L'urgence d'inventer - un reportage de Pauline Burguin (1/2)


Il y a 6 semaines, le confinement démarrait. Abasourdie par la situation, je suis scotchée aux écrans. Pour certaines personnes le temps s’arrête brutalement, pour les soignants, il s’accélère dangereusement. À la radio, à la télé, sur les réseaux, l’orchestre national se met en branle. Jouons l’union sacrée, une grande catastrophe se prépare… Que penser ? Qui croire ? Mon activité cérébrale devient incohérente. J’essaye de me remettre au travail entre l’atelier pâte à modeler, le plein de course, la sortie journalière dans un rayon de 1 km2. Rien. Le néant. La sidération persiste et stérilise mon imaginaire. Déclic cognitif, je prends mon téléphone pour appeler des auteurs. Mettre des mots sur nos émotions, c’est être à nouveau dans l’action de penser. Maintenant, il y a l’urgence d’inventer…

 

Agathe Oléron

« Avant le confinement, je travaillais sur la création du coffret DVD de La Dame de Saint-Lunaire avec la toute jeune société de production et de distribution bretonne de Déborah Gillet, De Fil en Films. J’étais en train de monter les bonus avec Hervé Drézen. Nous avions fait quatre bonus sur les cinq… Je me retrouve à terminer seule le dernier bonus. Pour ce film, quatre projections étaient prévues, pour lesquelles j’intervenais sur des thèmes autour de la santé mentale et de l’art singulier. En avril, le magazine Causette a fait une double page sur le film. Malheureusement je ne suis pas sûre que beaucoup de personnes aient pu se le procurer. 
J’étais également dans l’écriture d’un film sur une maison hantée et le thème des maladies mentales. J’avais prêté des livres à différents témoins. Sans mes ouvrages, je peux difficilement avancer. 
Au début du confinement j’étais malade. Je suis restée fatiguée pendant 15 jours. Je me suis demandée si ce n’était pas le virus mais je ne le saurais jamais ! J’ai vécu un moment surréaliste. Depuis, ma vie redémarre et je vis plutôt bien ce moment suspendu. Je travaille chez moi au calme. J’ai la chance d’habiter à la campagne, c’est plutôt plaisant et apaisant, même si c’est bizarre de ne voir personne… J’ai mis en place un blog dans lequel je rédige une chronique quotidienne autour d’un élément inédit de La Dame de Saint-Lunaire. Pour chaque chronique, je choisis une image, une archive du film que je commente. Avec ce petit exercice quotidien, je me sens pleinement dans mon métier. Je fais du lien avec les lecteurs, je continue à tisser un réseau autour du film, cela me fait beaucoup de bien !

Je ne peux pas encore mesurer les conséquences de cette situation. Il est certain que l’annulation des projections de mon film n’auront pas les retombées attendues mais je relativise. Je n’étais pas en repérage ni tournage, je n’ai pas été arrêtée dans un processus de réalisation. Pour les personnes qui sont dans ce cas, cela doit être très difficile. J’ai aussi récupéré mon intermittence juste avant le confinement alors je suis assurée d’avoir l’assurance chômage pendant une petite année. Le fait de ne pas avoir de visibilité pour la suite ne doit pas me mettre en panique. Au travers de cette chronique quotidienne, je continue à faire du lien autour d’un projet existant. Ce blog n’aurait pas vu le jour sans cette situation. J’ai récupéré du temps, je suis dans un retour au calme que j’envisage aujourd’hui comme un apaisement. »

 

Agathe Oléron
© Sébastien Vitard

 

 

Thierry Machard

« Moi, « avant », j’accompagnais les premières projections de mon court-métrage En sortir et j’avançais sur l’écriture d’un documentaire commencé en janvier 2018. En février, j’apprends que je suis retenu pour la résidence Less Is More (LIM), organisée par Le Groupe Ouest, pour Trois chevaux, une adaptation du roman d’Erri de Luca. Pour me consacrer vraiment à ce programme, j’ai choisi de mettre entre parenthèses le projet de documentaire. Les projections de mon court-métrage ont toutes été annulées mais je ne m’en fais pas. Ce film existe, il va continuer à vivre.

Pour LIM, notre première session de travail était prévue en Pologne. Elle s’est transformée en télé-travail. D’abord deux sessions de 4h avec 33 personnes en visio-conférence puis, des séances en sous-groupe. Comme le dit Antoine Le Bos, cette rencontre « fresh and blood » s’est transformée en rencontres informatiques. On est tous frustrés de ne pas être ensemble. Quatre heures devant un écran à parler anglais, c’est très fatiguant. Mais ce rite « face caméra » à tout de même donné l’envie à chacun d’être prêt pour la suite. On avance dans notre intimité pour recevoir les projets des autres fin avril. Cela impose un rythme malgré tout. Seuls, avec nos histoires, on aurait pu s’enfoncer, face à nous même. Cela me sécurise beaucoup par rapport au temps qui passe, au temps présent.

