seulement une adaptation des usages de productions linéaires. « On sait qu’il y a beaucoup moins d’argent qu’à la télévision, qu’il n’y a plus de budget garanti, que la prise de risque prend tout son sens et qu’il s’agit de travailler avec des nouveaux amis. Amis qui n’ont pas les mêmes compétences, encore moins le même « câblage » », annonce Vincent Leclercq.
Ce qui frappe, à suivre ces deux heures de témoignages et d’échanges, c’est la différence de ressenti des porteurs de projets : « Semi-satisfaction » pour l’une, « projet revu à la baisse et manque de temps » pour l’autre et sentiment d’avoir « créé un objet très conforme aux envies des réalisateurs » pour le troisième. Querelle des Classiques et des Modernes ? Rien n’est aussi simple même si les producteurs les moins « heureux » quant à cette expérience travaillaient jusqu’ici plutôt pour la télévision. Si Marie Dumoulin et Jérôme Duc-Mauger racontent « un monde à découvrir », ils se sont lancés « dans l’aventure du web » avec une ambition évidente et une grande envie de découverte.
Pour Marie Dumoulin, c’est d’abord le désir d’accompagner un de ses réalisateurs, couplé à une opportunité de production, qui préside à 13 fois Dunkerque. Le projet naît de la découverte par le cinéaste Frédéric Touchard d’une archive. Des images qui livrent un visage méconnu de cette ville quasi entièrement détruite en 1945 et déjà le documentariste imagine une histoire qu’il veut proposer sur différents médias : la télévision avec un 52 minutes, Internet avec ce qui sera son premier web-documentaire et une installation vidéo dans la ville. Marie Dumoulin se lance dans l’aventure, très vite épaulée par des soutiens financiers nombreux (2).
« Bouleversé par un film d’archive montrant Dunkerque en 1913, un voyageur se rend sur place et prend conscience de ce qui persiste d’une ville assez largement détruite au coeur des deux derniers conflits mondiaux. Dans une approche à la fois poétique, urbaniste, politique, vagabonde (…), en 13 trajets et rencontres à travers la ville, il va tenter de saisir quelque chose de l’esprit de Dunkerque. »
« Visitez l’Europe en 5 minutes ! Des canaux de Venise aux stations de ski autrichiennes en passant par les plages bondées de Benidorm… A chaque destination, un lieu à découvrir sur le ton de la comédie documentaire. L’ensemble des actions réalisées par les visiteurs est pris en compte pour modifier le voyage des internautes suivants. Et leurs propres choix sont aiguillés par les propositions des internautes qui les ont précédés. Qu’ils le veuillent ou non, leurs voyages ont été influencés par la masse. »
Jérôme Duc-Maugé rapporte une autre histoire. C’est une stratégie de développement de sa société, basée à Lyon, plus qu’un projet qui le fait basculer vers le web. « Chaque nouveau projet amenait cette question : est-ce pertinent pour le web, au niveau de la diffusion comme de la création ? », précise-t-il. Il rencontre des auteurs-réalisateurs qui investissent ce champ dont Andres Jarach, réalisateur de leur futur projet commun #Checkin. « Sa naissance a été très rapide, évidente. Le tourisme est un pur sujet web, que ce soit pour le choix, la préparation, le vécu et le partage, tout se fait via Internet. » Jérôme Duc-Maugé trouve lui aussi des partenaires pour développer puis produire son projet et comme Marie Dumoulin, ils disposent d’une belle assise financière. Les écueils ont pour eux résidé ailleurs.
Contraintes techniques
L’un des indéniables problèmes est la différence de langage entre le monde du broadcast – diffusion télévisuelle classique – et celui du web. On aura d’ailleurs pu percevoir le glissement lexical au fil de l’après-midi avec l’entrée dans les discussions du trio à l’initiative du Mystère de Grimouville définitivement rompu au jargon numérique. Marie Dumoulin, elle, s’en excuse presque, « on a eu du mal à dialoguer quand on est entré en fabrication ». Un problème de langage doublé de contraintes techniques spécifiques et qui ont parfois bridé l’ambition du réalisateur. « On a découvert qu’on ne pourrait pas développer la partie contributive du site comme on l’avait imaginé. À un moment, on s’est mal compris. Ensuite format et architecture sont en quelque sorte figés et on ne peut plus revenir en arrière. C’est un de nos grands regrets ! ». Jérôme Duc-Maugé confirme que « l’ergonomie pleine et satisfaisante est difficile à atteindre du fait des nombreuses contraintes techniques du web. » Il pointe également la gestion du temps comme un autre point délicat : c’est une vraie gageure de jongler entre des engagements contractuels précis et une force d’intervention à géométrie variable de l’agence de création de contenus numériques, à qui l’on confie l’ingénierie. « On était dans une démarche d’apprentissage d’un nouveau métier et avancer dans un temps court n’est pas très confortable. »
Anticiper ensemble
La solution semble être de croiser les deux mondes, création et fabrication, très en amont, de partager l’écriture dans une association plus intime, plus fine et préalable. « Il existe une écriture spécifique pour le web. Il faut y intégrer ce qui concerne la navigation, imaginer ce que les gens iront voir et fouiller, comment ils pourront contribuer et pour tout cela on a besoin du webmaster », sait maintenant Marie Dumoulin. Commencer ensemble, c’est aussi s’assurer que le réalisateur et l’équipe numérique se comprendront mieux. Et Vincent Leclercq de scander, « ce n’est qu’en maîtrisant la technologie qu’on pourra rajouter du contenu. Et il ne faut pas non plus négliger l’expérimentation. C’est important de tester des phases de travail auprès d’un public avant de retourner sur l’ouvrage, car tout ne réussit pas tout de suite ». Le récit des créateurs du Mystère de Grimouville confirme ces principes, tout en soulevant d’autres questions, notamment de réalisme économique.
