Mikhaël Hers, un cinéma où l’ineffable trouve à s’incarner


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Mikhaël Hers


De la petite musique des jours enfuis à un ancrage plus résolu dans une partition d’aujourd’hui, de Charell à Amanda, le cinéma de Mikhaël Hers prend depuis ses débuts le parti de jouer sur la portée de l’intimité. A l’occasion de ses trente ans, Travelling offrait une rétrospective presque intégrale à ce cinéaste familier de la métropole bretonne pour y avoir souvent été invité. Un compagnonnage au long cours qui trouvait là une forme d’apogée, enrichi d’une masterclass, et d’un entretien qu’il a bien voulu nous accorder. Une tentative de dire l’infime, d’éclairer sans le dévoiler le mystère de sa « fabrique des sentiments ».

On parle de lui comme d’un aquarelliste, ou d’un impressionniste. Mikhaël Hers est avant tout mélomane, qui a grandi dans une famille où l’on écoutait des musiques de films et qui a développé une culture pop très jeune, avant de se passionner pour la pop rock. C’est d’ailleurs comme une partition musicale qu’il entend composer ses films, sans rien poser sur aucune portée avant d’avoir trouvé la clé du récit, et d’avoir su la développer.

Tout, dès l’invention du prochain film, en appelle à l’intériorité, qu’il est si difficile de traduire en mots, en images et en sons. Ainsi vit-il avec des lieux, des personnages et des évènements – ou des non-évènements, qui tissent pareillement le ramage de nos vies – jusqu’à ce que le moment soit venu de les matérialiser sur le papier, avant de les filmer. C’est sans doute cette genèse singulière et un désir diffus qui tend avec le temps – et sur le « plateau » finalement– à se préciser, et à s’incarner, tout cela qui donne à son cinéma ce ton si particulier. Lui qui dit écrire ses dialogues avec une grande facilité, n’y place cependant rien, bien souvent, que la banalité des échanges en milieux tempérés, par quoi il fait passer bien autre chose, de l’ordre de l’invisible, de la fugacité d’un regard, et de ces sentiments si difficiles à dire, et à partager.
C’est dans l’observation et l’écoute, l’enregistrement des bruissements de la vie et la captation des sensations, que se nichent pour lui le mystère et la grâce d’existences que son cinéma, dans la répétition-même de ses motifs, finit par rendre exemplaires.

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Memory Lane


Mikhaël Hers grandit dans la banlieue réputée riche de l’Ouest parisien – Boulogne-Billancourt – dans une famille de la classe moyenne. Ne sachant raconter que ce qu’il connaît, c’est là qu’il pose les décors de ce qu’il considère comme un premier cycle dans sa filmographie, de Primrose Hill (2007) à Memory Lane (2010), et à l’exception de Montparnasse (2009), dont les trois parties se déroulent dans le quartier de la gare parisienne. Il cadre les éléments naturels de ces environnements comme des respirations et fait systématiquement prendre de la hauteur à ces personnages en leur offrant des terrasses, des collines ou des balcons comme des belvédères, leur permettant de se dégager des contraintes d’en-bas pour se poser, mieux éprouver, et s’exprimer.

Si avec Ce sentiment de l’été (2016), le cinéaste fragmente son récit en trois instances géographiques – Berlin, Paris et New York – cette nature et les décors restent pour lui familiers, et ne créent pas seulement une atmosphère : ils ont un rôle à jouer dans l’éclosion et la diffusion des sensations.  Pour lui, chaque élément du film, soit le film en entier, fait sens et sensation. Un film comme un corps qu’il serait vain de démembrer.

Cette proximité de l’auteur avec les histoires qu’il met en scène, c’est d’abord quelque chose de l’ordre de la citation et d’une reconnaissance : un goût pour l’errance et le sensible captés dans les œuvres de Modiano, dont il fait l’adaptation dans son premier moyen-métrage, Charell (2006). Ces ponts seront plus diffus par la suite – l’utilisation de la musique, et des musiciens comme acteurs du film mis à part – son cinéma étant imprégné de sa passion pour Rohmer, sans en emprunter les codes tout à fait. Il se fait de plus en plus personnel dans le même mouvement qui lui fait quitter une manière de pré carré pour affronter le monde, s’y risquer.

A l’instar des trajectoires de ses premiers personnages, son cinéma est d’abord erratique et l’on pourrait presque dire en voyant Amanda (2018) aujourd’hui, qu’il s’est cherché, et construit jusqu’ici, pour lui permettre d’en arriver là : une œuvre qui échappe désormais tout à fait au milieu et reprend avec plus de distance et de nuances ces motifs qui, d’une certaine façon, l’enfermait, pour s’ouvrir au monde en grand, intensément, et prendre le pouls de notre époque. Toujours par le biais de ses turbulences, des sensations, et des sentiments. Dans une mélancolie qui se fait de plus en plus douce. Et toujours dans un parcours vers la lumière, de moins en moins crépusculaire. Si l’été est pour lui, depuis toujours, la saison idéale pour son exploration du sensible, il n’existe jamais aussi pleinement, riche de ses mille contrastes, que dans Amanda.

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Amanda


Dans ses « premiers » films, la joie d’être ensemble et celle d’être ici et maintenant est toujours nuancée par la manifestation d’un mal de vivre ou d’un mal à vivre, plus ou moins provisoire, et qui trouve ou non sa cause. Parmi ces causes qui produisent les mêmes effets, il y a la disparition, et le deuil. On pourrait dire que tout le cinéma de Mikhaël Hers puise ses ressources dans une économie de la perte.
Qu’il s’agisse de la mort qui rôde, ou de celle qui marque bel et bien la fin, brutale et sans appel, qu’il s’agisse de la sensation plus vaporeuse d’une menace ou d’une disjonction, ou de la fin d’un monde – celui de l’enfance et de l’adolescence – et d’une séparation concomitante d’avec un environnement protégé – une bulle – chaque nouveau récit nous met en prise avec l’ineffable dans nos vies.
Cette bulle, il y a donc toujours quelque chose ou quelqu’un pour la faire supposément éclater. L’extérieur n’est pas exempt de ces chroniques intimes et s’invite par touches qui rappellent le monde à soi, dans son altérité, sa violence, son emprise, même ténue. Des silhouettes viennent l’incarner, figures muettes ou plus intrusives, parfois récurrentes, tel ce vagabond, ou à un autre degré les skinheads, dans Memory Lane.

Mais paradoxalement, le choix de suivre des bandes, des familles, des individus dans leur relation au groupe, leurs amitiés et leurs amours liées, marquaient parfois une distance avec des figures dissoutes dans la modestie du récit. Avec Amanda, et le choix d’une focalisation sur un personnage, principal en prise avec une crise qui dépasse la sphère de l’intime et l’obligera à quitter une manière de grande enfance pour faire le choix précoce de la paternité, le cinéma de Mikhaël Hers – sans dénier en rien les films qui l’ont précédé – gagne en force et trouve d’évidence à s’incarner.

Dans Amanda, où la perte change d’échelle pour toucher le monde entier, avec l’irruption d’une actualité collective – celle d’attentats terroristes – le film dépasse le singulier pour parler de destinées plurielles, d’une intimité plus accessible et mieux partagée.
Ce film, à n’en pas douter, est celui de la maturité. Et d’une mélodie des sentiments au-dessus de laquelle on entend s’élever le multiple plutôt que le singulier, l’harmonique.

Gaell B. Lerays