Sincèrement, je ne vois pas de gros changement car j’ai une vie solitaire. J’ai toujours aimé la solitude, je l’admets. Les temps sociaux sont plutôt derrière moi. J’ai une « putain » de chance d’être confiné dans une vieille masure, un manoir du XVe siècle, au confort sommaire mais il y a de la place. Autour, 100 hectares de terre avec des animaux qui peuvent avoir besoin de moi. Un jeune chien, Justin, qui commence son adaptation au troupeau. J’ai un confinement qui ne ressemble pas à celui de mes amis, sans terrain, en appartement, avec des enfants. Je n’ai absolument pas le droit de me plaindre.
Des frustrations, de la colère, j’en ai. Ne pas pouvoir aller à Douarnenez, au Pôl.e¹, au café des Halles, Chez Jeanine. Ne pas serrer les gens que j’aime dans mes bras. Avant, j’avais beaucoup de colère stérile. Aujourd’hui, j’ai envie qu’elle m’aide à construire. Si je suis énervé, je vais fendre du bois ou enrouler une clôture. Je tâche de dissocier ma colère d’une forme de haine, une énergie électrique que j’ai envie de maîtriser, parce que l’occasion m’en ait donnée. Parmi les auteurs de LIM, certains travaillent sur des fictions politiques, des situations anxiogènes qui deviennent réelles. Il n’y aura qu’à sortir la caméra pour filmer le monde qui se révèle.

J’aborde ce milieu du cinéma et de l’écriture sur le tard avec un passif complètement différent. Et je me rends compte que ce milieu est aussi victime de cette même fuite en avant, d’une monétarisation croissante, de sexisme. Est-ce que ce monde-là va survivre ? Est-ce qu’il n’est pas temps de se poser des questions sur les financements du cinéma, la place des un·e·s et des autres ? Le cinéma est à l’image de ce qu’est la société. Pourquoi, comment continuer à faire des films avec 6, 7, 8 millions d’euros ? Et tous les autres films qui pourraient se faire avec peu de moyens ? Et tous les documentaires et court-métrages qu’on pourrait faire en payant de façon décente tous ceux qui y travaillent… Comment le monde de l’image va t’il ressortir de cette crise ? C’est peut-être notre rôle, avec les associations comme celles du Pôle d’envisager des solutions collectives. Les réponses individuelles n’existeront pas. Tu peux avoir ton joli jardin, mais tu n’auras jamais assez de terrain pour cultiver toutes les protéines dont tu as besoin. Nous avons besoin des autres. C’est comme pour le personnage de Trois chevaux : jusqu’à quel point cultiver son jardin, est-il suffisant pour vivre et se nourrir ? Peut-être allons nous apprendre dans cette crise, à trouver des moments de respirations. C’est une discipline. Pour un vieux con comme moi qui respire en allant promener son chien, ça va… »

¹Pôl.e Audiovisuel Douarnenez-Cornouaille

Thierry Machard
© Thierry Machard

 

 

Sandrine Ray

« Il y a bientôt trois ans, je suis revenue aux sources. En Bretagne, d’où ma mère est originaire, je venais passer des vacances. Je travaillais à Paris en tant que scénariste pour des groupes télévisuels français et j’ai réalisé des films importants pour moi. Toujours des films engagés sur les femmes. D’abord, Vivante, en 2002, avec lequel j’ai fait le tour du monde, La balade de Lucie, en 2013, et un documentaire contre l’esclavage moderne. Au sein d’Equinoxe, j’ai beaucoup appris auprès de scénaristes américains, une méthode, une façon d’aller au bout des choses. Et puis, un bouleversement familial m’a décidé à changer de vie. Il me fallait du temps et du recul pour encaisser. Face à la vie d’un enfant, est-ce que tout cela valait la peine ? Au bord de la mer, maintenant, je suis bien… 

Les cours d’Art dramatique que je donne au Cours Charmey à Vannes me remplissent de joie. Nous venons de terminer un clip avec les étudiants,  L’homme ou l’artiste. Mes cours se sont arrêtés en l’état mais nous avons mis en place un suivi par visio-conférence. 

Avant le confinement, je finissais tout juste d’écrire un projet de fiction que j’ai envoyé au FACCA et j’allais signer une convention d’écriture pour un documentaire en tant que co-autrice. Je travaillais aussi avec Thierry Bourcy au développement d’une série. Et puis j’ai commencé un nouveau roman.

 

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© Sandrine Ray

 

Aujourd’hui je gamberge plus que j’avance. J’ai du mal à être dans l’action. C’est assez troublant, comme si on nous maintenait en apnée. Le fait que l’on ne sache pas combien de temps cela va durer rend l’acte d’écrire très difficile. Je suis seule, j’ai du temps, je « devrais pouvoir ». J’avais tendance à m’insulter tous les jours parce que je n’y arrivais pas…

Et puis, j’ai entendu Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux, évoquer ses blocages. Je me suis sentie moins seule car il dit qu’il « craint moins le virus que notre normalité ». Il y a tellement de mensonges, de manipulation que ça me bouffe le cerveau. Le fait que l’on nous parle comme à des enfants, cette injonction autoritaire à s’isoler m’empêche d’avoir l’esprit libre.

C’est sur mon roman que je réfléchis le plus. Ce matin, je me suis réveillée avec l’envie d’écrire une histoire moins personnelle et plus sociale. J’ai un projet de documentaire qui remonte à trois, quatre ans, et qui n’a pas pu se faire. Sur la chair à canon, le prolétariat. Et tout d’un coup ressurgit ce désir profond de parler de la société dans laquelle on vit. Plus précisément toutes ces femmes qu’on envoie à la boucherie : femmes de ménage, aide-soignantes, infirmières… »

 

Propos recueillis par Pauline Burguin