S’ils ont réussi à éviter trop de frustrations en concevant un projet qu’il qualifie eux-même de simple dans sa fabrication, c’est en adoptant une « grammaire en adéquation au projet », précise le producteur Olivier Lambert de Lumento. Romain Jeanticou, l’un des réalisateurs, se rappelle : « on était encore à l’école (Centre de Formation des Journalistes, ndlr) et on devait faire une enquête. On a entendu parler de ce serial colleur normand et on a eu tout de suite envie d’un projet simple avec un début et une fin, centré autour de l’histoire, avec assez peu d’interactivité. On ne cherchait pas à créer une expérience améliorée avec plein de contenus. On a dessiné l’architecture du projet dans le train et ensuite on s’y est tenu. » Raconter cette histoire de manière presque linéaire a été le principe qui a fédéré l’équipe créative, technique et de diffusion. « C’est ce qui a motivé Radio France pour entrer sur le projet. Aller plutôt vers l’histoire est de bonne augure pour le numérique en 2014 ! » affirme Chloé Leprince.
Ce vœu de « simplicité » leur aura également permis d’avancer à leur manière, « un peu naïvement, confesse Romain Jeanticou, suivant le principe du Do it yourself et dans le désordre, parce qu’on découvrait les choses au fur et à mesure. La presse allant mal, on est partis du principe qu’il vaut mieux faire soi-même. » Les créateurs de Grimouville, réalisateurs comme producteur, font partie de cette catégorie de professionnels qu’on qualifie d’émergents et « pour se faire une place, on s’est adapté à ce que l’on est », atteste Olivier Lambert. Et à ce titre, ils se satisfont d’être hors cadre, « être libre, c’est un super moteur à la création ! », ajoute Romain, même si cela implique de travailler avec un budget considérablement réduit.
Marie Dumoulin aura réuni presque vingt fois plus de numéraire que le budget de Grimouville, plafonné à 12 500 euros et constitué d’une bourse d’écriture (Brouillon d’un rêve de la Scam), d’un financement collaboratif et de l’achat de droits de Radio France. Une situation économique plus que précaire qui n’offre qu’une rémunération symbolique aux créateurs et qui ne satisfait pas leur diffuseur : « Radio France ne fera pas d’autres « Grimouville ». Nous ne souhaitons pas engendrer du dumping social. Ne pas tous se payer est leur choix, que nous n’avons pas pu infléchir puisque nous arrivions très tard sur le projet mais c’est désolant », regrette Chloé Leprince. Elle précise : « nous souhaitons continuer à accompagner des projets transmedia, en coproduisant dix à douze projets par an, et nous placer comme un petit labo de recherche-développement. Ces projets web natifs, on les veut pensés par et pour notre média et sa spécificité : nous sommes une maison d’oralité. Produire quelque chose qui nous ressemble et qui colle aux usages nouveaux est selon moi la meilleure manière de développer du numérique de manière pérenne. »
La technologie numérique mise au service de la narration, un travail collaboratif le plus précoce possible, le tout associé à une vision éditoriale affirmée, pourrait-on conclure…
Elodie Sonnefraud
(1) Association résultant de la fusion du CRRAV – gestionnaire du fonds d’aide de la Région Nord-Pas-de-Calais – et du Pôle Image de cette région.
(2) Opal’TV, WEO, Télés Nord-Pas-de-Calais, ASTV, OEil pour oeil, Pictanovo, CRRAV Nord-Pas-de-Calais, Capitale Régionale de la Culture Dunkerque 2013, Centre National de la Cinématographie et de l’image animée et Procirep-Angoa.
13 x Dunkerque de Frédéric Touchard – 2013
Une production Les Docs du Nord, Opal’TV, WEO, Télés Nord-Pas-de-Calais, ASTV, OEil pour oeil, Pictanovo, CRRAV Nord-Pas-de-Calais avec le soutien de la Région Nord-Pas-de Calais, et le soutien de Capitale Régionale de la Culture Dunkerque 2013, du Centre National de la Cinématographie et de l’image animée et de la PROCIREP et de l’ANGOA.
À découvrir sur : www.13foisdunkerque.fr # Checkin d’Andres Jarach – 2014
Une production cocottesminute productions / ARTE. En collaboration avec Nineteen. Avec le soutien de Rhône-Alpes Cinéma et de la Région Rhône-Alpes.
À découvrir sur : checkin.arte.tv Le Mystère de Grimouville de Romain Jeanticou et Charles-Henry Groult – 2013
Une production Lumento / Radio France nouveaux médias (France Bleu). Avec le soutien de la Scam.
Ce webdocumentaire interactif a été récompensé du prix INSIDE Web&Doc Figra 2013.
À découvrir sur : francebleu.fr et télérama.fr.