Dizale, l’association qui administre BreizhVod, premier site brittophone de vidéo à la demande, vient de franchir un cap en doublant en breton et diffusant un film interdit au moins de 18 ans. 9 songs de Michael Winterbottom est un film non classé X mais montrant de l’amour explicite sur une bande son très Rock’n roll. Désacralisation de la langue bretonne, ou conquête d’un nouveau public ? Analyse d’un phénomène qui dépasse le cadre du cinéma.
« Des mots qui font rougir, des mots que l’on prononce tout bas » (in Breizh Erotik)
Les Bretons sont des gens pudiques qui ne savent pas parler d’amour. Un poncif dont le cinéma s’empare de temps à autre, avec discrétion. Cette question a en effet déjà été traitée dans un documentaire de Roland Thépot intitulé Breizh Erotik et diffusé en troisième partie de soirée sur France 3 Bretagne en 2012. Le réalisateur faisait appel à des anonymes, des artistes bretons ou de Bretagne pour témoigner de cette pudeur à l’oeuvre dans nos relations sociales.
Il s’agit peut être d’une question de vocabulaire comme le soulignent plusieurs témoins parlant de Yod Kerc’h, revue coquine en breton des années 70. À cette époque de libération sexuelle, un groupe d’étudiants bretons se lancent dans l’édition d’un fanzine, littéralement « bouillie d’avoine », qui raconte des histoires de fesses en breton… Les auteurs manquant de termes pour écrire leurs papiers se mettent à fouiller la littérature bretonne, les dictionnaires et autres traités sur la nature et la culture bretonnes. Apparaît alors un vocabulaire du sexe riche, imagé, avec lequel les auteurs de Yod Kerc’h tracent les contours d’une nouvelle époque, décomplexée et libérée des carcans traditionnels.
Désacraliser la langue bretonne et la sortir du formol
Laurent Scavennec, directeur artistique de Dizale et spécialiste du doublage en breton, pense que la langue bretonne reste sacralisée car on l’enseigne à travers la littérature. Comment faire du breton une langue du quotidien aussi bien utilisée entre ami autour d’un verre, pour parler philosophie ou bien pour faire l’amour ?
« J’avais lu dans Courrier International, que les Catalans pour sauvergarder la langue catalane se sont mis à subventionner la production des films classés X », rapporte Samuel Julien, directeur de Dizale. « Nous avions envoyé les Bretons dans l’espace en doublant des films comme Appolo 13 ou dans l’Angleterre de Shakespeare avec Shakespeare in Love. Nous disposons également de beaucoup d’heures de programme jeunesse, Spirou et Fantazio, l’âne Trotro, Petit Ours brun. Il nous manquait une catégorie destinée à un public adulte », nous explique Laurent. Et le projet de doublage de 9 songs de germer…
Le nombre de brittophones dans le monde est évalué à 200 000. La moitié n’est que peu concernée par le numérique (les plus de 70 ans), un autre quart est trop jeune pour se constituer une filmothèque sur Internet. Le nombre de spectateurs pouvant utiliser BreizhVod est estimé au minimum à 20 000. « Il faut pouvoir répondre aux envies de ces 20 000 spectateurs en proposant des programmes variés et innovants. BreizhVod n’a pas pour vocation de faire de l’éducation à l’image mais bien de diffuser la langue bretonne par le cinéma dans toute sa diversité », précise Samuel. Loin l’idée de produire ce genre de films avec le soutien de la région Bretagne mais il fallait ouvrir une porte ne serait-ce que pour le débat ait lieu.
Le premier film érotique doublé en breton est né
Pas question de doubler un film pornographique, ce genre de production ne présentant aucun intérêt sur le plan langagier et véhiculant une image négative de la femme. Il fallait trouver un film d’auteur où la sexualité est traitée sur le mode du désir et de la sensualité. Le choix s’est porté sur ce film de 2004 de Michael Winterbottom qui raconte une histoire d’amour aux accents romantiques avec l’énergie du Rock’n roll. Dizale se trouvant en capacité d’autofinancement, Samuel réussit à négocier rapidement les droits du film et le doublage débute en avril 2013. Pour Marion Gwenn et Tangi Merien les doubleurs de Lisa et Matt, c’est une première. Marion est une habituée des studios de Dizale où elle prête sa voix à de petites bêtes ou de petits garçons. C’est son premier rôle de femme ! Tangi, jeune comédien, a souvent blagué avec ses amis sur le sujet. Il est plutôt fier d’avoir pu passer à l’acte, qui plus est en langue bretonne. Il ne regrette rien et il espère que le film plaira à son entourage… Tous deux concèdent qu’ils ne savaient pas trop dans quelle aventure ils s’embarquaient, mais qu’au final « tout s’est bien passé, on ne regrette rien ! »
À l’heure du premier bilan
En ligne depuis le 26 mai 2013, le film a été téléchargé, loué ou commandé en DVD une cinquantaine de fois en l’espace d’un mois. 9 songs est le deuxième titre le plus vendu après L’âne Trotro, c’est une réelle surprise pour le directeur de Dizale. « De nouvelles personnes se sont inscrites sur BreizhVod pour télécharger ce film, puis elles ont découvert d’autres films. Les profils sont variés, hommes, femmes, de tout âge. Un internaute a notamment spécifié qu’il avait bien l’âge de regarder ce film puisqu’il est né pendant la grande guerre ! » Le projet a également bénéficié d’une couverture médiatique inattendue sur le plan national révélant parfois une certaine ignorance de la diversité culturelle française. Si les journalistes relèvent le plus souvent l’incongruité d’un « film porno doublé en breton », la majorité a bien compris l’intérêt que cela comporte pour faire vivre la langue bretonne. Comme pour Yod Kerc’h, ce fanzine des années 70, le projet 9 songs est porteur d’une autre vision de la société. Le sexe n’est qu’un prétexte pour en parler…
Pauline Burguin
Photo de la revue Yod Kerc’h © Rhisiart Hincks